Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !
Logo du site
Dossier : Faut-il toujours payer ses dettes ?

David Graeber contre l'argent sacré

David Graeber (à gauche) à l'Université d'Amsterdam, 2015. Crédits : Guido van Nispen (CC BY 2.0)
David Graeber (à gauche) à l'Université d'Amsterdam, 2015. Crédits : Guido van Nispen (CC BY 2.0)

L’anthropologue anarchiste invitait à repenser la dette et les « vérités économiques » pour remettre les droits humains et la démocratie au centre. Hommage à sa pensée iconoclaste.


Figure d’Occupy Wall Street, professeur d’anthropologie à la London School of Economics et militant anarchiste aux mille visages, David Graeber est sans nul doute la personne qui a le mieux révélé les ficelles que cadre la maxime selon laquelle « à la fin, il faut bien que la dette soit remboursée1 ».

Décédé subitement le 2 septembre 2020, Graeber avait une lucidité hors du commun. Au cours des vingt dernières années, ses ouvrages sur la bureaucratie, la démocratie directe, la figure du roi dans les États modernes, les théories de la valeur ou l’absurdité du monde du travail ont façonné l’imaginaire politique de centaines de milliers d’universitaires, militants et activistes dans le monde. Mais c’est surtout pour un livre paru aux États-Unis en 2011, au titre pourtant aride, Dette. 5 000 ans d’histoire2, qu’il est devenu, aux yeux du grand public, l’un des penseurs les plus influents du début du XXIe siècle.

Dans cet ouvrage vendu à plus de 100 000 exemplaires, Graeber réalise un véritable tour de force, conjuguant une vaste érudition et un style vivant pour s’attaquer à une grande diversité de « vérités économiques » : le mythe du troc et l’origine de la monnaie, les relations entre capitalisme et État, les origines du patriarcat, les impensés du discours sur la propriété privée, la signification anthropologique de la dette. Avec cette thèse centrale : « Une dette est la perversion d’une promesse. C’est une promesse doublement corrompue par les mathématiques et la violence. »

« Payer ses dettes n’est pas l’essence de la morale. »

Deux conceptions de la dette se sont en effet affrontées au cours des derniers millénaires. D’un côté, les « économies humaines », dans lesquelles la dette rend compte d’une promesse, d’une obligation morale entre des individus en relation d’interdépendance. Produit de relations humaines, la dette y est non quantifiable, non monétaire, circonstanciée. De l’autre, les « sociétés marchandes », où la dette passe de la relation entre des humains à un univers monétaire marchand, impersonnel et quantifié. Le primat des mathématiques y requiert que tout emprunt contracté, dûment répertorié, soit remboursé. Sans exception. La mise en esclavage, l’emprisonnement pour insolvabilité ou les cures d’austérité, auxquelles des peuples entiers sont soumis, s’imposent ainsi aux dépens de toute autre institution sociale – années sabbatiques, règles constitutionnelles, chartes des Nations unies sur les droits humains, traités européens sur la solidarité entre États.

C’est donc à une vive critique de la marchandisation et de la bureaucratisation de nos relations sociales que procède Graeber, nous appelant en conclusion à « procéder à un jubilé de style biblique – un jubilé qui concernerait à la fois la dette internationale et la dette des consommateurs […] pour nous remémorer certaines réalités : l’argent n’est pas sacré, payer ses dettes n’est pas l’essence de la morale, ces choses-là sont des arrangements humains et, si la démocratie a un sens, c’est de nous permettre de nous mettre d’accord pour réagencer les choses autrement. »

Les plus lus

Les Marocains dans le monde

En ce qui concerne les Marocains, peut-on parler de diaspora ?On assiste à une mondialisation de plus en plus importante de la migration marocaine. On compte plus de 1,8 million de Marocains inscrits dans des consulats à l’étranger. Ils résident tout d’abord dans les pays autrefois liés avec le Maroc par des accords de main-d’œuvre (la France, la Belgique, les Pays-Bas), mais désormais aussi, dans les pays pétroliers, dans les nouveaux pays d’immigration de la façade méditerranéenne (Italie et ...

L’homme et Dieu face à la violence dans la Bible

Faut-il expurger la Bible ou y lire l'histoire d'une Alliance qui ne passe pas à côté de la violence des hommes ? Les chrétiens sont souvent gênés par les pages violentes des deux Testaments de la Bible. Regardons la Bible telle qu’elle est : un livre à l’image de la vie, plein de contradictions et d’inconséquences, d’avancées et de reflux, plein de violence aussi, qui semble prendre un malin plaisir à multiplier les images de Dieu, sans craindre de le mêler à la violence des...

Aux origines du patriarcat

On entend parfois que le patriarcat serait né au Néolithique, près de 5 000 ans avant notre ère. Avant cela, les femmes auraient été libres et puissantes. Les données archéologiques mettent en doute cette théorie. De très nombreux auteurs, de ce siècle comme des précédents, attribuent la domination des hommes sur les femmes à l’essor de l’agriculture, lors du Néolithique. Cette idée est largement reprise dans les médias, qui p...

Du même dossier

Contre la dette, une monnaie libre

Dans les systèmes d’échange local (SEL), il est possible d’annuler régulièrement les dettes, de manière démocratique. Pour éviter l’effondrement du système monétaire actuel, il faut concevoir la monnaie autrement. Un système d’échange local (SEL) est une association à but non lucratif où les membres échangent certains biens, connaissances ou savoir-faire à l’aide d’une monnaie qui leur est propre (la pistache, par e...

Accros à la dette

La dette crée une relation d’interdépendance entre créancier et débiteur. Comme l’addiction, elle va jusqu’à la dépossession de son propre corps. Un des signes de notre temps est la fabrique d’individus surendettés et « addictés ». C’est un phénomène massif de nos sociétés dites libérales qui ont généré des nouvelles formes d’aliénation1. Depuis la crise des subprimes en 2008, déclenchée par un système financier ayant pris des risques i...

La spirale du surendettement

Alors que la crise sanitaire fait basculer de nombreux foyers dans la précarité, les dettes contractées pour assurer ses besoins essentiels – logement, alimentation, études – renforcent la pauvreté. Dès lors, doivent-elles être honorées ? En 2008, à la suite de la crise immobilière aux États-Unis, dix millions de familles ont été expulsées de leur logement car elles ne pouvaient plus honorer leurs dettes. La crise du coron...

1 Pierre Moscovici, premier président de la Cour des comptes, le 3 octobre 2020.

2 La traduction française est paru aux éditions Les liens qui libèrent, en 2013.


Vous devez être connecté pour commenter cet article
Aucun commentaire, soyez le premier à réagir !
* Champs requis
Séparé les destinataires par des points virgules