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Dans les systèmes d’échange local (SEL), il est possible d’annuler régulièrement les dettes, de manière démocratique. Pour éviter l’effondrement du système monétaire actuel, il faut concevoir la monnaie autrement.
Un système d’échange local (SEL) est une association à but non lucratif où les membres échangent certains biens, connaissances ou savoir-faire à l’aide d’une monnaie qui leur est propre (la pistache, par exemple, pour le SEL de Lyon rive gauche). Il ne s’agit pas d’un simple troc mais d’une réciprocité multilatérale (Patricia rend service à Robert qui rend service à Rosa…). Chaque service donne lieu à une reconnaissance de dette par la personne aidée, qui est à l’origine de la monnaie. Celle-ci est donc ici semblable au système bancaire actuel : une écriture comptable issue d’une reconnaissance de dette.
Quand Pierre rend service à Marc, le compte de Marc est débité et celui de Pierre est crédité du même montant. Il y a création monétaire au profit de Pierre et reconnaissance de dette de Marc. Cependant, il existe une différence notable, les règles (valeur du service, niveau de débit acceptable…) sont définies entre utilisateurs. Comme elles sont totalement délibérées par les adhérents, elles peuvent conduire à l’annulation de la dette : un SEL peut ainsi décider de remettre les comptes à zéro tous les trimestres, les avoirs et les dettes disparaissent mais les membres n’ont pas perdu la possibilité de participer à l’échange. Un SEL illustre donc la possibilité démocratique d’annuler régulièrement les dettes.
Cet exemple permet de penser la monnaie hors des sentiers battus. La généralisation du non-remboursement de la dette à l’ensemble des citoyens et organisations permettrait d’échapper à la dépendance du secteur financier mais signifierait, du même coup, l’effondrement du système monétaire actuel, la destruction du système capitaliste sans pour autant proposer une autre solution. Cette anomie monétaire serait dangereuse pour l’économie et la démocratie. Pour notre part, nous proposons une autre voie inspirée par la monnaie libre : concevoir autrement la monnaie pour penser une société post-capitaliste moins aliénante.
La monnaie libre ne repose pas sur une création de dettes, elle est créée et gérée directement par les citoyens. La monnaie libre est, comme le Bitcoin, une monnaie numérique, sans banque centrale régulatrice, circulant de pair à pair via le réseau informatique. Cependant, à la différence du Bitcoin, elle n’est pas spéculative, ni émise en quantité limitée par un logiciel puisqu’elle est créée à parts égales par chaque être humain adhérant à ce système. Depuis 2017, elle est utilisée par 3 000 membres. Chaque nouveau membre est créateur d’un dividende universel, fraction égale de la masse totale déjà existante. Cependant, pour être membre, il faut appartenir à une toile de confiance : être certifié comme étant une personne physique unique et identifiable par cinq autres personnes déjà membres (le but de cette certification étant d’éviter qu’une même personne puisse créer plusieurs comptes).
Cette monnaie n’est pas connectée à l’euro et obéit à des règles strictes définies à partir de la théorie relative de la monnaie1. Cette théorie repose sur un modèle mathématique de création monétaire décentralisé qui permettrait une distribution égalitaire de la quantité de monnaie existante entre tous les citoyens. Ce modèle a été repris par des développeurs informatiques et a donné lieu à une expérimentation pour l’instant limitée au territoire français : la june (G1).
La monnaie est une convention sociale nécessaire à l’activité économique.
Les exemples des SEL et de la monnaie libre montrent que : la monnaie n’est ni un stock de métal préexistant, ni une marchandise. Elle est une convention sociale nécessaire à l’activité économique. En outre, elle facilite les échanges économiques mais n’est pas forcément liée aux règles de fonctionnement du système productif dominant. Ensuite, elle n’est pas toujours liée à une dette individuelle aliénante (que l’on doit absolument rembourser). De même, la création monétaire n’est pas forcément l’apanage d’une institution bancaire. Elle peut être décentralisée et horizontale, non gérée par une banque privée ou par une banque centrale, mais autogérée par les citoyens. Enfin, le versement d’un revenu d’existence n’est pas fatalement le fruit d’une redistribution, mais peut être conçu comme de la création monétaire qui alimente régulièrement et de manière égalitaire le compte de tous les membres d’une communauté. Nous expliciterons ce point.
