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Souvent, quand on rencontre quelqu’un pour la première fois, on lui demande « ce qu’il fait », sous-entendu, quel est son travail. Est-ce une spécificité française ?
Cécile Van de Velde – C’est une question qui est aussi posée dans d’autres sociétés, mais qui est particulièrement présente en France, car la réponse permet de situer socialement la personne. Ailleurs, d’autres éléments sont davantage mobilisés : l’accent au Royaume-Uni, la communauté aux États-Unis, le nom de famille au Québec (qui indique si l’on est immigré ou non, et à quel territoire on se rattache), etc.
En France, la classification sociale met aussi en jeu d’autres critères : l’habillement, l’âge, la façon de manier la langue, le territoire (Paris/province, urbain/rural). L’emploi reste malgré tout prépondérant, même pour les jeunes générations, dont on dit qu’elles n’aimeraient plus le travail. Mais s’il représente pour nous un critère de classement, nous avons également un rapport affectif, existentiel, au travail. Les enquêtes soulignent une claire tendance française : la recherche d’une vocation, d’un sens, l’amour du travail bien fait. Philippe d’Iribarne évoque une « logique de l’honneur1 » pour expliquer que l’on « se donne » plus qu’ailleurs et que l’on cherche à s’élever par le travail. Il compare ainsi trois filiales d’une même entreprise : aux Pays-Bas, l’important est de trouver le consensus du groupe, en France, se dessine le goût du travail bien fait, tandis qu’aux États-Unis, il s’agit plutôt de faire ce qui est demandé et de savoir respecter le contrat.
D’où vient, dans la société française, ce caractère si existentiel du travail ?
Sur le temps long, c’est sans doute un héritage des anciennes corporations, d’avant la Révolution. On avait alors un rapport à la fois statutaire et affectif au travail. Et, de fait, notre société est fondée sur une culture de l’artisanat, l’accomplissement de soi par les arts et les lettres et le don de soi. Cet héritage se reflète encore dans les enquêtes aujourd’hui2.
Mais d’autres facteurs expliquent cette prépondérance du travail dans la culture française. D’abord, l’État-providence s’est construit sur l’emploi : la protection du parcours de vie met le travail au centre. Que l’on pense à l’assurance chômage : plus on a travaillé, plus on reçoit et les aides sociales varient selon le statut de l’emploi, de sorte que l’on peut toujours craindre de tomber dans un interstice et de n’avoir droit à rien si l’on n’est pas dans la bonne catégorie. En France, sortir du travail rémunéré revient à sortir d’un schéma de protection3. On oppose ceux qui travaillent à ceux qui ne travaillent pas et la peur du déclassement est très enracinée.
Là-dessus se sont ajoutées des normes sociales, en particulier, la fierté de contribuer à la société par le travail. La crise n’a fait qu’accentuer cette tendance : la pénurie d’emplois a renforcé la valeur travail. Parvenir à gagner sa vie par le travail devient tellement incertain que celui-ci reprend une place qui est de l’ordre de la nécessité, une place essentielle pour la fondation d’une famille, l’achat d’un logement, etc. Dans les années 1970, l’emploi était plus abondant, l’horizon des possibles plus large, et la pression sur les jeunes pour « se placer » beaucoup moins forte. On pouvait se définir autrement que par le travail. Certains s’inquiétaient d’ailleurs qu’on ne donne pas assez l’envie de travailler.
« Aujourd’hui, l’honneur de subvenir à ses besoins se mêle à la peur de l’assistanat. »
Aujourd’hui, l’honneur de subvenir à ses besoins se mêle à la peur de l’assistanat, car la stigmatisation de ceux qui ne travaillent pas augmente. Ces arguments ont été avancés contre l’idée de revenu universel. Pourtant, celui-ci est l’une des réponses possibles pour combler la tension entre la course à l’emploi et une quête de sens qui n’est pas comblée. L’emploi, dès lors, cristalliserait moins les peurs de « rater sa vie ».
La volonté de vivre sa vie dans le travail a-t-elle toujours été présente ?
Sans doute, mais la quête de sens représente un phénomène montant. La démocratisation des études a laissé penser que l’on pouvait choisir plus librement son chemin. Ce propos ouvre certes une ressource, mais il est très violent pour ceux qui ne s’en sortent pas. Avec la crise, qui a vu augmenter le taux de chômage et la précarité potentielle, le discours ambiant insiste sur des perspectives sombres. Les expressions « porte fermée », « tunnel bouché » reviennent souvent.
