Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Le consensus autour des limites du PIB est désormais partagé jusqu’au sein de la Banque mondiale ou de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques). Pourquoi reste-t-il malgré tout la vraie boussole de nos sociétés et de l’action publique ?
Florence Jany-Catrice - La Banque mondiale, pourtant loin d’être une organisation internationale radicale, estimait récemment que la croissance économique ne conduisait plus à une réduction des inégalités économiques. Il y a bien une sorte de diagnostic partagé sur les limites du PIB. Mais le consensus n’est pas aussi net sur la possibilité ou non de se départir de la croissance et du PIB. Et les énergies ne sont pas aussi attachées qu’on ne le pense à l’élaboration d’autres indicateurs.
La plupart des économistes considèrent encore que les dégâts écologiques ou sociaux, certes nombreux, pourront être compensés par des réformes sur le marché du travail (on parle de « fluidification »), par des suppléments d’innovation ou… par de la croissance. Sans oublier la croyance étonnante, et très persistante, dans les vertus spontanées du progrès technique. Tout cela se traduit par une novlangue bien connue : « PIB vert », « croissance verte », « emplois verts »… On ajoute une petite touche de couleur aux perspectives de croissance, mais certains experts ne sont pas prêts à se séparer de leur logiciel favori. En témoigne la loi Sas. La première version de cette loi, qui proposait d’autres indicateurs (comme l’espérance de vie en bonne santé ou la santé sociale) ne faisait pas référence à la croissance économique et elle n’a pas été soumise au vote. La deuxième mouture renvoie à d’autres instances le soin de sélectionner des indicateurs, et ajoute qu’il faut aussi évaluer les politiques économiques à l’aune de la croissance. Elle fut cette fois votée à l’unanimité.
Patrick Viveret - Ne négligeons pas le consensus critique qui s’est formé sur le diagnostic, surtout dans une période de grandes régressions ! Il ne faut pas bouder les victoires, même partielles, ou débouchant sur des attitudes incohérentes. Car il s’agit d’un choc de plaques tectoniques : les bouleversements économiques, sociétaux, politiques, qu’entraînerait une mise en cause conséquente du PIB et de l’idée de croissance sont tellement contraires à la logique du système qu’il n’est pas étonnant qu’il y ait contradiction entre le diagnostic et les actes. Nulle surprise, non plus, qu’une version adaptatrice soit en permanence proposée. Un système tellement enraciné ne peut être abandonné si facilement.
Le PIB a fourni un récit en réponse à la guerre et au besoin de reconstruction. Il a ainsi permis d’éviter certaines questions. En 1939, l’Europe, qui se croyait terre de grandes civilisations, devient le théâtre d’un déchaînement de violences nouvelles. Comprendre comment cette terre a pu permettre une telle barbarie aurait dû être la grande question éthique et spirituelle de l’après-guerre. En déportant tout sur la croissance, on s’est gardé d’y répondre.
La remise en cause de la croissance a rejailli, en un sens, en 1968. Mais les questions posées étaient trop radicales. En proposant aux sociétés comme seul objectif une croissance matérielle, même mieux répartie dans le modèle social-démocrate, on éludait encore le problème. Que faire quand on découvre que la croissance matérielle et sa répartition ne suffisent plus à faire société ? Suffit-il de récuser le modèle hyper-capitaliste et de dire que l’on va répartir plus justement les fruits de la croissance ? Il faut prendre en compte la révolution technologique, mais aussi les demandes éthiques et spirituelles. Le modèle hyper capitaliste, lui, prend en compte la mutation technologique et informationnelle et il entend répondre ainsi aux vides du modèle matérialiste, en y greffant des logiques culturelles et religieuses régressives.
Les alternatives ne sauraient se résumer à de nouveaux indicateurs, à côté du PIB. Il faut inscrire l’apport de nouveaux indicateurs dans une perspective globale : celle de la transition vers des sociétés du bien vivre. C’est tout l’enjeu des projets de type « sobriété heureuse » : ils supposent d’accorder autant d’importance au second terme qu’au premier. Nous avons besoin de stratégies créatives centrées sur le bien-vivre en acte qui doivent s’articuler avec les stratégies de résistance. Pour reprendre la fameuse expression de Spinoza, c’est la mobilisation de l’énergie de la joie face aux « passions tristes ».
