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Dossier : Quels objectifs pour le développement ?

Concurrence ou droits humains : il faut choisir !

Manifestation de soutien à la Grèce, février 2012, Paris © Aurore Chaillou/Revue Projet
Manifestation de soutien à la Grèce, février 2012, Paris © Aurore Chaillou/Revue Projet
Quelles sont les valeurs de la communauté internationale : l’égale dignité de chacun, qui est à son fondement, ou la loi du marché ? Pour Jean Fabre, l’ancien numéro 2 du Programme des nations unies pour le développement, les deux ne sont pas compatibles. À l’heure où il nous faut gérer le monde ensemble, il y a urgence à construire une réponse commune.

On rapporte qu’à la question : « Que pensez-vous de la civilisation occidentale ? », le mahatma Gandhi répondit : « Ce serait une excellente idée ! » La boutade pose la question suivante : comment tirer le meilleur du patrimoine d’une communauté humaine, afin de mieux « faire société », en se distanciant de toute forme d’injustice ou de barbarie ?

Genèse de la communauté internationale

Le premier grand acte fondateur de la communauté internationale moderne a été la Charte de Nuremberg, qui établit la notion de « crime contre l’humanité » et le principe de valeurs s’imposant à tous en tous lieux et toutes circonstances, quitte à désobéir aux lois de son propre pays. Le second a été la Charte des nations unies, en 1945, qui codifie les relations internationales à partir de valeurs fortes. Adhérer, c’est, pour chacun des 193 États signataires, faire sien le préambule qui proclame la « foi » commune « dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites ». Et comme il n’est de droits que vécus, nos États se sont engagés à « favoriser le progrès social et instaurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande ».

Le 10 décembre 1948, dans la Déclaration universelle des droits de l’homme (DUDH), le monde reconnaissait pour la première fois que les libertés et les droits fondamentaux sont inhérents à tout être humain, inaliénables et s’appliquent également à tous. La DUDH a inspiré de nombreux traités, lois et constitutions nationales. Elle a engendré le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, et celui relatif aux droits économiques, sociaux et culturels. Entrés en vigueur en 1976, ils sont contraignants pour les États qui les ont ratifiés.

Conscients qu’il ne suffit pas de disposer d’une instance où gérer les disputes pour assurer la paix, les fondateurs de l’Onu ont voulu prévenir et supprimer les « désajustements sociaux et économiques », en créant le Fonds monétaire international (FMI) et la Banque mondiale. Une troisième institution devait favoriser le commerce international, mais elle n’a pas vu le jour alors faute d’accord sur ses modalités. L’Onu a rapidement instauré des fonds d’aide au développement et de secours d’urgence et structuré peu à peu une architecture de solidarité internationale1.

Avec la reconstruction, les pays riches ont connu les Trente Glorieuses. C’est alors qu’ils ont adopté, dans le contexte de la Guerre froide puis de l’effondrement du bloc soviétique, le dogme de la concurrence et le consensus de Washington porté notamment par le FMI et la Banque mondiale, prônant la libéralisation du commerce extérieur, l’ouverture aux investissements étrangers, la privatisation des services publics et la déréglementation. On croyait qu’en levant tout obstacle à l’action des acteurs économiques et à la circulation des capitaux, des biens et des services, on optimiserait la production de richesses et que les plus pauvres en bénéficieraient aussi. Le marché sans contrôle promettait le progrès pour tous. En 1995, naissait l’Organisation mondiale du commerce (OMC), avec pour but principal de déréguler le commerce autant que possible. Quant à l’Union européenne, elle a fini par graver le primat de la concurrence dans le traité qui lie ses membres. La Commission veille au grain, les sommant d’y conformer leurs pratiques et législations. Débridée chaque jour davantage, la finance a inventé une myriade de nouveaux instruments dont les produits dérivés, avec les juteux rapports que l’on sait et, chemin faisant, quelques crises…

Quel progrès ?

Ne boudons pas notre plaisir : en moyenne, tout le monde – ou presque – va mieux. L’indicateur de développement humain de presque tous les pays s’est amélioré : en moyenne, les gens vivent plus longtemps, en meilleure santé, sont mieux éduqués et disposent d’un pouvoir d’achat plus important, sauf quelques exceptions, dues le plus souvent aux conflits, au sida ou à l’incurie des dirigeants. Un regard plus poussé révèle toutefois que les nombreux soubresauts économiques ont épargné peu de pays. On découvre des vécus très disparates, des souffrances, des gâchis. Si chaque être humain compte, alors on ne doit jamais se satisfaire d’une bonne statistique, mais débusquer ce qu’elle recèle de drames humains. Lorsqu’au Pnud nous avons publié le premier rapport sur le développement humain, nous mettions en parallèle une croissance quasi identique du Pib du Royaume-Uni et de la Suède : la première s’expliquait par une augmentation du revenu des plus riches, la seconde par une croissance des bas revenus. Les choix sociétaux font la différence !

