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Dossier : Pourquoi est-il si bon de consommer ?

Pour une consommation de viande profitable à tous

© iStockphoto.com/torwai
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La viande occupe une forte place symbolique dans les menus des restaurants, des repas collectifs et des fêtes. Il est pourtant urgent de réduire sa consommation, pour des raisons de justice environnementale et sociale (tout le monde doit pouvoir manger à sa faim et de la nourriture de qualité). Comment se défaire d’une habitude alimentaire aussi prégnante dans nos cultures et nos histoires familiales ?


L’été dernier nous l’a encore démontré : le dérèglement climatique est toujours plus dévastateur (incendies, inondations, sécheresses, ouragans…). Or notre système agricole et alimentaire est responsable d’un tiers des émissions françaises de gaz à effet de serre. En cause, l’élevage, et en particulier la production industrielle de viande (la fermentation entérique des ruminants, la gestion des déjections animales, la fabrication et le transport des aliments destinés aux animaux). En revanche, l’élevage extensif, qui a peu ou pas recours aux produits chimiques et préserve les écosystèmes est beaucoup moins nocif pour l’environnement et produit des viandes de meilleure qualité.

Une viande émettrice de gaz à effet de serre

Pour réduire notre empreinte climatique, le premier levier est donc celui de la diminution de notre consommation de viande issue d’élevages industriels ou transformée en plats préparés. L’enjeu est, d’ici à 2050, de diviser par deux notre consommation de viande et de lait et de multiplier par quatre celle de légumineuses afin d’atteindre les objectifs climatiques de la France1. À l’échelle mondiale, une récente étude parle même de la nécessité de réduire de 90 % la consommation de viande dans les pays développés2. Mais quelles mesures mettre en place pour réduire collectivement cette consommation de la façon la plus juste possible ?

La bonne nouvelle est que cette future assiette « climat-compatible » est désirable meilleure pour la santé3 (et donc pour la sécurité sociale4), elle est aussi moins chère pour le consommateur. Les économies réalisées pourront être redirigées vers des produits alimentaires de meilleure qualité, y compris des viandes biologiques, provenant d’animaux pâturant à l’herbe, dans le respect de leur bien-être et nourris sans organismes génétiquement modifiés (OGM). À budget constant, réduire d’un tiers la consommation de viande et de deux tiers les produits transformés industriels permet d’acheter deux fois plus de produits certifiés, tout en réduisant de 40 % les émissions de gaz à effet de serre5.

Moins de viande mais plus de produits transformés

Or le régime très carné, réservé jusqu’ici aux pays occidentaux, se généralise. Combiné à la croissance de la population mondiale, il entraîne une forte augmentation de la consommation de viande6 au niveau mondial. Celle-ci a doublé en cinquante ans et devrait encore croître de 27 % d’ici à 20507. En France, comme dans tous les pays à haut revenu, la forte consommation de viande est un héritage de la période d’après-guerre au cours de laquelle les pouvoirs publics ont soutenu la production agricole. La réussite de ces politiques a permis d’enrayer la mortalité infantile et les carences en donnant accès à tous à une alimentation riche et variée. La viande est devenue symbole de prospérité ; la massification de sa consommation était un progrès par rapport aux époques où la viande quotidienne était le privilège des plus riches. Mais cette période (de 1945 à nos jours dans les pays occidentaux) constitue une exception géographique et historique.

À partir des années 1970, on observe une perte de qualité de l’alimentation de masse, liée aux processus industriels de production, de transformation et de distribution (utilisation de plus en plus importante d’intrants chimiques, d’additifs et d’emballages). Depuis les années 1990, les nombreuses crises sanitaires liées à l’alimentation (vache folle, grippe aviaire, poulet à la dioxine, lait aux salmonelles, lasagnes à la viande de cheval, etc.) ont donné naissance à une nouvelle suspicion vis-à-vis du système de production alimentaire industriel. C’est ainsi qu’une étude du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc) a mesuré une baisse de 12 % de la consommation de viande en France entre 2007 et 20168. Une baisse aussi importante n’avait jusqu’alors jamais été observée dans notre pays. Ce sont principalement la santé, l’impact sur l’environnement et le bien-être animal qui expliquent cette diminution au sein des classes sociales favorisées. Les ouvriers, quant à eux, réduisent leur consommation principalement à cause des prix de la viande, qui ont en effet augmenté ces dernières années9.

En revanche, on constate une forte consommation de viande chez les plus jeunes (18-24 ans), en particulier par le biais de plats transformés (pizzas, hamburgers et sandwichs) 10. Une autre étude souligne la croissance d’un nouveau groupe de consommateurs les « zappeurs ». Ces mangeurs passent du bio au fast-food et du steak de soja à la côte de veau11, témoignant de préoccupations pour leur santé et pour l’environnement jointes à une quête de plaisir.