Entrer par la question des indicateurs, n’est-ce pas une façon très aride, voire technocratique, de faire partager le rêve d’une société plus juste et plus viable ?
F. Jany-Catrice - Bien sûr la question des indicateurs reste étriquée face à l’ampleur des enjeux. Les cabines de pilotage des gouvernants restent composées de quelques indicateurs et les politiques ne savent pas penser en dehors d’indicateurs de résultat évaluant la distance aux objectifs fixés. Sous le quinquennat Hollande, l’infléchissement de la courbe du chômage n’était-elle pas envisagée comme l’alpha et l’oméga de la réussite politique nationale ?
Repartir de la question des indicateurs présente un côté pratique, voire tactique, pour exhumer les impensés de ceux choisis après-guerre. Sans être une fin, l’élaboration de nouveaux marqueurs pouvait catalyser les énergies pour construire des perspectives d’après croissance. Le Forum pour d’autres indicateurs de richesse (Fair) n’a d’ailleurs jamais découplé ses réflexions de celles sur la redéfinition de la richesse, dans la lignée des travaux de Dominique Méda et de Patrick Viveret.
P. Viveret - Si on s’enferme dans la seule question des indicateurs, ou uniquement dans les expérimentations de nouvelles monnaies citoyennes, par exemple, on cantonne les débats à quelques spécialistes. Le capitalisme est un système de gouvernance des sociétés par le vice – chacun étant supposé maximiser son profit. Mais les acteurs qui prétendent organiser des régulations par la vertu, eux, semblent incapables de donner une base dynamique à cette vertu : c’est souvent un militantisme sacrificiel. S’il n’y a pas une logique du désir et de l’eros au profit de la soutenabilité écologique, de la justice sociale, le projet sera bien du côté de la sobriété, mais pas d’une sobriété heureuse. Pour une véritable approche alternative, il faut poser la question de l’eros et de son rapport avec la vertu, une question traditionnellement coupée des traditions militantes et spirituelles, au centre de nos batailles, qu’elles concernent les indicateurs, la forme démocratique, la monnaie ou la sécurité nucléaire !
Cela dit, il était utile que la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi, malgré tous ses défauts, reconnaisse la pertinence du projet d’indicateurs alternatifs au PIB. Avoir une vision globale n’empêche pas de mener des batailles plus ciblées. Mais il ne faudrait pas que nous soyons seulement les contre-experts sur les indicateurs : il s’agit de lier ce qui compte et ce que l’on compte dans un projet de société alternatif plus large. En abandonnant le terrain de la proposition, sur des questions aussi décisives, nous ne bénéficierons plus de la reconnaissance de la pertinence, au moins, de notre diagnostic.
F. Jany-Catrice - La commission Stiglitz a eu le grand mérite de fournir une caution intellectuelle à celles et ceux qui travaillaient sur ces questions d’une manière un peu marginale jusque là et de mettre sur la place publique, du fait de sa composition, ce sujet décisif. Mais reconnaissons qu’elle n’a procédé à aucune audition, ni n’a conduit à un débat public d’ampleur. Son rapport intermédiaire, en anglais, à partir duquel les citoyens étaient invités à réagir, fut mis en ligne pendant quinze jours… Est-ce intentionnel, de la part de ceux qui nous gouvernent, de construire des citadelles techniques inaccessibles aux citoyens ? Cela ressemble, en tout cas, à une volonté de compliquer les débats sur des questions qui me semblent toujours d’intérêt général.
« Est-ce intentionnel, de la part de ceux qui nous gouvernent, de construire des citadelles techniques inaccessibles aux citoyens ? » F. Jany-Catrice
Sur le terrain, avec le réseau Fair, les diverses expériences de conférences, de débats, d’expérimentation, montrent comment les espaces de concertation sur les indicateurs amènent très vite bien au-delà : partout s’engagent des échanges politiques ou sociétaux passionnants, avec une grande diversité d’acteurs (associatifs, techniciens, universitaires, politiques, philosophes…).
Certaines collectivités locales se sont emparées sérieusement des indicateurs de bien-être. Mais ces dynamiques risquent d’être interrompues au moindre basculement de majorité. Est-il inconcevable d’obtenir un consensus politique, sur un territoire, autour d’une boussole alternative ?