Grattons encore ! Derrière la progression de la durée moyenne de vie se cache le chiffre qui importe : celui de l’espérance de vie en bonne santé. Il est partout bien inférieur. En France, la différence est de quinze ans, les travailleurs manuels étant plus affectés que les cadres. Et les inégalités ? Dans l’Hexagone encore, publiées par déciles, les statistiques semblent dire que les inégalités moyennes de revenu sont restées stables. Or, en dix ans, le revenu du 1 % le plus riche s’est accru 4 à 10 fois plus que celui du reste de la population. Au niveau mondial, la richesse comptabilisée est plus élevée que jamais, en valeur absolue et en moyenne par habitant, mais les inégalités, fortes autrefois, sont devenues obscènes. Patrimoines à part, les gains de nombre de PDG ou de traders atteignent 100, 1000 ou 1500 fois le salaire minimum des employés d’une même entreprise. Et on envisage de réduire le « coût » du travail pour être plus compétitif !

Passerait encore, si tous allaient bien. Mais comment survit en Afrique la famille expulsée de son lopin de terre, vendu à une société étrangère qui a négocié l’accaparement de milliers d’hectares pour produire des agrocarburants ? Que dire, en Europe, de la colère des contribuables qui, après avoir renfloué des banques privées aux paris irresponsables, paient maintenant les intérêts des emprunts que l’État a contractés sur les marchés, faute de pouvoir le faire auprès des banques centrales ? Que dire des pauvres d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine dont 80 % du revenu sert à payer la nourriture et qui en 2008 ont dû brutalement diviser par 3 leurs achats de riz ou par 2 ceux de blé parce que les opérateurs de marchés en ont fait exploser les prix ? Le Programme alimentaire mondial doit désormais choisir qui sauver ou non, car, face à la crise, les États réduisent leurs dons déjà insuffisants. Comme si le droit à l’alimentation, à l’habillement, au logement et à la santé n’était pas écrit en toutes lettres à l’article 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Laisser ainsi mourir des gens de faim revient à commettre des assassinats au moyen d’opérations parfaitement autorisées, voire avec la protection d’un arsenal juridique élaboré par des élus et manié à la perfection par les avocats d’affaires.

On parle des réactions des marchés ou des investisseurs quand il faudrait parler des turpitudes des spéculateurs. L’investisseur accompagne une entreprise et veille à son épanouissement. Le spéculateur siphonne sans état d’âme la société dont il achète des parts. Quant aux opérations boursières, elles sont tantôt dictées par le bon sens, tantôt par la superficialité et la panique de traders au comportement grégaire, tantôt effectuées par des ordinateurs sur la base d’algorithmes. N’est-il pas absurde qu’une cargaison de céréales sur un bateau puisse changer 5 à 30 fois de propriétaire en pleine mer, au gré d’opérations à court terme, et n’ait plus la même valeur à l’arrivée au port ? Est-il raisonnable d’autoriser l’achat à terme de récoltes avant que les semences aient été plantées ? Mesure-t-on la nocivité des fonds de pension et autres capitaux mouvants qui exigent de leurs proies des retours sur « investissement » que l’économie réelle ne peut fournir ? Tôt ou tard, ces demandes insensées muent des fabricants de biens en saccageurs sociaux (puisqu’arrive un moment où la rémunération du travail reste la seule variable d’ajustement) et en spéculateurs boursiers à leur tour. Saisit-on ce que signifie confier le cours des devises aux marchés ? Après la crise financière, en six mois, les échanges sur le marché des devises sont passés de 1500 à 4500 milliards de dollars par jour ! Spéculer sur la monnaie, c’est jouer le temps de travail des uns contre celui des autres. En treize ans d’existence de l’euro, son rapport au dollar, parti de 1,2, est descendu à 0,85, a grimpé à 1,59, puis est revenu à 1,3. Un Européen était-il vraiment moitié moins productif qu’un Nord-américain, avant de devenir deux fois plus productif ? Qu’est-ce, sinon l’expression du mépris envers les personnes au travail ?

