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Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.

Dossier : Comment mesurer le bien vivre ?

La croissance, une addiction ?

Des mises en garde de plus en plus alarmistes semblent impuissantes à remettre en cause l’« objectif croissance » fixé après-guerre. Car notre addiction, individuelle et collective, est tenace. Mais une addiction, nous dit l’économiste Isabelle Cassiers, cela se soigne. Pour certains, la détox a déjà commencé.

« Il sera bientôt trop tard pour dévier de notre trajectoire vouée à l’échec, car le temps presse ». Cette « Mise en garde des scientifiques à l’humanité : deuxième avertissement », récemment signée par plus de 15 000 scientifiques1, nous convaincra-t-elle enfin de ralentir notre course et de revoir notre trajectoire ? Pourquoi avons-nous tant de mal à le faire ? Qui parviendra à réorienter l’humanité ?

Bref historique de « l’objectif croissance »

Nos sociétés contemporaines portent encore profondément la marque des pactes sociaux conclus après la Seconde Guerre mondiale. En divers pays d’Europe, patronat et syndicats s’accordèrent sur un objectif commun de croissance économique, mesurée à l’aide de comptabilités nationales nouvellement conçues. Celles-ci se focalisèrent sur l’activité marchande2, dont on attendait la résorption du chômage, dramatiquement élevé durant la dépression des années 1930, et l’amélioration des conditions de vie matérielles. L’affirmation, au sein du « bloc de l’Ouest », de l’hégémonie des États-Unis, radicalement opposés au communisme du « bloc de l’Est », contribua à valoriser le marché, l’individu, l’initiative privée et la consommation de masse, fût-ce au prix d’un gaspillage de ressources dont personne ne semblait encore s’inquiéter. En l’espace d’une génération, les Trente Glorieuses (1945-1975) transformèrent profondément les conditions de vie et la mentalité de millions d’Européens (sans parler des conséquences d’une telle évolution sur le reste du monde). Tandis que les différentes phases antérieures du capitalisme, allant du XVIe au milieu du XXe siècle, avaient réservé à une minorité bourgeoise l’ambition et la possibilité d’accumuler du capital et des biens, tel semblait désormais l’horizon promis à chacun, tout au moins dans le monde « libre » et dans les pays « développés ».

Une première vague d’alertes fut lancée au début des années 1970, dénonçant l’impossibilité écologique d’une croissance infinie dans un monde fini, le pillage du tiers-monde et la vacuité d’un modèle matérialiste incapable de répondre aux aspirations humaines les plus profondes. Toutefois, les chocs pétroliers et la sévère crise structurelle des années suivantes ramenèrent toute l’attention des pouvoirs publics sur la croissance économique3, vue comme l’incontournable solution aux déficits tant publics qu’extérieurs, au chômage et à l’endettement. De fil en aiguille, la crise affaiblit les travailleurs, transforma les rapports de pouvoir, fit sauter les verrous qui limitaient les mouvements de capitaux, réduisit la capacité d’action des États-nations et permit le plein déploiement, en fin de siècle, de la globalisation financière. On pourrait s’étonner que les mouvements syndicaux aient maintenu un discours pro-croissance tandis que les statistiques révélaient, année après année, un partage du revenu national de plus en plus défavorable au travail, ou de plus en plus concentré au sommet de l’échelle salariale : comme beaucoup d’autres acteurs, ils étaient captifs d’une logique systémique, d’une cage dorée dont on avait perdu la clé…

D’un côté, l’urgence d’un changement de cap est de plus en plus documentée et commentée par les médias. De l’autre, ces mêmes médias nous enjoignent d’accélérer le rythme sur une trajectoire inchangée.

La crise financière de 2008 et la preuve scientifique d’un réchauffement climatique aux conséquences potentiellement irréversibles initièrent une nouvelle vague d’alertes sur l’insoutenabilité de notre trajectoire. Aujourd’hui, deux discours se côtoient quotidiennement et laissent bien des citoyens déroutés, tiraillés entre des informations qu’ils ne peuvent réconcilier. D’un côté, l’urgence d’un changement de cap est de plus en plus avérée, documentée et commentée par les médias. De l’autre, ces mêmes médias nous enjoignent sans relâche d’accélérer le rythme sur une trajectoire inchangée, étant eux-mêmes devenus captifs : autrefois indépendants, leur survie repose aujourd’hui sur la publicité. Pour que la page gauche du journal puisse informer le lecteur de l’étendue des atteintes à la biodiversité, il faut que la page de droite vende du rêve, suscite un désir qui rendra ce même lecteur partiellement responsable de cette perte de biodiversité, du fait d’un voyage en avion, de l’acquisition d’une voiture plus puissante et d’innombrables objets qui, en définitive, ne le rendront guère plus heureux.