Ces enseignements sont à la base de notre proposition d’un revenu d’existence par création monétaire (Récré). Toutefois, les deux expérimentations de la monnaie que sont les SEL et la monnaie libre souffrent d’une limite majeure : elles s’inscrivent en complément du système monétaire actuel, mais ne proposent pas de transformation opérationnelle de ce dernier. Or, notre proposition vise à transformer radicalement notre rapport à la monnaie par la démocratisation des institutions chargées de sa gestion (réforme de la Banque centrale et de ses missions, développement de banques éthiques…).
Dans ce nouveau cadre que nous nommons « monnaie délibérée2 », nous proposons l’instauration d’un revenu universel favorisant une solidarité démocratique entre tous les habitants du territoire. Cette création monétaire se fait au nom d’une valeur commune : le droit pour tous de vivre dans la dignité. Il s’agit également d’instaurer une gestion démocratique de la monnaie en soumettant ses règles de fonctionnement à la délibération de tous. Cette délibération, conflictuelle, entend construire les désaccords entre des sujets sociaux aux intérêts divergents et aux pouvoirs différents, mais tous égaux en droit.
En devenant l’objet d’une telle délibération, la monnaie cesse d’être un bien public géré par le système bancaire privé et devient un commun régulé démocratiquement, favorisant les activités économiques jugées utiles par la communauté (après un débat contradictoire). Enfin, il ne s’agit pas d’un revenu secondaire alimenté par l’imposition, mais d’un revenu primaire, à savoir un droit de tirage déterminé (par des procédures délibératives) sur la production globale.
Le droit à la dignité humaine s’ancre dans un droit économique.
Récré n’est pas une prestation sociale mais bien une nouvelle forme de distribution du revenu. Ce sont des unités monétaires nouvelles (des droits sur la production de l’ensemble) que l’on crée ex nihilo et que l’on distribue sans conditions à tous les habitants. C’est donc bien un revenu primaire et non une redistribution secondaire. Ce revenu primaire ne se substitue pas davantage au salaire minimum, c’est un revenu supplémentaire, indépendant de l’activité individuelle. De même, ce n’est pas une aumône philanthropique destinée aux plus pauvres mais une reconnaissance effective de l’égale dignité de chacun. Toutes ces caractéristiques nouvelles individuelle et à la possession de titres de propriété (action, terre, immobilier, brevet…). Avec Récré, une partie du revenu est liée, via la création monétaire, à un droit de tirage égalitaire sur un patrimoine commun (connaissances, techniques, nature…).
De même, c’est aussi une rupture profonde avec la démocratie libérale représentative actuelle. Les droits de l’homme ne sont plus uniquement conçus comme des libertés détachées des réalités économiques. Le droit à la dignité humaine s’ancre dans un droit économique : recevoir un revenu permettant de vivre décemment. Ce qui permet, en plus, de libérer du temps pour se livrer au débat démocratique. Ainsi, il est possible d’équilibrer la représentation par des dispositifs participatifs intégrant les citoyens qui ont pris le temps de s’informer pour délibérer. Dès lors, Récré, en réduisant les inégalités concrètes, rend plus effective l’égalité de droit qui est à la base de la démocratie.
En permettant d’accéder à la monnaie sans entrer dans une relation d’endettement vis-à-vis du système financier et de la logique productiviste qu’il sous-tend, Récré apporte les moyens économiques favorables à l’avènement d’une démocratie radicale. La monnaie n’est plus une dette mais un lien qui libère.
Éric Dacheux et Daniel Goujon, Principes d’économie solidaire, Ellipse, 2018.
Éric Dacheux et Daniel Goujon, Défaire le capitalisme, refaire la démocratie. Les enjeux du délibéralisme, Érès, 2020.