Sans contrôle et sans frein, ce pilotage par les marchés hypothèque jusqu’à l’écosystème qui nous fait vivre. Myope à l’excès, il ignore que l’on extorque à la planète plus de ressources naturelles qu’elle n’en peut fournir sans se détraquer. Il ne voit pas que par leur croissance démographique et les modes de vie issus des révolutions industrielle et informatique, les êtres humains, où qu’ils vivent, ont désormais sort lié. En 1948, il y avait 2,4 milliards d’habitants. Nous sommes 7,2 milliards désormais et partageons la même planète et ses limites. Nous n’avons d’autre choix que la gérer ensemble.

I have a dream...

L’histoire des conquêtes sociales et politiques et l’émergence progressive d’une communauté humaine qui a su concevoir la Déclaration universelle des droits de l’homme nous autorisent à avoir une certaine confiance dans la capacité de nos semblables à produire le meilleur. Encore faut-il reprendre la main sur les marchés ! Débridés, ils n’ont cure des gens, de leur vie, de leur environnement et de leurs droits. Ils servent des individus, mais pas la société – ni même l’économie. Mettre la satisfaction des droits au centre de l’économie implique de passer l’ensemble de nos systèmes d’échanges et des « droits de propriété » au crible de ce qui sert – outre les besoins des individus – le bien commun et les biens publics.

Mettre les droits au centre de l’économie implique de passer nos systèmes d’échanges au crible de ce qui sert le bien commun et les biens publics.

En tout premier lieu, il faut remettre de la démocratie dans la gestion des besoins essentiels (eau, nourriture, habillement, logement, santé, éducation, énergie, sécurité). Ces marchés-là doivent être dotés de règles équitables et de garde-fous, à l’abri de toute spéculation. Ce vaste chantier demande d’interroger à la lumière des droits tous les niveaux où se nouent des contrats, et de modifier le tissu institutionnel et juridique. Au plan local, par exemple, la spéculation immobilière qui obère la vie de millions de gens est un déni de droits. Puisqu’on ne peut attendre de régulation d’une soudaine inspiration de la vertu, il revient aux pouvoirs publics, épaulés par de larges concertations citoyennes, de refonder les règles de la finance, les rapports au sein de l’entreprise, et de concevoir une fiscalité qui bloque la spéculation sans pénaliser le travail ni freiner l’initiative. Utopiques en apparence, ces ambitions connaissent des précédents contemporains2.

Mais le chemin s’annonce long et ardu. La perversion des marchés dérégulés est loin de sauter aux yeux de tous. Dans la culture anglo-saxonne, beaucoup tiennent pour illusoires les vertus que d’autres attribuent à l’État et aux structures interétatiques. Or nombre de problèmes ne peuvent trouver leur solution dans le seul cadre national… L’enjeu, dès lors, est d’instaurer des espaces et des outils de dialogue, afin de surmonter nos divergences et d’avancer par compromis autour d’objectifs circonscrits (comme la gestion des ressources naturelles et des menaces écologiques). Désormais interdépendants, nous ne pouvons continuer à fonctionner avec une gouvernance anachronique, impuissante à résoudre nos problèmes.

La nouvelle gouvernance gagnerait à se fonder sur le principe de subsidiarité (décider à l’échelon le plus proche possible du citoyen et des communautés concernées) et à s’appuyer, au moins en partie, sur les structures institutionnelles légitimes. Elle se redéfinirait, non plus autour du seul État-nation, mais à partir d’un double mouvement vers les collectivités territoriales et vers des mécanismes interétatiques à géométrie variable, jusqu’aux instances de concertation et coordination mondiales. À l’échelon territorial, les pouvoirs publics seront amenés à concevoir de nouvelles formes de partenariat, rompant avec la notion d’État-providence, mais à partir de l’implication des acteurs économiques et sociaux dans une optique de service conjoint à la communauté.

Qu’avons-nous en commun ?

La gestion des biens publics et des biens communs à l’échelle mondiale devra se construire pour l’essentiel dans le cadre des instances démocratiques de l’Onu, et non dans les enceintes censitaires ou celles verrouillées par des biais politiques. Ce n’est pas un hasard si les Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) sont issus de l’Assemblée générale de l’Onu.

Depuis 1972, l’Onu veille à organiser un dialogue avec la société civile mondiale, dans la préparation comme dans le déroulement de ses événements. De son côté, la société civile organisée prend des initiatives, comme le Forum social mondial ou les clubs de concertation dans les milieux économiques. Il faut aujourd’hui élargir le cercle aux citoyens non-organisés : par leur nombre, ils sont la clef de voûte du changement ou du statu quo. Si l’on voit émerger des initiatives transfrontières telles que les pétitions électroniques ou les forums thématiques, beaucoup reste à faire pour impliquer dans la réflexion ceux qui ne le sont pas ou peu, et pour sortir de l’esprit de confrontation au bénéfice de l’esprit de médiation afin de comprendre l’autre et de transformer les désaccords en pôles de fécondité.

