Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
En soulignant l’importance croissante des objets, des produits et des marques dans nos quotidiens, Jean Baudrillard était dès les années 1970 un précurseur dans la compréhension de ce qu’allait devenir notre société de consommation cinquante ans plus tard, où l’instantanéité prime sur l’attente, où les désirs de consommation ont supplanté les besoins, une société de l’apparence avec des modèles esthétiques puissamment ancrés dans notre imaginaire collectif. La réclame1 a toujours divisé : ses partisans soulignent sa nécessité d’un point de vue économique, tandis que ses détracteurs l’associent à de la manipulation, privant l’homme de son libre arbitre.
Il est vrai que la publicité occupe une fonction économique essentielle : si un produit ou une prestation de service ne sont pas connus du public-cible, cela peut mettre en péril les ventes et, de surcroît, la survie de l’entreprise. Pourtant, l’omniprésence de la réclame, parfois légère et diffuse, conduit l’individu à effectuer des choix de consommation inconscients et subis.
Fin 2018, les dépenses publicitaires représenteront au niveau mondial près de 580 milliards de dollars, soit une prévision de hausse de 5 % sur l’année2. En France, l’ensemble des recettes publicitaires nettes des médias s’élèvent à 14 milliards d’euros3, marquant une progression de 1 % par rapport à 2016. C’est principalement à Internet que l’on doit cette croissance, ses recettes publicitaires nettes ayant augmenté de 12 % depuis 2016 (contre 8 % en 2016 par rapport à 2015). D’autres médias sont en plein développement, comme l’affichage digital (+16 %) ou le cinéma (+9 %). L’affichage dans les transports publics (+2 %) et la télévision (+1 %) se portent relativement bien, avec des développements stables. En revanche, les médias traditionnels ont du mal à séduire les annonceurs dans leurs offres commerciales pour toucher des publics devenus difficiles à capter : la radio (-3 %), les courriers publicitaires (-7 %), la presse écrite et les annuaires (-8 %) affichent tous une baisse de leurs recettes publicitaires.
Si les entreprises investissent davantage dans le digital (+34 % en 2017)4, c’est parce qu’Internet offre la possibilité de toucher les bons publics au bon moment. C’est bien là l’enjeu de la publicité aujourd’hui, notamment en raison de la fragmentation des médias et des schémas comportementaux complexes du consommateur. Les marques sont entrées dans une nouvelle forme de communication avec leur clientèle : l’échange et la réciprocité5. C’est une des principales évolutions des techniques d’influence de la publicité ces deux dernières décennies. À ses débuts, la réclame était essentiellement tournée vers le produit, avançant des arguments rationnels pour vendre (« Le Chat, le savon de ménage le plus économique ») et jouait uniquement sur le matraquage publicitaire. De nos jours, la communication d’une marque est davantage orientée vers la relation avec le client et l’expérience qui lui est offerte. Nous sommes passés à une ère de propagande légère et diffuse où les marques font « ami-ami » avec leur clientèle. Dans ce contexte, les réseaux sociaux offrent la possibilité de gérer une communauté, non pas de consommateurs, mais d’« amis » !
Pour que la réclame soit efficace, elle doit s’appuyer sur trois leviers essentiels6 : l’idée et le planning stratégique, le storytelling et la continuité de la relation. Tout d’abord, une marque doit avoir une idée forte. En effet, plus le marché regorge de produits et de services similaires, plus la publicité doit apporter de la différenciation. Afin d’identifier le public-cible et les leviers auxquels il est sensible, la collecte de données sur les comportements du consommateur et sur ses relations avec un produit est indispensable. C’est une étape cruciale dans le planning stratégique. Ensuite, les marques utilisent aujourd’hui le storytelling : le fait de raconter une ou des histoires sur l’entreprise ou sur le produit, à des fins communicationnelles. Ce procédé permet de se différencier dans une société de consommation où tout le monde dit la même chose, au risque de ne plus être entendu. Enfin, le dernier levier publicitaire est la capacité d’une marque à entretenir une continuité dans la relation avec ses clients, la rendant plus « affective ». Les réseaux sociaux ainsi que certaines formes de publicité permettent d’entretenir ce lien. Le but, pour la marque, est de créer de l’engagement auprès du consommateur, de lui donner envie de la suivre sur les réseaux sociaux et d’acheter son produit.