Les multiples ressorts d’une addiction collective

L’addiction commence dès l’école maternelle, par l’effet de mode que créent les marques et le besoin de comparaison sociale. Résister à la pression cumulée des camarades de classe, de la publicité et des stratégies de vente des grandes surfaces demande un courage et une lucidité que bien des familles ne peuvent développer. Les enseignants les plus vigilants dénoncent la démission des parents : sans leur soutien, comment remonter le courant ? Dans ces conditions, encourager les enfants à une consommation sobre et réfléchie, c’est endosser le rôle ingrat du trouble-fête, que seuls les plus ingénieux parviennent à rendre attractif. De manière plus subtile, les projets scolaires eux-mêmes sont pour la plupart imprégnés d’une glorification de la performance individuelle, de la compétition, du paraître plus que de l’être. Parmi les élèves qui poursuivront des études supérieures, ceux qui aboutiront dans les écoles et facultés d’économie ou de gestion apprendront que l’humain est par nature égoïste, cherche essentiellement à maximiser sa satisfaction lorsqu’il est consommateur, son salaire lorsqu’il est travailleur, son rendement lorsqu’il est épargnant et son profit lorsqu’il dirige une entreprise. Au mieux, quelques nuances éthiques ou écologiques seront présentées dans l’un ou l’autre cours facultatif.

La vie adulte continue à creuser le sillon d’une aliénation de l’individu à la croissance économique : hausse salariale comme reconnaissance de la valeur du travailleur ou témoignage d’une promotion ; positionnement social par la taille et le prix d’une voiture ; signe de succès d’une entreprise par la croissance de son chiffre d’affaires… S’il en est ainsi, qui n’avance pas recule, qui ne croît pas finit par disparaître sous la pression d’une implacable concurrence, désespérément avivée par la globalisation.

L’addiction à la croissance dépasse largement l’individu : elle affecte aussi les institutions et les collectivités. Pour les États, presque tous affublés d’une lourde dette héritée des crises structurelles passées, la croissance des revenus (donc de l’assiette fiscale) est un objectif difficilement discutable. Sans croissance, comment financer les retraites d’une population vieillissante ? Sachant que les pensions publiques sont menacées, les entreprises et les salariés sont incités à constituer des régimes de retraite complémentaires. Les fonds de pension privés et les contrats d’assurance vie, qui ont pris une extension considérable au cours des dernières décennies, se concurrencent par la promesse d’un rendement maximal, ce qui requiert encore une logique de croissance. Rares sont les bénéficiaires de ces fonds qui ont l’idée ou l’énergie d’examiner comment le capital qui est censé préparer la tranquillité de leurs vieux jours est aujourd’hui placé, à quelles conditions éthiques et écologiques il leur offre un bon rendement et quel monde à venir il contribue, de facto, à créer.

On entend souvent dire : « C’est aux politiques de changer la donne, l’individu est impuissant. » Mais les politiciens sont eux-mêmes soumis au jeu de séduction que requièrent les échéances électorales. La montée des populismes témoigne du succès de discours qui mobilisent des frilosités de court terme, plutôt que des réflexions sur la viabilité de long terme de nos sociétés. La démocratie représentative semble elle-même en crise, dans un monde où l’image a pris plus de poids que l’analyse, où les alertes des scientifiques sont affaiblies par la diffusion de contre-études mensongères, où les lobbies industriels peuvent faire basculer les décisions publiques en faveur du profit des entreprises privées.

Devenir une force dominante dans la politique et sur les marchés internationaux passe par la croissance économique nationale.

L’étau se resserre encore à l’échelle internationale. Les États-Unis déclinants et la Chine montante rivalisent pour la première place au sein de l’économie mondiale. Devenir une force dominante dans la politique et sur les marchés internationaux passe par la croissance économique nationale. La puissance militaire, le contrôle des ressources (eau, pétrole, gaz…), le rachat de terres, la construction d’une « nouvelle route de la soie » et l’excellence technologique requièrent des moyens financiers considérables, qui s’obtiennent aujourd’hui par l’extension continue des activités marchandes. À cet égard ni l’Europe, ni l’Inde, ni la Russie, ni aucune des grandes puissances n’entend se laisser distancer. Enfin, comment imaginer que les pays les plus pauvres, confrontés à d’immenses besoins matériels, renoncent à la croissance ? Qui oserait le leur demander, dans un monde qui court vers l’opulence ?

Ouvrir des brèches dans le système

Les addictions se soignent. Les sociétés saines offrent aux toxicomanes des cures de réhabilitation. Mais que dire d’une société en proie à l’addiction ? Alors les rôles s’inversent, et il revient à certains de ses membres d’ouvrir des brèches dans le système, d’agir comme les bûcherons d’autrefois, qui plaçaient des coins dans les interstices des troncs, en vue d’obtenir avec un moindre effort une fente intégrale. N’est-ce pas ce rôle, modeste et potentiellement puissant, que tiennent aujourd’hui les divers « acteurs de la transition » ?

