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Dossier : Pourquoi est-il si bon de consommer ?

Faut-il consommer pour être heureux ?

© istockphoto.com /Disobey Art
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Si l’argent ne fait pas le bonheur, la consommation pourrait-elle s’en charger ? Selon les économistes du bonheur, toutes les consommations ne se valent pas. Celles qui rendent le plus heureux durablement sont celles qui renforcent notre identité et notre connexion aux autres.

Pourquoi consomme-t-on ? Pour gagner en confort (une plus grande voiture), asseoir son statut social (un sac griffé), socialiser (un dîner au restaurant) ou marquer son appartenance (un maillot de foot), concrétiser un projet de vie (une maison de famille), affirmer ses valeurs (une voiture électrique), développer de nouvelles aptitudes (un cours de salsa), etc. Mais tous ces motifs ne seraient-ils pas, au fond, que des étapes intermédiaires vers un objectif ultime : le bonheur ?

Consommer pour être heureux ?

« L’économie du bonheur » représente depuis les années 1970 un courant de recherche au sein de la science économique qui se propose de décrypter comment les comportements et les situations économiques influencent le bonheur. Celui-ci est évalué dans des enquêtes à partir de trois séries de questions qui portent sur la satisfaction de la vie (une évaluation globale), le bien-être émotionnel (les émotions ressenties au quotidien) et le bien-être eudémonique (des sentiments profonds et durables). La consommation fait partie de ces comportements qui intéressent les économistes du bonheur, au même titre que le revenu. À la question : « L’argent fait-il le bonheur ? » a fait écho une question sur les quantités consommées : « Est-on d’autant plus heureux que l’on consomme beaucoup ? » Comme pour le revenu, la réponse est affirmative dans les différents pays étudiés, en Europe1 comme aux États-Unis2 ou en Asie. Mais comme pour le revenu, elle explique à elle seule très peu des différences de bonheur entre individus (moins de 5 %). La relation entre consommation et bonheur semble un peu moins forte qu’entre revenu et bonheur, en Europe tout du moins. Les personnes qui consomment peu sont davantage satisfaites de leur vie que les personnes qui gagnent peu. Cela tient pour une part à ce que certaines parmi elles ont choisi un mode de vie frugal.

Les personnes qui consomment peu sont davantage satisfaites de leur vie que les personnes qui gagnent peu.

Plus généralement, cette absence de relation forte entre niveau de bonheur et niveau de consommation s’explique par divers mécanismes. D’abord par l’« adaptation hédonique », selon laquelle les changements d’état provoquent des émotions positives ou négatives et des réévaluations de la vie, mais sont ensuite largement intégrés. Hormis quelques exceptions (chômage, divorce, maladies chroniques ou dégénérescentes…), nous nous adaptons aux chocs de vie parfaitement et rapidement. Autre mécanisme : le « tapis roulant des aspirations ». Plus le niveau de vie augmente, plus les aspirations s’élèvent. À 50 ans, on ne s’imagine plus vivre dans la chambre de bonne que l’on occupait étudiant. Autre mécanisme encore : la « focalisation ». Au moment de prendre une décision, celle-ci est au centre de l’attention, mais une fois prise, elle est remplacée par d’autres sujets. Avant d’acheter une nouvelle voiture, on imagine le plaisir que l’on aura à la conduire. Une fois au volant, lorsque l’on part travailler ou faire ses courses, l’esprit est accaparé par d’autres pensées et la voiture passe au second plan3. Enfin, joue le mécanisme de la « comparaison sociale » : on évalue son niveau de vie par comparaison. Un niveau de vie élevé n’est pas gage de satisfaction s’il traduit un statut inférieur à celui de ses collègues, de ses voisins, de sa famille… Ces différents mécanismes expliquent le caractère éphémère de l’impact de la consommation sur la satisfaction de la vie et sur le bien-être émotionnel, y compris pour des biens durables comme la voiture ou le logement. À l’exception toutefois des cas où la consommation vient répondre à des problèmes structurels générant des émotions négatives chroniques (comme un appartement bruyant ou une voiture dangereuse).