P. Viveret - Une partie importante des basculements politiques se font sur la mise en cause culturelle entre ceux qui récusent le modèle de croissance et ceux qui s’y accrochent. Il n’est pas étonnant que cela se traduise par des modifications à chaque changement de majorité. Mais, de plus en plus, la réalité rattrape les politiques, y compris les plus opposés aux alternatives proposées. Ainsi, les nouvelles majorités municipales ont souvent reconduit le soutien ou la tolérance aux monnaies locales. Tout simplement parce que les acteurs économiques, indépendamment de tout contexte idéologique, faisaient pression pour défendre un projet utile et faisant sens pour le territoire.
F. Jany-Catrice - On ne retrouvera pas un compromis institutionnel comparable à celui élaboré au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. À l’époque, une forme d’unanimisme – même si les luttes sociales ont été décisives – a rendu possible certains consensus, comme la mise en place d’une protection sociale universelle. Les intérêts du capital et du travail étaient alors relativement alignés ; le keynésianisme servait de cadre intellectuel de référence ; le compromis fordiste voyait chacun accepter un supplément d’efforts pour accéder aux fruits de la croissance… Aujourd’hui, les questions sont plus complexes. Le caractère un peu magique de la croissance économique ne pourra pas être remplacé par un illusoire unique indicateur. Tout est à repenser de fond en comble : l’écologie, les inégalités, les questions de gouvernance…
Mais au fond, les indicateurs sont une manière de se représenter et d’interpréter le bon, le beau et les grands caps que l’on se fixe. Il s’agit de conventions socio-politiques et il est assez sain qu’ils ne fassent pas l’unanimité. Au risque d’étonner, je comprends assez bien que Xavier Bertrand n’ait pas retenu ceux que nous avions construits dans la région Nord-Pas-de-Calais : élaborés de manière très concertée, ils s’appuyaient sur un projet politique qui n’était pas le sien. La tension est permanente entre des indicateurs à forte stabilité temporelle et, disons, trans-partisans, et des indicateurs à fort contenu politique, dont l’objectif est aussi la prise de conscience collective des enjeux nouveaux sur un territoire.
Pourrait-on dissocier l’indicateur comme instrument de mesure et l’indicateur comme cap ? Parmi différents baromètres, une majorité pourrait prêter attention à certains, la suivante à d’autres. Pour des collectivités soucieuses d’assurer une continuité à la démarche, l’enjeu n’est-il pas d’associer un grand nombre d’acteurs, y compris économiques, pour que les indicateurs fassent l’objet d’une convention sociale ?
F. Jany-Catrice - On est au cœur de la question, si l’on s’attache aux seuls indicateurs. Mais ce sont des cadres interprétatifs et représentatifs du monde : ils interprètent une forme donnée à la réalité et ils fournissent un cap.
Dans la région Nord-Pas-de-Calais, le choix a été fait d’indicateurs composites, comme l’indicateur de santé sociale ou l’empreinte écologique, pour qu’ils soient plus visibles dans le débat public. Si la nouvelle région ne faisait qu’en picorer quelques éléments, on en perdrait le sens politique. Chaque fois qu’on a recherché l’unanimisme dans l’élaboration des indicateurs, on a affadi le projet et perdu en radicalité. Par exemple, la question du logement est une question importante pour la santé sociale du territoire, tout comme celle de l’éducation. Mais une fois une large diversité d’acteurs en accord sur ces grands domaines, quels indicateurs vont venir incarner ces questions sociales ? Sur le logement, s’accorder sur la taille du logement ou sur la part des personnes expulsées du logement ne vise pas les mêmes objectifs sociaux. De même que, dans l’éducation, retenir le taux de personnes exclues du système scolaire, la part des personnes diplômées de l’enseignement supérieur, voire la capacité d’empowerment permis par l’éducation ne sont pas des indicateurs substituables…
P. Viveret - Que ce soit en entreprise ou au sein de collectivités territoriales, je repars souvent de la comptabilité (en redonnant aux termes « bénéfices » et « pertes » leur sens premier) pour organiser une délibération entre les acteurs. Qu’est-ce qui est bénéfique ? Qu’est-ce qui est nuisible ? Où a-t-on des doutes ? Qu’est-ce qui fait débat ? On inscrit dans les deux premières colonnes ce qui fait consensus. Si un interlocuteur s’oppose ou questionne, on inscrit l’élément dans la colonne doute ou débat. C’est ce que j’appelle « la comptabilité bénéfique ». Même s’ils sont très divisés, les acteurs arrivent à se mettre d’accord sur bien des éléments. À condition que l’animateur mette aussi en débat ce qui paraît évident à tous : le bénéfice d’un air respirable, d’une eau potable ou d’une terre non empoisonnée, par exemple.