On sait bien que la conjonction d’une croissance démographique inouïe et de capacités de production sans précédent appelle, dans un monde de ressources limitées, d’une part à reconcevoir nos productions pour assurer les droits de tous sans provoquer un effondrement écologique et, d’autre part, à réfléchir à la façon dont on considère la propriété et la gestion des ressources naturelles (hydrocarbures, minerais, métaux, etc.) indispensables à toute l’humanité et sur lesquelles sont assises « par hasard » certaines populations… Comment gérer, de même, les biens publics tels que la biodiversité et le climat ? Ces questions sont susceptibles d’entraîner des révolutions conceptuelles mettant en question la notion de pays telle qu’elle a façonné l’histoire humaine jusqu’à nos jours.

Contrainte à s’interroger « à chaud » sur toutes ces questions, l’humanité a-t-elle une instance de concertation plus légitime que l’Onu ? Si l’on doit repenser en état de nécessité le pacte économique, le pacte social et le pacte environnemental qui lieront l’humanité, il s’agit d’engager sans tarder le débat sur les valeurs sur lesquelles fonder ces pactes. On en a les prémices avec les grandes conférences de l’Onu qui ont jalonné les vingt-cinq dernières années3, les OMD, la création du Conseil des droits de l’homme et le travail accompli sur le climat, la biodiversité et la désertification. Mais l’ancrage dans des logiques nationales et régionales et le besoin d’identité sont si profonds que l’intérêt général passe souvent au second plan. Là aussi, le débat doit impliquer les sociétés au sens large. L’appel pressant de l’Onu à participer à la définition des objectifs après 2015 offre un cadre où cette question des valeurs de référence peut avancer.

Deux des pièces maîtresses de la restructuration de l’économie vers la satisfaction des droits sont la refonte des règles du commerce international et la réforme de la finance.

Les litiges qu’on règle à l’OMC portent sur des intérêts commerciaux, non sur le bien-être et la dignité.

En matière de commerce, les règles de l’OMC constituent toujours la norme de référence (malgré la multiplication d’accords bilatéraux). C’est là que se négocient encore – dans la douleur – les règles du jeu à venir concernant des denrées essentielles. Or, à l’OMC, les débats sont faussés, en raison même de son postulat de base axé sur les supposées vertus de la concurrence « sans distorsion » et de la dérégulation. Et même si les contraintes qui pèsent sur chacun sont prises en compte, l’objet reste l’expansion du commerce. Les litiges qu’on y règle portent sur des intérêts commerciaux, non sur le bien-être et la dignité. Au regard des droits, la première urgence est de sortir un milliard d’êtres de la pauvreté absolue et d’en arracher 800 millions aux griffes de la faim : les pays du Nord et du Sud doivent réfléchir ensemble loin de tout a priori doctrinaire à la façon de structurer les productions et les échanges commerciaux en ayant cet objectif à cœur. Faute de pouvoir mener cette réflexion dans le cadre dogmatique de l’OMC, il faut redonner un rôle politique fort à la Cnuced (Conférence des nations unies sur le commerce et le développement)4.

D’abord, il faut s’accorder sur les moyens de soustraire aux logiques de profit tout ce qui a trait à l’alimentation : interdire de spéculer sur ces produits, encadrer les marchés à terme, abolir les produits dérivés. Mais aussi repenser l’amont du commerce : productions, méthodes de culture, état des sols et brevets. On risque ici de se heurter aux logiques de la propriété intellectuelle qui, malgré ses mérites, peuvent être délétères, voire assassines – on l’a vu pour les médicaments, à propos du sida. La marchandisation des savoirs retarde de nombreux programmes de recherche et alourdit leur coût ; le système des brevets rend inaccessibles nombre de technologies et de connaissances à ceux qui en ont le plus besoin. En matière agricole, ce système a consacré la mainmise de quelques grands trusts sur les chaînes de production agro-alimentaires, privant même un nombre croissant d’agriculteurs de la possibilité d’ensemencer à partir de leurs propres récoltes ! Pourquoi ne pas transformer l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle en « organisation mondiale du ‘partage’ intellectuel » ? On peut rêver… Des initiatives de type open source se multiplient5.