Pourquoi est-il si difficile de se passer de viande

La population française entretient « une bonne image de la viande », considérée comme un aliment « nourrissant », « qui a du goût » et « fait partie des aliments qu’on a plaisir à manger12 ». Le pays de la gastronomie offre une large place au goût et au plaisir ainsi qu’à la liberté individuelle d’y accéder. Cet aspect est particulièrement prégnant chez les plus pauvres, comme le détaille la psychologue Catherine Grangeard « Il s’agit de se donner un peu de plaisir, parce que la vie est insatisfaisante. On parle alors de nourriture-récompense13 ». Ou, comme le précise Olivier Assouly « Quand on mange, ce n’est pas la notion du sain qui entre en compte, mais celle de plaisir. Les industriels l’ont bien compris en proposant des produits addictifs, donc très sucrés ou salés, qui donnent envie d’en manger et d’en remanger14 ».

Cette attirance pour la viande est parfois étayée par tout un argumentaire fondé sur de fausses croyances, même si elles s’érodent petit à petit. Ainsi, l’homme préhistorique est présenté comme un carnivore, alors qu’il a probablement été davantage cueilleur pendant les dizaines de milliers d’années précédant la sédentarisation15. Les produits gras et carnés étaient rares et l’ADN humain garde en mémoire le besoin d’en faire des réserves, ce qui se traduit par une forte attirance pour la viande16. L’idée encore très répandue qu’un repas servi dans les cantines doit, pour être roboratif, comporter une portion de viande, est largement entretenue par les lobbies de la viande17. Elle est cependant petit à petit remise en question, comme récemment par cette association de parents d’élèves qui recommande que deux repas par semaine soient végétariens dans les cantines scolaires18.

Bien sûr, les valeurs culturelles et sociales de la viande demeurent très fortes ; les religions valorisent le repas collectif articulé autour d’une viande le gigot d’agneau de Pâques, le poisson le vendredi ou encore le méchoui (mouton ou agneau). C’est toute l’histoire française qui est marquée par des traditions alimentaires collectives. Le « repas gastronomique des Français » a été inscrit en 2010 au patrimoine culturel immatériel de l’humanité il « resserre le cercle familial et amical et, plus généralement, renforce les liens sociaux » et doit comporter « un poisson et/ou une viande19 ».

Mais à l’échelle individuelle, les pratiques alimentaires évoluent et s’individualisent. Aussi les préconisations nutritionnelles sont-elles parfois mal reçues, notamment au sein des classes les moins favorisées dont les régimes sont les plus éloignés de ces recommandations20. Les industriels agroalimentaires profitent d’ailleurs de cette tendance pour prôner « la liberté absolue du consommateur d’acheter et de consommer » même si les aliments sont « préoccupants d’un point de vue nutritionnel21 ». Elles s’opposent à toute mesure autre qu’incitative, ces dernières étant relativement inefficaces.

Par ailleurs, des formes d’individualisation de l’alimentation se développent (végétarien, sans gluten, sans lactose, etc.), pour la première fois de façon aussi répandue, révélant une « tendance à faire de l’alimentation une manière de revendiquer sa singularité22 ». Dans le même temps, la diminution de la consommation de viande devient un marqueur social, davantage impacté par le niveau d’études que par le revenu23. Elle s’accompagne souvent d’une redirection vers des viandes de qualité (production bio, Label Rouge, viande maturée, bœuf de Kobe, etc.). La haute gastronomie ne manque pas de s’emparer du phénomène le concours du « Bocuse d’Or » (concours de cuisine gastronomique international) a, pour la première fois, proposé une catégorie végétarienne pour son édition 201724.

Des politiques publiques fortes pour une alimentation égalitaire

Un écart est donc en train de se creuser entre une population riche et éduquée, qui diminue sa consommation de viande et de produits transformés, privilégiant les produits de qualité, et une population pauvre en manque tant d’informations sur l’alimentation que de temps et d’argent, culpabilisée par les injonctions nutritionnelles dont elle se sent éloignée. Or la diminution de la consommation de viande doit être profitable à tous, afin de dégager une partie du budget alimentaire vers des produits choisis et améliorant la santé globale de la population. C’est à la fois une question de salubrité publique et d’égalité face au plaisir de manger. Mais pour généraliser cette tendance et assurer l’accès du plus grand nombre à une assiette bonne pour la santé et pour le climat, les pouvoirs publics doivent s’en mêler. Cela suppose la mise en place de politiques publiques améliorer et renforcer le « Programme national nutrition santé » 25, réglementer le marketing et la publicité (interdisant en particulier la publicité à destination de jeunes enfants), renforcer le rôle de prévention des caisses primaires d’assurance maladie26 et celui des politiques locales (pour agir sur les cantines scolaires par exemple), etc. La collectivité a tout à y gagner. Il s’agit d’une responsabilité des acteurs publics que d’œuvrer à gommer les inégalités alimentaires. Le défi est d’imaginer et de mettre en place des politiques publiques efficaces, qui s’adressent à toutes les catégories sociales, donnant accès à une alimentation liant plaisir, santé et coût raisonnable, et permettant de réduire l’impact de notre alimentation sur l’environnement.

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1 Christian Couturier, Madeleine Charru, Sylvain Doublet, Philippe Pointereau, Scénario Afterres2050, Solagro, 2016, p. 11.

