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Les aménagements de la dette des pays du Sud ne permettent pas d’honorer les besoins de leurs populations. Des réformes systémiques s’imposent.
Les conséquences sur les plans humain et social de la crise économique déclenchée par la pandémie sont catastrophiques, touchant plus particulièrement les habitants des pays en développement : 240 millions d’emplois ont déjà été perdus au deuxième trimestre 2020 et un demi-milliard de personnes pourraient basculer dans la pauvreté.
Avant même cette pandémie, le fardeau de la dette de ces pays atteignait des niveaux records : 55 000 milliards de dollars. Les paiements pour y faire face ont augmenté de 85 % entre 2010 et 2018, cette hausse continue étant « la plus importante, la plus rapide et plus généralisée en près d’un demi-siècle », selon la Banque mondiale. La nouvelle crise mondiale engendre une brutale diminution des revenus des pays en développement et ces derniers se retrouvent confrontés à un choix impossible : rembourser ou répondre aux besoins de leur population. Et quand l’aide financière accordée pour lutter contre la pandémie se fait majoritairement sous forme de prêts, elle vient encore alourdir le poids d’une dette déjà insoutenable.
Cette crise de la dette n’est hélas pas la première. Dans les années 1970, sous l’effet de politiques de prêts massifs des pays industrialisés, les pays en développement ont vu leur dette se multiplier par huit en dix ans. Mais la hausse des taux d’intérêt décidée par les pays du Nord en 1979 pour juguler l’inflation, associée à l’effondrement des cours des matières premières, avait alors déclenché une crise des pays latino-américains, qui s’était rapidement propagée aux pays asiatiques puis africains, incapables d’honorer leurs remboursements. En l’absence de régime de faillite des États1, les pays en difficulté se sont trouvés seuls face à leurs créanciers. Pour sauver le système bancaire, à son tour menacé de faillite, les pays riches, réunis au sein du Club de Paris, adoptèrent 160 accords de restructuration avec 54 pays. Ces accords n’ont finalement pas permis de ramener les dettes à des niveaux soutenables, mais ont surtout sauvé les banques de la faillite.
Il aura finalement fallu dix ans de plus au G8, au Fonds monétaire international et à la Banque mondiale, à la suite d’initiatives répétées – l’Initiative pays pauvres très endettés (IPPTE) puis l’Initiative d’allégement de la dette multilatérale (IADM) – pour parvenir, par le biais d’un long processus, assorti de conditionnalités destructrices2, à désendetter ces pays. Ce retard aura fait perdre une décennie de développement aux pays du Sud.
Dès avril 2020, Emmanuel Macron appelait à annuler massivement la dette des pays africains.
Mais rien ou presque n’a changé dans la manière dont la communauté internationale prévient et résout aujourd’hui les crises de la dette. Certes, la crise actuelle a suscité une réaction rapide. Dès le mois d’avril 2020, le président français appelait à annuler massivement la dette des pays africains et, quelques jours plus tard, le G20 et le Club de Paris lançaient un moratoire sur les remboursements de dette des pays les plus pauvres. Mais il ne s’agit pas d’annuler les paiements, seulement de les reporter de quelques années, en tablant sur une hypothétique reprise, laquelle permettrait aux débiteurs de recommencer à payer, mais en plus de rembourser les paiements reportés. Par ailleurs, cette initiative exclut les pays à revenu intermédiaire, pourtant également frappés, et dont les niveaux d’endettement deviennent insoutenables. Enfin, elle ne suspend que les paiements des dettes bilatérales (dues aux États), les autres paiements ne sont pas concernés, qui sont dus aux créanciers multilatéraux (FMI, Banque mondiale, banques multilatérales) ou privés (banques, fonds d’investissement, sociétés de négoce, etc.), et qui représentent pourtant une part substantielle de la dette de ces pays.
Sans surprise, les résultats de cette initiative s’avèrent bien minimes. Six mois après son lancement, seuls 46 des 77 pays éligibles en bénéficiaient, pour 5,3 milliards de dollars de suspensions : ce qui représente 1,6 % du total des remboursements des pays en développement en 2020. À comparer aux 1 000 milliards de dollars d’allégements dont l’ONU estime que les pays en développement ont besoin. Des allégements sont inévitables : ces pays ne pourront rembourser l’intégralité des dettes dans le contexte de crise qui s’annonce. Des restructurations suffisantes pourront-elles être décidées suffisamment tôt et dans des proportions suffisantes pour éviter une nouvelle décennie perdue ?
Le G20 et le Club de Paris ont adopté un cadre commun de traitement de la dette pour les pays dont le fardeau reste insoutenable, au-delà du moratoire. Les demandes y seront traitées au cas par cas, par les États créanciers du Club de Paris et du G20, sur la base des estimations de viabilité de la dette du FMI, mais ne concerneront directement que les dettes bilatérales. Il reviendra ensuite aux pays débiteurs d’obtenir de leurs créanciers privés des conditions au moins aussi favorables de restructuration de leur dette privée.
Les pays éligibles seront ainsi de nouveau contraints de s’en remettre au bon vouloir de leurs différents créanciers, de négocier séparément avec chaque catégorie (bilatéraux, multilatéraux et privés) et d’accepter les conditions qui leur seront imposées pour espérer bénéficier d’un allégement. En d’autres termes : le statu quo. Et le danger d’agir de nouveau trop peu, et trop tard.
En novembre, la Zambie, qui était contrainte de consacrer quatre fois plus de ressources au paiement de sa dette qu’à ses dépenses de santé, est devenue le premier pays africain à tomber en défaut depuis le début de la pandémie. Elle ne sera malheureusement certainement pas la dernière. Elle qui avait pourtant bénéficié du moratoire sur le remboursement de sa dette bilatérale a vu sa demande de report sur les intérêts de sa dette obligataire rejetée par ses créanciers privés.
Les remboursements de dettes absorbent les ressources nécessaires aux besoins des populations.
Tant que les crises de la dette ne seront pas traitées de manière systématique et que les restructurations continueront d’être confiées aux seuls créanciers, il y a en effet fort à craindre que les solutions demeureront insuffisantes et injustes. Et les remboursements de dette des pays en développement continueront d’absorber les ressources dont ils ont besoin pour financer les services fondamentaux dus à leurs populations.
Pour sortir les pays en développement de cette spirale de manière durable, la société civile prône l’adoption d’un mécanisme international de restructuration des dettes à l’ONU (celle-ci représente à la fois les États créanciers et débiteurs). Un mécanisme transparent qui permette de traiter en un même lieu l’ensemble des créances (bilatérales, multilatérales et privées) et d’évaluer la viabilité des dettes de manière indépendante, en plaçant les besoins des populations et le respect des droits humains avant le service de la dette. La communauté internationale ne peut plus se contenter de solutions de court terme, qui suspendent en permanence une épée de Damoclès au-dessus de la tête des pays en développement.
1 Les États et leurs populations constituant la seule catégorie de débiteurs qui ne soit pas protégée par un cadre de faillite standardisé.
2 Tout au long de ce processus, les pays créanciers imposèrent l’adoption de mesures d’austérité, de libéralisation des marchés et de privatisations.