Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Le débat sur les indicateurs de richesse, à la fin des années 2000, a-t-il fait évoluer le paradigme du développement chez les bailleurs de fonds ? Considère-t-on, par exemple, qu’un pays pétrolier s’appauvrit quand il commercialise une ressource qui s’épuise, une ressource dont l’exploitation pollue l’environnement immédiat et dont la combustion dérègle le climat ?
Gaël Giraud - Le débat sur les indicateurs de richesse a alimenté la réflexion de la communauté internationale sur le concept même de développement, laquelle a abouti à l’adoption, en septembre 2015, de l’Agenda 2030 sur le développement durable. Le rapport Stiglitz-Sen-Fitoussi de 2009 (sur la mesure de la performance économique et du progrès social) n’a pas fondamentalement innové, mais il a contribué à rappeler l’impressionnante palette d’indicateurs alternatifs au produit intérieur brut (PIB) déjà disponibles. Pourtant, il n’existe pas aujourd’hui d’indicateur composite utilisé par l’ensemble des bailleurs du développement et qui mesurerait le développement durable dans ses quatre dimensions (sociale, environnementale, politique et économique). À l’Agence française de développement (AFD), nous travaillons sur cette lacune, qui nécessite encore des efforts de recherche. Pour l’instant, nous développons des outils qui agrègent certains indicateurs du développement durable pour aider les pays avec lesquels nous travaillons à définir des trajectoires résilientes et bas-carbone. C’est le cas du modèle macro-économique « Gemmes », qui intègre notamment l’impact du changement climatique et la raréfaction des ressources naturelles. Les différentes mesures du capital naturel actuellement en vogue (notamment celle de la Banque mondiale) sont très insuffisantes. C’est bien la comptabilité nationale comme telle qu’il faut réviser, de manière à ne plus compter comme un « profit » ce qui est, en réalité, une perte en capital (comme la vente de pétrole).
De quelle manière les nouveaux indicateurs disponibles sont-ils pris en compte dans l’élaboration des politiques, des stratégies, des projets ?
En mars 2017, la Commission des Nations unies sur les statistiques a validé une liste de 244 indicateurs à la disposition des États pour évaluer les 17 objectifs de développement durable (ODD). Charge à chacun de récolter les données idoines… Il va clairement falloir établir des priorités dans cette longue liste, d’autant que certains objectifs peuvent entrer en contradiction, par exemple la croissance du PIB (objectif 8) et la protection de l’environnement (objectifs 13, 14 et 15). À l’AFD, les ODD, mais aussi l’Accord de Paris, font partie intégrante de notre stratégie. Nous nous sommes fixé un objectif « 100 % Accord de Paris » avec l’ambition de faire en sorte que l’intégralité de nos projets soit compatible avec les feuilles de route nationales que chaque pays s’est engagé à mettre œuvre en ratifiant l’Accord de Paris. Nous passons également nos projets au crible d’une grille de sélection qui vise à prendre en compte, de façon transversale, les enjeux de « développement durable ». Dans cette grille, nous allons d’ailleurs plus loin : nous essayons de prendre en compte la dimension des droits de l’homme, tragiquement absente des objectifs de développement durable négociés par les États.
Vous-même avez travaillé autour de l’idée d’indicateurs de qualité relationnelle. Quel en est le principe ? Quel écho ces réflexions rencontrent-elles ?
Avec Cécile Renouard, Hélène L’Huillier, Raphaële de la Martinière et Camille Sutter, nous avons travaillé sur un indicateur de capacité relationnelle : le « Relational Capability Index » (RCI). Ces travaux se fondent sur l’idée que les relations humaines constituent le cœur de la vie humaine. Un indicateur composite mesure la qualité des relations entre les personnes et le niveau de leur autonomisation relationnelle. Il révèle notamment comment l’accroissement des inégalités détruit la qualité du dialogue social. On en trouve un écho dans la réflexion menée à l’AFD pour mieux intégrer la dimension du lien social dans ses projets, via un mot d’ordre qui pourrait être de faire de l’AFD une agence « 100 % lien social ». Notre diagnostic est que, dans un contexte où la frontière conventionnelle entre l’humanitaire d’urgence et le développement de long terme est en train de disparaître, la plupart des crises qui secouent les pays ont partie liée avec des déchirures profondes du tissu social. Comment cicatriser ces blessures ? Il convient déjà d’apprendre à les mesurer… L’indicateur de capacité relationnelle y contribue.
Propos recueillis par la Revue Projet.