Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Les neurosciences viennent confirmer ce qu’intuitivement nous savions déjà : le cerveau du petit enfant n’est pas suffisamment mature pour affronter la frustration en toute sérénité. Là où la plupart des adultes sont (théoriquement) capables de prendre une saine distance émotionnelle par rapport à l’objet d’un désir, l’enfant est submergé par une tempête hormonale qu’il n’est pas en mesure de maîtriser. Ce fameux « caprice », où l’enfant se jette par terre en hurlant, la bave aux lèvres, a longtemps été interprété comme une stratégie de manipulation des parents. Au XIXe siècle, ces accès de rage étaient assimilés à une manifestation du démon, qu’il s’agissait de mater le plus tôt et le plus vigoureusement possible.
Heureusement, ces conceptions ont évolué. La plupart des pédagogues s’accordent aujourd’hui sur le fait que les parents doivent accompagner l’enfant dans la gestion de la frustration, afin qu’il établisse progressivement les connexions neuronales lui permettant de faire face au « non » 1. Concrètement, cet accompagnement peut prendre la forme d’une attitude ferme, douce et bienveillante. Julia, 2 ans, me demande un gâteau. Lorsque je lui explique que ce n’est pas l’heure, elle se jette par terre en hurlant, essaye de me taper et de casser quelque chose. Je la contiens doucement mais fermement dans mes bras, ce qui amplifie encore sa rage. Puis, au bout de quelques minutes, c’est fini. La frustration est sortie, Julia se détend. Un dernier sanglot, un soupir, un sourire et on passe à autre chose. Ces expressions de la frustration sont souvent d’autant plus courtes qu’elles sont intenses 2.
Il n’y a cependant pas de recette miracle. Comment faire si ces « crises » sont fréquentes ? Si moi, parent, je ne suis pas assez serein ou disponible pour « accueillir » cette tempête émotionnelle ? Si je suis dans un lieu public, sous le regard réprobateur des passants ou de ma belle-mère ? L’expérience de la frustration (dans les interactions de l’enfant avec son milieu, ses camarades, ses parents…) est normale et inévitable. Elle joue un puissant rôle éducatif, l’enfant apprenant progressivement à la gérer. Mais il n’est pas nécessaire qu’il y soit confronté en permanence : c’est épuisant pour lui et pour son entourage. Je crois qu’il est possible de la minimiser en agissant sur l’environnement de l’enfant.
De fait, aujourd’hui, la plupart des petits évoluent dans un milieu hautement frustrant. L’environnement urbain moderne est saturé de sollicitations, de stimulations et d’interdits : pensez à un supermarché ! Dès lors, comment s’étonner que le premier mot des enfants soit souvent « non », puisqu’ils l’entendent à longueur de journée ? « Ne fais pas ci, ne touche pas à ça, non, tu n’auras pas ceci, je ne t’achèterai pas cela… » Pourtant, l’enfant a besoin d’expérimenter et d’élargir son champ des possibles. Son enthousiasme est le plus grand moteur d’apprentissage qui soit ! Il lui faut un environnement adapté, qu’il peut explorer à sa guise, découvrant un sentiment de puissance et de liberté.
Quand le nécessaire vital est assuré, moins il y a de superflu, plus nous sommes sereins, détendus et créatifs. Ceci est valable pour les adultes, mais davantage encore pour les enfants, qui sont, nous l’avons dit, bien moins armés pour gérer la frustration. Prenons l’exemple des bonbons. Mes trois filles ont une alimentation composée essentiellement de fruits et légumes frais, de céréales et de légumineuses ; très peu de sucre, pas de dessert (sauf exception), presque jamais de bonbons. Elles savent que cela existe et en mangent quand la boulangère leur en offre, au même titre qu’elles voient chez les autres des dessins animés. Mais à la maison, il n’y en a jamais : elles n’en réclament donc pas. Je suis souvent frappée par la quantité de phénomènes qu’entraîne la cohabitation entre enfants et bonbons : généralement bien en évidence en haut de l’étagère, inaccessibles à l’enfant (qui développe souvent d’audacieuses stratégies de superposition de chaises pour y accéder), ils sont l’enjeu de nombreux chantages et négociations. Puisqu’ils sont, en plus, en tous points nocifs à la santé, pourquoi ne pas les supprimer de la maison, le seul environnement que l’on maîtrise ?
La même logique peut s’appliquer à tout ce qui est superflu. Par exemple, mes filles ont très peu de jouets, grâce à une croisade menée auprès de l’entourage (notamment des grands-parents). Comme elles ne regardent pas la télévision et vivent en pleine campagne avec très peu (voire pas du tout) d’exposition à la publicité, elles n’en réclament pas. Elles ont une petite maison dans laquelle elles peuvent construire mille cabanes et autant de jeux à partir de trois bouts de bois, quelques vieux draps, du papier et des ciseaux. Elles ont un jardin immense et une forêt qui leur tend les bras. Elles ont du temps et des amis, petits et grands, qui partagent avec elles leurs passions, idées, chansons et savoir-faire.
