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Alors que la crise sanitaire fait basculer de nombreux foyers dans la précarité, les dettes contractées pour assurer ses besoins essentiels – logement, alimentation, études – renforcent la pauvreté. Dès lors, doivent-elles être honorées ?
En 2008, à la suite de la crise immobilière aux États-Unis, dix millions de familles ont été expulsées de leur logement car elles ne pouvaient plus honorer leurs dettes. La crise du coronavirus risque de mettre près de trente millions de familles américaines à la rue. En France, le gouvernement s’inquiète d’une explosion du nombre de ménages surendettés. Devront-ils payer leurs dettes, quel qu’en soit le coût ?
Avant de tenter une réponse à cette question tragique, absolument pas théorique pour ces familles, il est important d’avoir en tête que le marché du crédit actuel est divisé entre des crédits « leviers », qui permettent la constitution d’un patrimoine et l’enrichissement (essentiellement le crédit immobilier), et des crédits « d’urgence », de soudure, qui sont chers et peuvent accentuer la précarité.
Un premier élément de réponse est qu’une très grande part de l’endettement des ménages est consacrée à de l’immobilier. Plus de 85 % de la totalité des dettes concerne le remboursement de prêts pour l’achat d’une maison, d’un terrain ou d’un appartement. Tout comme aux États-Unis, le nombre d’emprunts immobiliers a crû sans discontinuer depuis le début des années 1990. Le Français a une brique dans le ventre ! Enfin, pas tous les Français, car il faut tout de même signaler que moins de 45 % des ménages ont un endettement immobilier : pour les 40 % les plus pauvres, il est quasiment impossible d’y accéder. Les 15 % restants de la dette des ménages concernent les biens de consommation : en premier lieu pour la mobilité, puis pour les études, finalement pour le confort et les loisirs.
Comme on le voit, toutes ces dettes ne sont pas facilement aménageables : pas question de laisser courir des mensualités impayées ! Le fait que le prêt soit garanti par un bien immobilier, vital pour la famille, met le débiteur en position de grande faiblesse par rapport à la banque. Remarquons que tel n’est pas le cas, en revanche, pour les banques vis-à-vis des pouvoirs publics ou pour les entreprises vis-à-vis des subventions régionales conditionnées à l’emploi, car le prêteur n’a pas de véritable levier de négociation en cas de non-paiement.
Le deuxième élément de réponse est qu’en temps de crise, on limite drastiquement les dépenses non essentielles. « Quoi qu’il en coûte » n’est pas rhétorique, il s’agit de racler le fond de la tirelire. D’après un rapport demandé par l’exécutif au Conseil d’analyse économique, pendant la crise de la Covid-19, « les personnes les plus aisées sont celles dont la consommation a le plus baissé. Cela s’est traduit par une baisse de l’endettement des plus aisés (probablement du fait d’un moindre recours au crédit) contre une augmentation pour les plus modestes. L’accumulation d’épargne pendant la période récente a donc été massive (près de 50 milliards d’euros en plus par rapport à la tendance pré‐Covid‐19), mais aussi très inégale. Ainsi près de 70 % du surcroît de l’épargne se concentre sur 20 % des ménages1. » En revanche, pour les ménages les plus modestes ou les plus vulnérables, la source de revenus s’est lentement ou brusquement tarie. Les familles modestes se sont retrouvées étranglées. Les quelques sous en réserve ne pouvaient servir qu’à payer l’incontournable, à savoir le loyer, l’école ou les transports. Les chiffres parlent : ces foyers ont dû s’endetter et réduire drastiquement leurs dépenses d’alimentation ou de santé, quitte à faire la queue pour quelques colis. Ils vivent en équilibre instable sur le fil séparant la sobriété de la pauvreté. Sans aide du gouvernement, ils tomberont. Quant aux personnes encore plus pauvres, elles se sont enfoncées dans une extrême précarité pendant la première vague.
Ces ménages précaires devront-ils payer leurs dettes ? Pour Véronique Fayet, la présidente du Secours catholique, le plan de relance a largement oublié les 5 % à 7 % les plus pauvres. Ce sont celles et ceux qui passent entre les mailles du filet, celles et ceux qui se retrouvent aux distributions alimentaires ou qui ne peuvent aller nulle part. Beaucoup, près de 600 000 personnes, nous révèle le Secours populaire, sont de nouveaux visages. Ils, et surtout elles, avaient de petits jobs, souvent dans l’informel, qui leur permettaient de joindre les deux bouts à la fin du mois. Leur matelas d’épargne était, avant la crise, déjà aussi fin qu’une feuille de cigarette.