Cela n’empêche pas les discussions entre des visions contradictoires ou nuancées (tel élément peut être à la fois nuisible et bénéfique). Mais par la construction de désaccords, on distingue ce qui fait réellement débat de ce qui n’est que malentendu, soupçon ou procès d’intention. En permettant à une assemblée d’échanger sur ce qui est bénéfique et ce qui est nuisible, on redonne à la comptabilité sa fonction éthique et politique.
Le procédé permet aussi d’établir un lien direct avec la réalité : je n’ai encore vu personne qui soit plus attaché à la croissance qu’au respect d’une nappe phréatique ou d’un écosystème. La possibilité d’être complètement libre, sans avoir à créer de consensus mou, et le droit d’exprimer la totalité des conflits et des questions, permettent aussi de comprendre qu’il ne faut pas d’indicateurs trop sophistiqués pour passer à l’action. On n’a pas besoin de chiffres pour être d’accord sur l’importance de vivre en paix, dans un environnement protégé…
Mais aujourd’hui, on peut faire tous les rapports de développement durable ou de RSE que l’on souhaite, à la fin, c’est la comptabilité monétaire qui est le seul juge de paix ! Et ce que l’on n’a pas compté ne compte pas. Sans fournir un autre mode de comptabilité, la comptabilité bénéfique permet de produire un cadre où le monétaire devient un sous-ensemble d’un système d’information et d’évaluation d’un projet. Le cadran monétaire reste présent, mais il est mis en parallèle avec les cadrans écologique et sociétal issus des délibérations. L’exercice soulève deux questions. L’ensemble du système est-il renseigné ? Y a-t-il cohérence ou non entre tous ces cadrans ? Si certains bénéfices monétaires correspondent à des activités jugées non bénéfiques dans le cadran écologique, par exemple, l’enjeu sera de comprendre les raisons de cette incohérence et de trouver les moyens d’y remédier. La comptabilité devient vraiment politique. Pourquoi ne pas instituer le dépôt de bilan social lorsque des seuils d’insoutenabilité sociale sont atteints ?
F. Jany-Catrice - Il peut y avoir des évidences sur ce qu’il est juste de considérer comme un bénéfice ou comme une perte. Mais le diable est dans les détails. Les grands choix politiques se cachent derrière des petits choix techniques d’indicateurs. L’Union européenne s’est donné pour objectif de réduire le chômage. Tout le monde est d’accord avec cet objectif de bon sens. Mais ce qu’ont bien montré les travaux de Robert Salais, par exemple, c’est le glissement du taux de chômage vers le taux d’emploi. Plus précisément, le taux d’emploi des 15-65 ans, avec un objectif assigné de 80 %. Cela signifie que de 15 à 25 ans et de 60 à 65 ans, 80% des personnes devraient être en emploi. Il s’agit bien d’un choix politique de société !
P. Viveret - Pour opérer une mutation qualitative de la démocratie, il faut se demander comment transformer des ennemis en adversaires, la violence en conflit. Et comment dégager les désaccords (qui sont une richesse) des malentendus (qui ont des effets toxiques) ?
Les exercices de construction de désaccord permettent d’identifier les malentendus (émotionnels ou intellectuels) en reprenant les mots-clés du débat. C’est spectaculaire de voir à quel point, en quelques heures, nombre de malentendus sont levés parce qu’on a pris le temps de s’écouter. Éviter les effets pervers induits de la non écoute (sentiment de mépris ou pire, d’humiliation) permet une montée en qualité relationnelle et cognitive. On apprend des tas de choses dans un désaccord… plus que dans un consensus ! Transformer la violence en conflit est peut-être le défi le plus délicat. Car le plus grand problème de l’humanité n’est pas extérieur, comme le politique l’a toujours pensé, mais une barbarie intérieure.
