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La Revue Projet referme son dossier sur la dette en quatre points saillants. Retenons-en un : la dette est affaire de courage politique.
Commençons par un point sémantique : « Faut-il »appartient au domaine de l’éthique. De fait, certaines dettes sont réputées immorales ou illégitimes, comme celles contractées dans les dictatures des pays du Sud ou le surendettement – souvent inévitable – de certaines familles en précarité. L’obligation renvoie également au juridique : ne pas payer les dettes peut conduire, selon le contexte, à l’esclavage, la prison ou la dépendance du Fonds monétaire international. « Toujours » est au cœur de ce dossier : y aurait-il des exceptions ou, au contraire, une loi d’airain implacable ? Cette question nous oblige à approfondir le contexte de chaque situation. Mais, quelle que soit la dette, son traitement se fera en fonction d’un rapport de force sous-jacent, explicité ou non. « Payer » nous a entraînés dans les méandres des techniques de remboursement, depuis le paiement immédiat jusqu’à l’annulation pure et simple, en passant par le roulement de la dette. « Ses », l’adjectif n’est pas neutre ! L’emprunteur originel est-il toujours le payeur final ? À qui appartiennent les dettes des pays du Sud ? Celles des États européens ? Et celles qui seront transmises aux générations de demain ? « Dettes », enfin, émerge de ce dossier comme un véritable mot-valise, évoquant des myriades de situations différentes, certaines tragiques, d’autres ubuesques, d’autres encore positives et émancipatrices.
S’endetter, c’est pallier un manque de liquidités. Or, les liquidités sont synonymes d’ici et maintenant. C’est ce qui nous permet de vivre au jour le jour. On peut être riche et pourtant être à cours de « liquide ». S’endetter ne signifie pas nécessairement vivre au-dessus de ses moyens. Une entreprise ou un pays peut regorger de richesses et ne pas pouvoir les utiliser, ici et maintenant. Toute dette est une promesse pour le futur, mais peut être aussi le début d’une course contre la montre.
La caractéristique de l’avenir est son imprévisibilité. Le créancier parie sur le remboursement par son débiteur qui promet de rembourser. Les moyens pour se protéger des aléas ultérieurs sont multiples : hypothèque, prêt garanti par l’État (voir l’article de Jeanne Lazarus et Stéphanie Serve), solvabilité des entreprises, menaces violentes en cas de non-paiement, etc. Le cœur de toute dette, c’est la lettre de créance, ce lien fort qui devra traverser le temps. La dette est d’abord un lien dans la durée. Comme l’écrit Nathalie Sarthou-Lajus, elle peut être synonyme d’addiction et de dépendance, tout comme d’émancipation et d’alliance. Il est donc nécessaire de reconnaître la dimension polysémique de la dette et d’en saisir l’ambivalence, à plus forte raison en temps de crise. La dette peut mettre des États à genoux et la corde au cou à des individus surendettés. Comment peut-on en arriver à payer de son corps et de sa vie pour s’acquitter d’un sentiment de dette insolvable ?
Ce n’est pas seulement au moment de contracter une dette que la dimension éthique est présente, elle l’est tout au long du processus de remboursement. Le débiteur et le prêteur ne sont pas à égalité. Il ne s’agit pas, comme on le dit en économie, d’un « jeu à somme nulle ». Le prêteur espère que son argent fructifiera et lui rapportera un intérêt. Exiger un taux usuraire est immoral, voire illégal dans certains pays. Tout comme la monnaie, les lettres de créance peuvent passer de main en main et devenir « anonymes ». Or, le lien avec la vie concrète demeure essentiel. La personne ou l’institution endettée est enracinée dans une communauté, qui devra faire face, elle aussi, aux aléas du futur. En temps de crise, les liens de dette sont affectés par l’environnement collectif. La dette n’est pas « privatisée » aux deux seuls signataires de la créance, elle « résonne » avec la manière dont la communauté traverse le temps. D’où cet appel d’Éric Dacheux et Daniel Goujon à créer une monnaie « délibérée », portée par une communauté ayant le pouvoir de modifier les lettres de créance. Pour le moment, un tel pouvoir est réservé aux banques nationales et centrales, mais rien n’interdit d’autres modèles.
Que ce soit au niveau national ou international, des conventions encadrent la réalité de l’endettement. Elles sont censées incarner la justice et l’éthique. En fait, elles reflètent souvent la réalité des rapports de force en présence. Les débiteurs ont peu de pouvoir pour défendre leur cause face aux prêteurs (voir l’article de Jézabel Couppey-Soubeyran, p. 37). Leur plaidoyer en appelle souvent à la solidarité ou à l’intérêt général : par exemple, il y va de l’intérêt général en termes d’emploi que telle ou telle usine ne ferme pas. Et le rapport de force peut s’inverser lorsque l’endettement risque de menacer le système global, quand une société devient « too big to fail » (« trop grosse pour sombrer »).
Lorsqu’il s’agit de dettes internationalisées (celles des États ou des grandes entreprises), le cadre est plus volatil. Comme le note Fanny Gallois (p. 57), les grandes institutions multilatérales – telles que le FMI, la BCE ou le Club de Paris – n’ont qu’une autorité relative. Sans oublier les fameux « fonds vautours » qui rachètent, pour quelques sous, les dettes « irrécupérables » afin d’exiger leur remboursement sans aucun scrupule. Dans ce monde globalisé, « selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour [et les jeux économiques] vous rendront blanc ou noir » !
La dimension temporelle et collective de la dette la rend éminemment politique. Qu’il s’agisse de la dette des ménages, des étudiants, des entreprises ou des États, sa gestion s’arc-boute sur des choix politiques révélant un projet commun à une famille, un territoire ou une nation. La dette est à charge de quelqu’un car, même quand elle est annulée pour le débiteur, le coût revient à d’autres. Choisir de ne pas payer ou de reporter sa dette, c’est politiquement choisir qui doit en porter le coût.
Lorsque le poids de l’endettement est reporté sans maîtrise sur les épaules des générations futures, ou lorsque le surendettement de populations du Sud n’est pas remis en cause, il y a clairement démission de nos responsabilités d’aujourd’hui. Une démission qui traduit le manque de vision de la part de nos gouvernants. Mais, à l’inverse, la dette peut être synonyme de courage politique quand il s’agit pour une communauté de mobiliser des moyens supplémentaires en vue du bien commun à venir, comme la transition écologique ou la réduction des inégalités.
Faut-il toujours payer ses dettes ? Formellement, la réponse ne peut être que négative si on refuse tout déterminisme qui oublierait la dimension d’incertitude du futur et la dimension collective du lien de créance. En temps de crise, ces dimensions prennent un visage de plus en plus concret, appelant à une gestion solidaire.