Déjà, en 2019, ils étaient 134 865 ménages à être surendettés, dont un ménage sur cinq était une famille monoparentale (55 % de femmes).
Florent Guéguen, de la Fédération des acteurs de la solidarité, estime à un million le nombre de nouvelles personnes qui se sont retrouvées sous le seuil de pauvreté à la fin de 2020. La deuxième vague les a submergés. Ils survivaient vaille que vaille ; aujourd’hui, ils plongent dans la spirale du surendettement. Déjà, en 2019, ils étaient 134 865 ménages à être surendettés, dont un ménage sur cinq était une famille monoparentale (55 % de femmes) 2. Combien seront-ils à la fin de 2020 ? Dès le début du deuxième confinement, les antennes du Secours catholique ont été confrontées à l’explosion des demandes d’aide pour des dettes ou des retards de paiement de loyer ou d’électricité. En Grande-Bretagne, deux tiers des familles précaires ont dû s’endetter pendant l’été 2020 et un tiers a eu recours à l’aide alimentaire. Le gouvernement promet des aides mais cela exige la constitution d’un dossier, condition souvent rédhibitoire lorsqu’on n’a pas accès à Internet, que les administrations tournent au ralenti, que les déplacements sont interdits…
Aujourd’hui, celui qui a besoin d’un « crédit de soudure » n’a pas de carte dans son jeu, il est seulement quémandeur. Dans ce cas, l’appel à la solidarité familiale, religieuse ou communautaire est souvent le meilleur moyen de s’en sortir sans risquer d’être pris dans un engrenage infernal. Qu’arrivera-t-il si la situation se dégrade au point de devoir faire appel à des usuriers mafieux ? À ce moment-là, il n’y aura aucune échappatoire au remboursement de ses dettes. Finalement, les ménages doivent-ils payer leurs dettes ? Pour les familles pauvres ou modestes, cette question ne se pose pas, car elles devront payer leurs dettes, quelles qu’elles soient, quel qu’en soit le coût !
La situation des dettes étudiantes est différente, car le bien associé à l’emprunt est inaliénable. Celles-ci sont pourtant importantes. En 2013, la dette étudiante en France s’élevait à trois milliards d’euros et un étudiant sur huit avait recours à un emprunt pour financer ses études. Ces chiffres ne sont pas récents, mais ils indiquent une tendance qui s’est renforcée avec le temps. Les étudiants doivent se débrouiller pour payer leurs études. La crise sanitaire a réduit considérablement leur accès au marché du travail et cela laisse des traces : « Pendant le confinement, un tiers des étudiants interrogés a rencontré des difficultés financières, un cinquième a dû se restreindre sur les achats de première nécessité et près d’un quart des étudiants étrangers n’ont pas mangé à leur faim pour des raisons financières3. »
Les étudiants devront-ils, tout comme les ménages, payer leurs dettes ? La question est devenue un enjeu majeur dans les élections américaines. En France, le sujet commence à émerger, en raison de l’augmentation des frais scolaires. La marchandisation de l’enseignement est en cours depuis longtemps, exacerbée par la concurrence et les classements. En fait, les prêteurs n’ont pas beaucoup de leviers pour vous forcer la main, ni même le désir de le faire, car, si la banque a investi en vous, c’est dans le but de vous garder comme client. Elle préférera étaler vos paiements en misant sur l’amélioration de votre situation financière. Mais tous les étudiants n’auront pas un accès identique aux financements ou aux modalités de remboursement.
Notre système économique est comme un réseau de vases communicants, les possédants prêtant à ceux qui n’ont pas les liquidités suffisantes pour leur projet, quel qu’il soit. L’argent circule, mais il n’est ni inodore ni indolore : il peut avoir l’odeur de la soupe populaire ou de la peur d’être expulsé ; il peut blesser jusqu’à l’intime dignité, comme lorsqu’une mère n’est plus capable de nourrir ses enfants. L’État est appelé à agir comme « employeur en dernier ressort ». Ne pourrait-on pas lui proposer d’être le « débiteur en dernier recours », en ces temps de catastrophe indépendante de notre volonté ?
1 David Bounie (et al.), Dynamiques de consommation dans la crise : les enseignements en temps réel des données bancaires, Conseil d’analyse économique, Focus n° 49, octobre 2020.
2 Banque de France, « Enquête typologique 2019 sur le surendettement des ménages », 6 février 2020.
3 Théo Patros, La vie d’étudiant·e confiné·e, Observatoire national de la vie étudiante, octobre 2020.