Dans un monde d’interdépendance, il est difficile de se passer d’une banque centrale mondiale. Il n’y a pas d’économie prospère sans une monnaie en laquelle avoir confiance, sans une régulation des marchés financiers et sans que les États puissent trouver un prêteur de la dernière chance quand les autres font défaut. Pourquoi ne pas démocratiser et renforcer le FMI, plutôt que de le maintenir dans l’entre-deux actuel où il conditionne les politiques des États les plus faibles aux desiderata (parfois absurdes) des plus forts, sans disposer des moyens suffisants pour répondre aux chocs d’ampleur intercontinentale ? Les sauts erratiques des devises, parfois lourds de conséquence pour les entreprises, appellent à disposer d’une monnaie commune (ou de référence), à maintenir une certaine stabilité des prix et à rendre équitable l’accès au crédit. Une Banque mondiale réformée pourrait soustraire les États encore fragiles aux taux d’intérêt excessifs des marchés. Et pourquoi ne pas introduire, comme au plan national, un système progressif d’imposition des revenus des pays, adossé à un dialogue pour en répartir le fruit au bénéfice des moins avancés ?

Nous pouvons être le changement en désertant l’économie de la concurrence et du pouvoir actionnarial.

Le changement, c’est nous !

Mais les structures politiques ne sont pas les seules à pouvoir agir. Nous pouvons être le changement en désertant l’économie de la concurrence et du pouvoir actionnarial pour bâtir des lieux de production, d’échange, d’épargne, de distribution et de services basés sur des rapports d’égale dignité, où l’on fait équipe sans perdre de vue le bien public. Nos sociétés abondent d’exemples de coopératives, de mutuelles et de groupements pour lesquels l’économie n’est pas une fin mais un moyen au service d’objectifs d’intérêt public. Rien n’empêche de mutualiser nos avoirs dans des fonds éthiques, de produire dans le respect de l’environnement, d’échanger dans le cadre d’un commerce équitable, de gérer du foncier sans spéculer, de faire du logement « juste » et d’élargir sans cesse la zone du respect des droits. Rien n’empêche de relocaliser des productions en « circuit court » près des personnes qui en ont besoin, que ce soit avec la monnaie officielle ou dans le cadre de système d’échanges locaux, de monnaies complémentaires. Développer cette forme d’économie requiert la mise en place de pôles d’investissement. La soustraction d’une partie de l’épargne des banques classiques au profit de banques éthiques, coopératives et mutualistes, permettrait de dégager ces ressources… Si seulement une proportion assez grande de citoyens (voire d’entreprises) franchissait le pas ! Les pouvoirs publics peuvent faire beaucoup pour susciter et appuyer de telles dynamiques.

Il faudra encore donner un cadre à l’action des entrepreneurs sociaux, permettre la transformation d’entreprises à caractère actionnarial en sociétés coopératives et mutualistes (y compris par le rachat par les employés de la structure de production qui bénéficie de leurs savoir-faire et de leur travail) et pour faciliter les collaborations entre acteurs de l’économie sociale et solidaire et pouvoirs publics, en particulier avec les collectivités territoriales et, pour les pays en développement, avec le soutien de la coopération internationale.

Changer de cap ne suppose pas de tout avoir conçu avant de commencer. Chacun peut avoir des idées, mais ensemble nous sommes le chemin. Le processus compte autant que la boussole dont on se dote, et il ne fait pas de doute que l’on réajustera le Nord plusieurs fois en cours de route. Une seule certitude : la concurrence et le pouvoir actionnarial ne font pas bon ménage avec l’article 1 de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « Tous les hommes naissent libres et égaux en dignité et en droit ; ils sont dotés de conscience et de raison, et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. » À chacun de faire ses choix. L’utopie n’est pas un rêve inatteignable mais seulement la distance entre ce que nous pouvons faire et ce que nous osons.

Jean Fabre



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1 Pnud, Fonds des nations unies pour l’enfance (Unicef), Organisation des nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), Organisation mondiale de la santé, Programme alimentaire mondial, Bureau international du travail (BIT), Conférence des nations unies sur le commerce et le développement, etc.

2 Au plus fort de la crise bancaire, l’Islande a résisté avec succès au chantage des puissances financières.

3 Sur les droits de l’homme, la démographie, les femmes, la situation sociale, l’environnement, le développement, etc.

4 Relais historique des aspirations des pays « en développement » à prendre leur place sur la scène internationale, la Cnuced est le seul cadre légitime en place pour ce faire, doté de surcroît de capacités multiculturelles propices à une pensée créative. Ses analyses visent à comprendre comment produire et échanger de façon à engendrer « la prospérité pour tous ».

5 Dans le domaine informatique, mais aussi dans celui des réalisations économiques, sociales et environnementales.


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