Pour faire mémoriser le nom d’une marque ou d’un produit, ainsi que les associations souhaitées (le prix bas pour une compagnie aérienne, par exemple), la dynamique publicitaire suppose de créer de la familiarité dans l’esprit du client : on achète ce que l’on connaît. Or, pour faire partie des marques top of mind (celles qui sont accessibles spontanément dans notre cerveau lorsque l’on évoque une catégorie de produits ou de services), le matraquage reste nécessaire. Son efficacité repose sur la théorie de la simple exposition, selon laquelle l’exposition répétée à un stimulus (ici, une marque) peut entraîner la formation de préférences et d’attitudes positives envers ce stimulus. Bien que le consommateur ne conscientise pas le fait d’être exposé à une réclame (jusqu’à oublier le contexte d’exposition), celle-ci finit par pénétrer les aires du cortex préfrontal, zone du cerveau liée à la mémorisation, créant un sentiment de familiarité.
Prenons le cas d’un homme que nous appellerons « Serge ». Pour se rendre à son travail, Serge emprunte les transports publics de sa ville quatre fois par jour durant quarante-cinq minutes. Le tram arrive avec un habillage intégral aux couleurs de la marque EasyJet (orange et blanc) ; des cartons suspendus à l’intérieur du tram font la promotion de destinations ensoleillées à des tarifs low cost imbattables. Serge perçoit rapidement ces messages (sans être consciemment impliqué dans leur traitement) à une fréquence de cinq jours par semaine et quatre fois par jour, pendant toute la durée de la campagne (un mois). Aussitôt vue, aussitôt oubliée : cette publicité ne requiert pas son attention pleine et il surfe sur son smartphone, regarde les gens, lit le journal… Mais durant la période hivernale, Serge souhaite partir au soleil avec sa compagne pour un tarif abordable. Sans pour autant se rappeler de cette campagne, il pense immédiatement à une ou deux compagnies aériennes avec lesquelles il est familiarisé. EasyJet arrive comme par enchantement à son esprit grâce à l’association d’idées « compagnie aérienne », « destination ensoleillée », « prix bas ».
Une fois la familiarité créée dans le cerveau du client et la marque associée à un avantage concurrentiel (le prix, dans le cas présenté ci-dessus), la marque peut travailler sur des traits émotionnels, et vendre au cerveau « intuitif » des caractéristiques plus affectives et relevant de la relation client.
La marque peut également travailler sur une publicité clandestine, plus légère et diffuse. La marque moderne a compris que l’homme est par essence un être social : si elle veut être pertinente, elle doit engager une réciprocité entre elle et le consommateur.
Ainsi, lorsqu’une marque de télécommunication enjoint d’éteindre les portables pendant une séance de cinéma pour respecter autrui, elle se positionne sur des valeurs chères au consommateur, sans objectif de vente apparent. L’acheteur est moins sceptique face à ce type de discours que face à une publicité diffusée lors d’un « tunnel publicitaire » à la télévision, car il n’y voit pas de tentative d’influencer ses achats. Pourtant, l’effet sur le consommateur de la publicité clandestine est réel : au moment de l’acte d’achat, certaines marques se rappelleront automatiquement à sa mémoire.
1 Par réclame, nous entendons la publicité.
2 Les pourcentages ont été arrondis. Zenith, « Advertising expenditure forecasts », Zenith The ROI agency, septembre 2018.
3 « Baromètre unifié du marché publicitaire 2017 », Kantar Média, France Pub, IREP, mars 2018.
4 PwC, « Observatoire de l’e-pub, bilan 2017 », SRI, 19e édition, janvier 2018.
5 Créer de la réciprocité consiste par exemple à apporter des services complémentaires à son public selon leur centre d’intérêt individuel ou global sans avoir une focale exclusivement « produit ». La marque Pampers par exemple offre un « baby book » à ses consommateurs (cf. Éric Singler, Nudge marketing, Pearson, 2015, p. 277).
6 Julien Intartaglia, « La publicité », dans Thierry Libaert et al., Communication. L’ouvrage de toutes les communications, Vuibert, 2018.