J’y vois deux conséquences. D’un côté, l’emploi devient excessivement désirable. On est prêt à suspendre des projets familiaux pour mieux s’investir sur le marché du travail, pour ne pas se brader. La compétition et la pression sont omniprésentes et l’on en vient à opposer le fait de « gagner » sa vie et le fait de la « vivre ». Chacun aspire à avoir un projet professionnel dans lequel il s’affirme, comme une quête de sens, alors que gagner sa vie est de plus en plus incertain. Mettre les deux en coïncidence est devenu très difficile. La sensation qui en découle dépasse celle d’un déclassement, qui est déjà très intériorisé (« je réussirai moins bien que mes parents »). Il s’agit ici d’une déviation de l’aspiration existentielle. Renoncer ainsi à vivre sa vie pour se consacrer à essayer de la gagner provoque une grande colère. Il y a là le terreau d’une révolution !
« Renoncer ainsi à vivre sa vie pour se consacrer à essayer de la gagner provoque une grande colère. »
C’est pourquoi, d’un autre côté, alors même que l’emploi est de plus en plus désirable, se manifestent des réactions antisystèmes. Ceux qui ont cumulé études et stages pour arriver à une situation bien peu satisfaisante ressentent un stress, une frustration non canalisée et, parfois secrètement, une colère vis-à-vis d’un système qui les blesse. Ils développent des mécanismes de résistance, se persuadent que la situation est transitoire et rêvent de projets plus stimulants… D’autres sortent du système pour développer des vies alternatives. Ce phénomène de refus du travail salarié est plus fréquent chez les jeunes diplômés, en France, en Espagne, là où le marché du travail est difficile pour eux. Certains choisissent la migration. D’autres, plus nombreux, se tournent vers ce que l’on pourrait appeler une « éthique du peu » : une éthique de la débrouille, parfois alliée à une critique écologiste, antilibérale, antisystème, etc.
Certains sociologues désignent ces jeunes par l’acronyme anglais « Neet » (ni en emploi, ni en études ni en formation).
Cette catégorie est plus large. Ceux que j’ai évoqués sont en marge, mais pas complètement. Après quelques années (avec l’arrivée de la parentalité par exemple), ils s’investissent souvent dans des petites entreprises ou des associations. Mais dans les Neet, il y a aussi les jeunes de milieux populaires qui ne trouvent pas d’emploi. Ceux-là ont des trajectoires très marquées par le manque d’estime de soi : formuler un projet de vie lorsque l’on n’a pas de ressources, pas d’informations, est une étape très difficile. Beaucoup n’osent même pas s’adresser à la mission locale : on leur demande ce qu’ils veulent faire et ils ne savent pas ! On les dit en « échec scolaire » : un terme très dur ! D’autant plus que ces jeunes qui sortent du système sans diplôme seront aussi les plus fragiles face à l’emploi et les plus confrontés au chômage de longue durée… Même l’école de la « deuxième chance » rappelle qu’une première cartouche a été grillée… Souvent, ces jeunes se sentent brûlés et ne veulent plus s’exposer. Ils peuvent opter pour une forme de suspension de soi, face à la difficulté de formuler un projet, par exemple en restant chez leurs parents pendant plusieurs années4. Ces périodes d’impasse, dans ce cas, ne sont pas choisies.
L’opposition entre gagner et vivre sa vie se vit-elle différemment selon les milieux ou selon l’âge ?
Elle est présente dans tous les milieux – surtout en France, où un travail « alimentaire » n’est jamais valorisé, contrairement à l’Amérique du Nord – et à tous les âges de la vie. Partout, l’aspiration à l’emploi digne et stable croît en même temps que la critique du travail salarié et l’envie d’échapper au système. Mais elle touche de façon plus radicale encore les jeunes de milieux populaires, qui se retrouvent plus souvent dans l’incapacité matérielle à faire coïncider les deux aspirations. Au sein des parcours de jeunesse, on peut distinguer trois moments qui exacerbent cette incompatibilité entre gagner et vivre sa vie : la période post-bac (un choix d’études vocationnel ou stratégique ?), l’insertion professionnelle (jusqu’où aller avant d’être piégé ?) et deux ou trois ans après l’entrée dans le premier emploi (est-ce vraiment la vie dont je rêvais ?).