Ou être heureux et moins consommer…

Les décisions de consommation pourraient toutefois laisser une « trace hédonique » plus durable si les consommateurs optaient pour des paniers de consommation différents. Depuis une quinzaine d’années, de nombreuses études ont ainsi cherché à distinguer divers types de consommation selon leur intensité et selon la durabilité de leur impact sur le bonheur. Elles ont fait émerger une liste de consommations propices au bonheur : les biens qui permettent une expérience (plutôt que les biens matériels) 4, les consommations sociales (plutôt que solitaires) 5, les cadeaux (plutôt que les achats pour soi) 6, les consommations en accord avec ses valeurs (plutôt que déconnectées) 7, les consommations statutaires8. Ces consommations renforcent la connexion aux autres, améliorent l’image sociale ou l’image de soi, et contribuent à forger une identité. Ces découvertes ne semblent pas révolutionnaires en elles-mêmes. Néanmoins, les consommateurs peinent à en tirer les leçons pratiques du fait d’erreurs systématiques au moment des décisions. Ils tendent à sous-estimer le pouvoir de l’adaptation comme ils sous-estiment leurs changements de goût dans le temps. Et à l’heure du choix, la recherche du bonheur entre souvent en conflit avec celle d’une rationalité économique. Ainsi les consommateurs anticipent-ils (correctement) que les expériences contribueront davantage à leur bonheur, mais ils pensent également que les biens matériels durent plus longtemps et constituent en cela un meilleur « investissement » pour leur argent9. De même, lors d’un achat, la satisfaction attendue de la consommation est mise en balance avec le plaisir de la transaction : on peut vouloir acheter juste pour faire une bonne affaire. Or ce plaisir est éphémère et l’on oublie vite avec quel niveau de remise l’acquisition a été faite. L’on ne met pas deux fois plus souvent un vêtement acheté à - 50 % qu’un vêtement acheté à - 25 %.

Les personnes heureuses consomment finalement moins que les autres…

Bien sûr, si la « retail therapy » – qui consiste à s’acheter des vêtements ou d’autres biens pour se sentir mieux [NDLR] – booste le bien-être émotionnel10 (en chassant certaines émotions négatives), son effet ne se fait sentir qu’à court terme. Ce n’est pas la clé d’un bonheur pérenne ! Des trois dimensions du bonheur testées par les chercheurs, la plus durable est celle du « bien-être eudémonique », c’est-à-dire les sentiments profonds qui animent un individu et influencent son ressenti dans tous les pans de sa vie. La psychologue Carol Ryff a ainsi listé six des sentiments au cœur du bien-être eudémonique : le sens, l’autonomie, la compétence, la connexion aux autres, l’acceptation de soi, la croissance personnelle. Lorsqu’elle est bien choisie, la consommation (au même titre que le travail, le loisir, l’épargne ou le don) est un levier pour développer ces sentiments. Mais la réduction volontaire de sa consommation peut constituer, sous certaines conditions, une autre voie vers ce bien-être. On se sentira plus autonome en parvenant à résister aux tentations de la société de consommation, plus compétent lorsque l’on sait repriser ses vêtements ou cultiver un potager, plus connecté aux autres si le changement de mode de vie a permis de tisser de nouveaux liens, etc. Pour un individu qui éprouve de tels sentiments, transversaux, la satisfaction de la vie et le bien-être émotionnel se stabilisent à des niveaux élevés et fluctuent beaucoup moins au gré des événements. La « retail therapy » devient superflue. Et des chercheurs11 de faire remarquer, chiffres à l’appui, que les personnes heureuses consomment finalement moins que les autres…

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1 Heinz-Herbert Noll et Stefan Weick, « Consumption expenditures and subjective well-being. Empirical evidence from Germany », International Review of Economics, vol. 62, n° 2, janvier 2015.

2 Gordon Brown et John Gathergood, « Consumption and life satisfaction : a micro panel data study », document de travail, www.ssrn.com, 2017.

3 Norbert Schwarz et Jing Xu, « Why don’t we learn from poor choices ? The consistency of expectations, choice, and memory clouds the lessons of experience », Journal of Consumer Psychology, vol. 21, n° 2, avril 2011, pp. 142-145.

4 Leaf Van Boven et Thomas Gilovich, « To do or to have ? That is the question », Journal of Personality and Social Psychology, n° 85, 2003, pp. 1193-1202.

5 Leonardo Becchetti, Giovanni Trovato et David Londono Bedoya, « Income, relational goods and happiness », Applied Economics, vol. 43, n° 3, 2011, pp. 273-290.

6 Elizabeth W. Dunn, Lara B. Aknin et Michael I. Norton, « Spending money on others promotes happiness », Science, n° 319, mars 2008, pp. 1687-1688.

7 Heinz Welsch et Jan Kühling, « Pro-environmental behavior and rational consumer choice : evidence from surveys of life satisfaction », Journal of Economic Psychology, vol. 31, n° 3, juin 2010.

8 Liselot Hudders et Mario Pandelaere, « The silver lining of materialism : the impact of luxury consumption on subjective well-being », Journal of Hap­piness Studies, vol. 13, n° 3, pp. 411-437.

9 Paulina Pchelin et Ryan T. Howell, « The hidden cost of value-seeing : people do not accurately forecast the economic benefits of experiential purchases », Journal of Positive Psychology, vol. 9, n° 4, 2014, pp. 322 – 334.

10 Leonard Lee, « The emotional shopper : assessing the effectiveness of retail therapy », Foundations and Trends in Marketing, vol. 8, n° 2, 2015.

11 Cahit Guven, « Reversing the question : does happiness affect consumption and savings behavior ? », Journal of Economic Psychology, vol. 33, n° 4, août 2012.


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