Au sein de cet environnement riche (bien que sans doute « austère » du point de vue de la société de consommation), il nous arrive aussi de devoir gérer l’« exceptionnel ». Dans nos esprits d’adultes, formatés par un modèle consumériste, nous l’associons généralement à une forme de consommation « extraordinaire ». L’arrivée des grands-parents, par exemple, s’accompagne souvent d’un cadeau, un objet extraordinaire et inattendu. Les plus petites de mes filles s’y montrent assez indifférentes ou accueillent cet « exceptionnel » dans la joie. En revanche, ma fille aînée a, depuis l’âge de 4 ou 5 ans, plus de difficultés à gérer ces moments, qui provoquent paradoxalement plus de frustration que de plaisir. L’excitation et l’attente se muent souvent en déception ou en jalousie. Je me souviens d’un jour où je suis rentrée à la maison à l’heure du petit-déjeuner avec une poche de viennoiseries. Ô joie ! Mais une fois le croissant avalé, il en fallait un autre ! Et, finalement, c’était un pain au chocolat qu’elle voulait… Je la revois pleurer de dépit, tandis que je songeais : « Si je n’avais rien acheté, elle mangerait joyeusement ses flocons d’avoine et tout le monde serait content ! »
Peut-être la consommation « exceptionnelle » est-elle d’autant plus frustrante pour les enfants qu’elle est souvent associée à un sentiment d’impuissance. Quand un adulte nanti d’une carte de crédit décide de se faire plaisir, il choisit lui-même l’objet de ce plaisir ; et même s’il en est aussitôt déçu, il peut se consoler en imaginant ce qu’il choisira la prochaine fois… L’enfant, lui, n’a pas de carte de crédit : il est totalement dépendant de la puissance et de l’arbitraire des adultes. D’où l’importance des rituels. À l’inverse du schéma publicitaire qui survalorise la nouveauté et la surprise, les enfants sont généralement plus sereins et joyeux dans un cadre de consommation régulier, prévisible et sécurisant.
La société de consommation a fait des enfants un marché juteux, jouant notamment avec la culpabilité des adultes, qui compensent parfois leur manque de disponibilité par de coûteux objets. L’amour se mesure alors en euros. À chaque Noël, à chaque anniversaire, c’est une avalanche de cadeaux surprenants et sophistiqués, qui n’ont généralement qu’un seul usage : celui pour lequel ils ont été conçus. Laissant peu de place à la créativité et à l’imagination, ce type de cadeaux réduit le champ des possibles de l’enfant, qui s’en détourne vite et préfère parfois jouer avec l’emballage ! Tant mieux, car il faut faire de la place pour l’avalanche suivante… C’est ainsi qu’après les fêtes les poubelles débordent de jouets.
La question de l’entourage est primordiale dans ce vaste sujet liant enfants, consommation et gestion de la frustration. Je parlais de bonbons, de jouets et d’écrans : il est plus facile de bannir de l’environnement familial ces éléments superflus si nous ne sommes pas seuls dans ces choix, qui sont, il faut le reconnaître, à contre-courant. La pression exercée par les copains et copines (la fameuse « pression des pairs ») joue un rôle important dans la construction de l’enfant. Lorsque les parents sont les seuls à dire « non » à un objet (quel qu’il soit) que « tous les autres » ont, c’est le sentiment d’appartenance à un groupe qui est mis en jeu. Or ce dernier est une nécessité vitale, chez les enfants comme chez les adultes. Le sentiment d’exclusion mobilise la même zone du cerveau que la douleur physique 3. De fait, pendant des millions d’années, l’exclusion de la tribu équivalait à une sentence de mort. Il importe donc d’éviter les trop grandes frustrations qui pourraient engendrer de véritables traumatismes par le sentiment d’exclusion qu’elles induisent. Ainsi faudrait-il céder à certains désirs, pour faciliter l’intégration à la tribu… Mais quelle tribu ? Une « tribu globale », formatée par des publicitaires à grand renfort de moyens ? Ou une tribu à la marge, avec des familles qui partagent nos convictions, dans laquelle les enfants sont protégés d’un marketing auquel ils n’ont pas les moyens de faire face ? J’entends déjà hurler certains, s’élevant contre l’idée d’un « entre-soi » excluant les enfants de la société (de consommation). Pourtant, cet « entre-soi » est infiniment plus divers et varié que celui qu’on observe dans les couloirs d’un collège, où des centaines de jeunes coiffés et habillés de la même manière tripotent les mêmes smartphones d’un air absent.
Nos enfants ne passeront qu’un court moment de leur vie à nos côtés, dans l’environnement que nous aurons choisi pour eux. Puis, quand leur cerveau sera suffisamment mature pour gérer la frustration, ils feront leurs propres choix et décideront de leur mode de vie et de consommation. Leur intelligence émotionnelle sera alors suffisamment développée pour espérer se faire aimer pour ce qu’ils sont, et non pour ce qu’ils ont.
1 Catherine Gueguen, Pour une enfance heureuse. Repenser l’éducation à la lumière des dernières découvertes sur le cerveau, Pocket, 2015.
2 Sur l’accueil des émotions de l’enfant, voir les ouvrages d’Isabelle Filliozat, notamment « J’ai tout essayé ! » Opposition, pleurs et crises de rage : traverser la période de 1 à 5 ans, Marabout, 2013.
3 C. Gueguen, op. cit.