Dans le contexte actuel, le fait que le sens devienne prioritaire sur le salaire constitue un véritable enjeu. Aux États-Unis, par exemple, les personnes fraîchement diplômées entrent endettées sur le marché du travail [du fait du coup élevé des études, NDLR] et doivent « dévier » leur trajectoire pendant de nombreuses années pour rembourser leur emprunt. L’aspiration profonde, au contraire, correspond à une reconquête du sens, dans un rapport à la réalité concrète. Chacun veut recouvrer une souveraineté sur la finalité et les conditions du travail. C’est le rêve de la microbrasserie, très répandu par exemple parmi les jeunes Montréalais ! Pendant longtemps, le métier qui cristallisait les peurs était celui d’éboueur ; aujourd’hui c’est celui de caissier, où l’on se trouve dépendant en tout (de ses supérieurs, des machines…).
« Le fait que le sens devienne prioritaire sur le salaire constitue un véritable enjeu. »
Bien sûr, dans les entreprises, les frustrations et les colères restent secrètes, intérieures. Les aspirations ne se disent pas, parce que l’on se sent de plus en plus remplaçable. Ceux qui choisissent de bifurquer attendent généralement la trentaine et ils ont tendance à n’annoncer leur nouveau choix de vie à leur hiérarchie qu’une fois qu’ils ont tout préparé.
D’après une enquête menée par la Jeunesse ouvrière chrétienne, l’accès à l’emploi stable, digne et de long terme est crucial pour se sentir partie intégrante de la société. Y a-t-il quelque chose d’un rituel de passage à l’âge adulte ?
Oui et en France, c’est particulièrement fort et ancré dans les normes sociales. Mais en même temps, le passage à l’âge adulte devient aussi de plus en plus subjectif : ce qui compte, désormais, d’un point de vue individuel, c’est surtout de se sentir responsable, mûr, d’avoir traversé certaines épreuves. Celles qui comptent touchent principalement à la vie (la naissance d’enfants par exemple) et à la mort (deuil d’un parent). C’est une définition où le statut (celui de l’emploi en particulier) perd de l’importance. Par conséquent, on pense moins par seuils – l’enfance et l’adolescence comme une préparation, l’emploi et la famille marquant le passage à l’âge adulte, la retraite annonçant la vieillesse. La perception d’un processus dans le « devenir soi » prend le dessus. Car les seuils sont réversibles : on peut perdre un emploi, le couple peut ne pas durer. Et singulièrement, à la question « vous sentez-vous adulte ? », pratiquement personne sur une échelle de 0 à 10 ne choisit l’échelon maximum, même parmi les individus en fin de trentaine5. Sans compter qu’il s’agit d’une appréciation réversible : on peut se dire adulte à 30 ans, puis reconsidérer la chose.
Si ce n’est pas au travail qu’on l’on peut « vivre sa vie », alors où ?
Ce sont les jeunes qui proposent de nouveaux chemins ! Ils se tournent vers l’engagement, au sens large. Il ne s’agit pas seulement de l’associatif, mais d’une sorte de politisation des vies quotidiennes. L’inscription dans le collectif se joue désormais ailleurs qu’au travail. Partout, et parmi les alternatifs en particulier, la solidarité, le troc, les colocations, sont autant de moyens de créer un sentiment communautaire – et donc du sens – hors du travail. Et cela n’est pas réservé aux bobos ! L’engagement est plus multiple, le don de soi se joue un peu partout. Cela peut se faire également dans des choix de consommation : moins, mieux. De petits choix, qui répondent à l’impuissance de pouvoir changer les choses à grande échelle. On espère plutôt changer les choses pour les générations d’après, avec ses enfants (même si, dans le rapport aux enfants, la compétition et la logique de marché restent très fortes).
Quelle incidence la difficulté d’accès à l’emploi a-t-elle sur la façon dont les jeunes appréhendent leur formation ?
Le modèle social français impose de « se placer » dans un emploi6. Et cet accès est étroitement lié à la formation. Les jeunes Français héritent de ce modèle, même si leurs aspirations sont ailleurs. Dès la maternelle, on se prépare pour accéder à un emploi et à un statut. Notre chemin social est extrêmement normé : nous savons ce qu’il faut faire et l’âge auquel il faut le faire. L’âge médian dans les études en France est le plus faible de toute l’Europe, autour de 21 ans : c’est un processus très radical, puisqu’il engage toute la vie. Les diplômes obtenus à cet âge-là déterminent très fortement les trajectoires professionnelles. Or c’est la source d’une très grande anxiété : nous sommes, avec les Japonais et les Sud-Coréens, les plus stressés à l’école ! Ailleurs, les jeunes se permettent davantage de rebonds.