Au niveau individuel, il s’est toujours trouvé des artistes, des poètes pour célébrer le cœur de la vie et dénoncer les travers des sociétés. Leurs rangs sont aujourd’hui rejoints par de nombreux citoyens qui ont pris conscience de l’absurdité de la trajectoire collective et veulent s’en démarquer, à leur échelle, par une alimentation bio, un régime végétarien, une consommation réfléchie, l’abandon de la voiture privée, la simplicité volontaire, la pratique du « zéro déchet ». Des collectifs se sont formés dans les quartiers et les communautés locales, mettant en place des groupements d’achats responsables et solidaires (Amap, coopératives alimentaires…), des monnaies locales, des potagers urbains, des repair cafés. Des entreprises sociales et solidaires se démarquent de la logique dominante en promouvant d’autres buts que le profit. De nouveaux modes d’activité explorent le recyclage intégral plutôt que le gaspillage (économie circulaire), le partage plutôt que la concurrence (économie collaborative), la durabilité plutôt que l’obsolescence programmée (économie de la fonctionnalité). Encouragées par l’avant-garde de leurs habitants et menées par des maires audacieux, certaines petites villes, comme Totnes au Royaume-Uni ou Ungersheim en France (Haut-Rhin) expérimentent une nouvelle logique urbaine, à la hauteur des défis écologiques et sociaux.

Ces démarches personnelles, communautaires ou locales parviendront-elles à monter en généralité, à gagner le niveau national ou international ? Il est une toute petite nation qui se singularise par son refus d’une logique de croissance et qui prétend poursuivre le « bonheur national brut » plutôt que le « produit national brut » : le Bhoutan4. Jamais colonisée, ignorée par les appétits capitalistes, isolée du monde jusqu’à la fin du XXe siècle, elle a maintenu intactes ses traditions et ses valeurs bouddhistes. Celles-ci ont inspiré son indicateur de bonheur national brut, établi il y a une dizaine d’années pour accompagner l’instauration d’une démocratie parlementaire et l’ouverture extérieure progressive. En 2013, à l’appel des Nations unies, qui préparaient les objectifs du développement durable (ODD), le Bhoutan a remis un rapport intitulé : « Le bonheur : vers un nouveau paradigme de développement »5. Si la radicalité de ce rapport est absente des ODD finalement adoptés, on peut apprécier le souffle qu’elle a apporté au débat international.

De toutes ces expériences se dégagent des traits communs, au-delà des motivations écologiques et sociales qui les fondent. Le premier est une désaliénation : les acteurs, individuels ou collectifs, se réapproprient leur destin. Ils prennent le temps de se poser les questions essentielles des finalités de leur action et du sens de leur vie. Ils (re)découvrent que ce dernier est étranger à l’accumulation de biens. En sortant d’une logique de croissance économique, ils expérimentent qu’un plus grand bien-être peut s’accommoder d’une réduction de revenu, grâce au déploiement des liens sociaux et du partage. Ils prouvent que la décroissance peut, sous certaines conditions, être heureuse.

Ces expériences partagent l’importance de la démarche participative, de l’engagement de chacun dans la construction du vivre ensemble.

Un deuxième trait que certaines de ces expériences partagent est l’importance de la démarche participative, de l’engagement de chacun dans la construction du vivre ensemble. Ici se réinvente ce que cinq siècles de capitalisme ont souvent détruit : le commun. C’est la célébration de telles valeurs qui explique sans doute le succès de films comme Demain, Qu’est-ce qu’on attend ou En quête de sens6, qui redonnent espoir au spectateur et l’incitent à placer à son tour un modeste coin dans une brèche du système. Donner du sens à chacune de nos actions, se sentir responsables des autres et du monde, parce que nous sommes ontologiquement inter-reliés, tel est aussi le message de l’encyclique Laudato si’7, qui prône une écologie intégrale. N’est-ce pas le réveil des consciences, porté par de ces messages et ces actions, qui permettra à l’appel des 15 000 scientifiques d’être enfin entendu et à l’humanité de franchir un nouveau seuil ?



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1 BioScience, 13 novembre 2017, relayé en français par Le Monde à la même date.

2 Cf. l’article de Jean Gadrey dans ce dossier.

3 Cf. l’article de Xavier Ricard Lanata dans ce dossier.

4 Voir aussi l’article de Celina Whitaker dans cette question en débat.

5 Rapport du Royaume du Bhoutan, « Happiness : towards a new development paradgim », <www.newdevelopmentparadigm.bt>, 2013.

6 Il s’agit de trois documentaires : Demain (Cyril Dion, Mélanie Laurent, France, 2015), Qu’est-ce qu’on attend (Marie-Monique Robin, France, 2016) ou En quête de sens (Marc de la Ménardière, Nathanaël Coste, France, 2015) [NDLR].

7 Ceras (dir.), Lettre encyclique Loué sois-tu ! (« Laudato si’ ») du pape François (édition présentée et commentée sous la direction des jésuites du Ceras, avec guide de lecture), Lessius 2016, 2e édition revue et corrigée [2015] [NDLR].


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