2 Marco Springmann, Michael Clark, Daniel Mason-D’Croz et al., « Options for keeping the food system within environmental limits », Nature, n° 562, octobre 2018, pp. 519-525.

3 « Cancérogénicité de la consommation de viande rouge et de viande transformée », Questions-réponses, Organisation mondiale de la santé (OMS), 2015 ; « Diet, nutrition and the prevention of chronic diseases », OMS et FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), 2003 ; Emmanuelle Kesse-Guyot et al., « Prospective association between consumption frequency of organic food and body weight change, risk of overweight or obesity results from the NutriNet-Santé Study », British Journal of Nutrition, vol. 117, n° 2, janvier 2017, pp. 325-334 ; Marco Springmann et al., « Global and regional health effects of future food production under climate change a modelling study », The Lancet, n° 387, mai 2016, pp. 1937-1946 ; David Tilman, Michael Clark, « Global diets link environmental sustainability and human health », Nature, n° 515, novembre 2014, pp. 518-522.

4 De nombreux articles font le lien entre l’adoption d’un régime alimentaire bon pour l’environnement et le climat et la lutte contre la recrudescence des maladies chroniques (voir note 3). Or les maladies chroniques représentent 61,6 % du total des remboursements de l’assurance maladie en France (cf. le rapport public publié par la Cour des comptes, « L’avenir de l’assurance maladie », 2017, p. 22).

5 WWF, ECO2 Initiative, « Étude – Vers une alimentation bas carbone, saine et abordable », 2017.

6 Charles Godfray et al., « Meat consumption, health, and the environment », Science, n° 361, juillet 2018.

7 Nikos Alexandratos, Jelle Bruinsma, « World agriculture towards 2030/2050 : the 2012 revision », FAO, 2012, p. 21 et 78.

8 Gabriel Tavoularis, Éléna Sauvage, « Les nouvelles générations transforment la consommation de viande », Crédoc, Consommation et modes de vie, n° 300, septembre 2018.

9 Pauline Beck, « Impact de la crise économique sur la consommation de viandes et évolutions des comportements alimentaires », FranceAgriMer, n° 21, juin 2015.

10 G. Tavoularis, É. Sauvage, op. cit. p. 3.

11 Julia Baudry et al., « Typology of eaters based on conventional and organic food consumption results from the NutriNet-Santé cohort study », British Journal of Nutrition, vol. 116, n° 4, août 2016, pp. 700-709.

12 G. Tavoularis, É. Sauvage, op. cit., p. 1.

13 Catherine Grangeard, dans « Se nourrir sainement quand on est pauvre », Le Monde, 18/11/2017.

14 Olivier Assouly, professeur de philosophie, dans « À table, on se fait d’abord plaisir », Le Monde, 18/11/2017.

15 Paul Ariès, Une histoire politique de l’alimentation, Max Milo, 2016.

16 Yuval Noah Harari, Sapiens. Une brève histoire de l’humanité, Albin Michel, 2015, p. 56.

17 Laure Ducos, « Viande et produits laitiers l’État laisserait-il les lobbies contrôler l’assiette de nos enfants », greenpeace.fr, décembre 2017.

18 Laurence Guillermou, Communiqué de presse de la FCPE, 28/03/2018.

19 Comité intergouvernemental de sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, « Le repas gastronomique des Français », Unesco, novembre 2010.

20 Faustine Régnier et Ana Masullo, « Obésité, goûts et consommation. Intégration des normes d’alimentation et appartenance sociale », Revue française de sociologie, vol. 50, n° 4, 2009, pp. 747-773.

21 Charles de Batz, Félix Faucon, Dominique Voynet, « Évaluation du Programme national nutrition santé 2011-2015 et 2016 (PNNS 3) et du plan obésité 2010-2013 », rapport de l’Inspection générale des affaires sociales, juillet 2016, p. 25.

22 Thibaut de Saint Pol, « Les évolutions de l’alimentation et de sa sociologie au regard des inégalités sociales », L’Année sociologique, vol. 67, n° 1, 2017, pp. 11-22.

23 Caroline Méjean et al., « Socio-economic indicators are independently associated with intake of animal foods in French adults », Public health nutrition, vol. 19, n° 17, juillet 2016, pp. 3146-3157.

24 « Les candidats de la finale 2017 devront, pour le thème assiette, réaliser une création 100 % végétale, composée exclusivement de fruits, légumes, céréales, graines ou légumineuses », dans Communiqué de presse, Bocuse d’Or, novembre 2016.

25 Le Programme national nutrition santé (PNNS), mis en place par le ministère chargé de la Santé, est « un plan de santé publique visant à améliorer l’état de santé de la population en agissant sur […] la nutrition », selon le site www.mangerbouger.fr. La nouvelle version de ce plan est attendue pour janvier 2019.

26 Voir à ce propos les positionnements de Patrick Négaret, directeur général à la Caisse primaire d’assurance maladie des Yvelines « De l’assurance maladie à l’assurance santé », Fondation pour l’innovation politique, février 2017.


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