Quand on pense à l’extinction des espèces ou au dérèglement climatique, n’est-ce pas un luxe de miser sur la conversion de chaque ultra-riche à la sobriété joyeuse ? N’y a-t-il pas de nouveaux interdits à instituer pour préserver une planète hospitalière ?
P. Viveret - Voilà un malentendu ! Je ne crois absolument pas qu’il faille attendre la conversion des 1 % les plus riches pour bouger ! Il faut affronter les logiques mortifères avec les forces de l’eros, en identifiant nos adversaires et en étant bien plus radical dans la façon de les traiter. Lorsque des personnes qui ne sont pas comptables publics ont, de fait, des activités de comptables publics, la Cour des comptes leur applique, en vertu du principe de la gestion de fait, les mêmes règles, voire les mêmes sanctions. De même, il y a des responsables de fait auxquels il faut demander des comptes. Donald Trump se comporte comme un criminel vis-à-vis de l’humanité. Les huit personnes dont les revenus équivalent ceux de 3,5 milliards d’êtres humains doivent être ciblées pour leur demander des comptes.
Mais dans les 10 % les plus riches de la planète qui émettent 50 % des gaz à effet de serre, il y a la majorité des Français. C’est aussi leurs émissions qu’il faudrait plafonner. L’eros suffit-il ?
P. Viveret - Ceci n’empêche pas qu’il y a un conflit spécifique à mener contre les 1 % les plus riches. Certains de ces acteurs ont parfaitement compris qu’une seule planète ne suffisait pas à leur mode de consommation, mais comme ils ne veulent pas en changer, il n’y a pas de place pour 7, 8 ou 10 milliards d’êtres humains. De leur point de vue, le creusement des inégalités fait sens : il s’agit de se sauver, eux. Face à un tel degré de cynisme ou d’irresponsabilité, il faut des acteurs qui entretiennent le conflit avec une radicalité très supérieure à celle habituellement pratiquée par la société civile internationale.
F. Jany-Catrice - Nous glissons vers la question des règles, et c’est normal, car les indicateurs aussi, lorsqu’ils sont institutionnalisés, deviennent comparables aux règles de droit. Les transformations passeront-elles par les règles ? Sans doute. Mais on observe aussi que ce qu’un ministre, comme Nicolas Hulot, tente de construire est déconstruit tout aussi vite par l’autre bout des politiques. Ainsi, le Ceta1 [traité de libre-échange entre l’Union européenne et le Canada] est en train de passer et les protections sociales universelles sont progressivement détricotées…
Demander des comptes à des responsables politiques, via les indicateurs par exemple, est utile. Mais les transformations viendront aussi des acteurs de la société civile, des mouvements alternatifs, d’initiatives écologiques et solidaires, qui n’ont pas attendu l’élaboration de nouveaux indicateurs macroéconomiques pour bouger. Ces expérimentations, qui sont souvent disqualifiées d’un point de vue comptable, peuvent avoir du succès, au moins localement, sur certains enjeux. Ces petits ruisseaux feront-ils de grandes rivières ?
P. Viveret - La société civile mondiale reste très fragmentée. Aussi, pour le prochain Forum social mondial, un « conseil de sécurité de l’humanité » est en débat. C’est une tentative pour que confluent tous les petits ruisseaux et que convergent les lanceurs d’alerte, afin de créer un cadre commun de référence. Concernant trois risques majeurs des années à venir (le nucléaire, le climat et la finance), nous souhaitons que tous les acteurs de la société civile partagent leurs ressources. Face à eux, il y a la force de la bêtise et de la méchanceté couplées. L’un des talons d’Achille de l’hyper capitalisme, c’est le « capital réputation ». Si on s’y attaque avec ténacité, comme on peut le faire sur Monsanto ou l’évasion fiscale, les effets seront non négligeables !
Propos recueillis par Anne de Mullenheim et Jean Merckaert, le 6 décembre 2017 à Paris.
1 Entré provisoirement en vigueur en septembre 2017, il doit encore être adopté par le Parlement [NDLR].