Les choses ont empiré depuis 2008, augmentant aussi le stress des parents. Il est toujours plus difficile pour les enfants de passer outre leur angoisse sur le temps d’attente avant le placement. Choisir sa vie à 18 ans est une violence, quand les jeunes aspirent au choix long. Ils ont l’impression d’être sur des rails – ou dans un tunnel – et qu’il est essentiel de ne pas se tromper de voie. La pression qui pèse sur eux n’est pas uniquement celle de la réussite, c’est aussi celle de la construction du projet, alors même que l’information n’est pas également distribuée.
« Il faudrait s’autoriser à faire des études plus tard, pour déverrouiller la période de la vie où l’on force les jeunes à choisir trop rapidement. »
Je crois cependant qu’il y a une prise de conscience politique : on se rend compte qu’on ne peut plus imposer cela, surtout à une époque où on demande de la flexibilité, de l’adaptabilité… On commence à penser autrement, avec la valorisation du travail bénévole par exemple, ou encore les formations ouvertes à tous les âges et tous les niveaux de diplôme. Mais l’inertie est énorme. Il faudrait s’autoriser à faire des études plus tard, pour déverrouiller la période de la vie où l’on force les jeunes à choisir trop rapidement.
Il y a aussi la formation continue…
Elle est encore trop séparée de la formation initiale. Si on hiérarchisait moins, les parcours seraient plus souples, on accepterait plus facilement de changer de chemin. Cette ouverture est un choix politique : en Europe du Nord, c’est l’État qui le permet par un système de bourses et de prêts ouverts à tous dès 18 ans. Dans des États plus libéraux, comme le Canada, l’université est culturellement conçue ainsi. Cela se traduit par une forme d’optimisme social : on a le droit de choisir et, surtout, de re-choisir sa vie. Et si les possibles s’élargissaient, une distance bénéfique se créerait vis-à-vis du travail.
Certaines initiatives sont inspirantes : que l’on pense au cuisinier Thierry Marx en France qui a créé une école ouverte à tous les diplômes et tous les âges et ne sélectionne que sur la motivation et la cohérence du projet professionnel7. Ce n’est plus une « deuxième chance », puisqu’on ne considère plus que l’on aurait raté la première ! Dans les universités d’Amérique du Nord, les étudiants peuvent choisir deux spécialités, une majeure et une mineure (mathématiques et sciences humaines par exemple) laissant ainsi deux voies possibles.
Tout ce qui ouvre les possibles ou nous sort d’une vision figée des trois âges (formation initiale, travail, retraite) me paraît souhaitable. À commencer par une revalorisation des filières professionnelles, des études courtes, des années de césure, de bénévolat, des activités annexes, de sorte que les trous dans le CV ou le temps vacant cessent d’être suspects ! Il s’agit de désintensifier le travail, de permettre des respirations, mais pour cela, il faut des politiques audacieuses !
Propos recueillis par Louise Roblin, Bertrand Cassaigne et Jean Merckaert, à Saint-Denis, en septembre 2017.
1 Philippe d’Iribarne, La logique de l’honneur. Gestion de l’entreprise et traditions nationales, Seuil, 1989.
2 Dominique Méda, Patricia Vendramin, Réinventer le travail, Puf, « Le lien social », 2013.
3 Depuis le 1er janvier 2016, on note une évolution avec la mise en place de la protection universelle maladie (Puma), qui permet une prise en charge des frais de santé de toute personne travaillant ou résidant en France de manière stable et régulière [NDLR].
4 Au Japon, où ce phénomène a été identifié depuis plusieurs années, on appelle « hikikomori » ces adolescents ou jeunes adultes qui se cloîtrent dans leur chambre pendant une longue période [NDLR].
5 C. Van de Velde, Devenir adulte. Sociologie comparée de la jeunesse en Europe, Puf, 2008.
6 C. Van de Velde, « Jeunesses d’Europe, trajectoires comparées », Projet, n°305, juillet 2008.
7 Voir le site dédié www.cuisinemodemplois.com.