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Pourquoi la CFDT a-t-elle lancé l’enquête « Parlons travail » ? Et quels en sont les résultats principaux ?
Hervé Garnier – L’enquête est née d’une volonté : remettre les questions du travail sur le dessus de la pile. Beaucoup de nos actions tournent autour de l’emploi, du chômage de masse, etc., mais nous avons parfois délaissé les questions du travail. Nous voulions parler de l’activité concrète, au-delà du statut ou du contrat. Nous avons lancé l’enquête dans la perspective des élections présidentielles. Avec la montée des populismes et autres, nous craignions que le sujet du travail ne soit pas au centre des débats. Or parler du travail, c’est parler du quotidien des gens. Nous voulions montrer que nous étions présents pour eux. C’était aussi un message pour notre organisation : il fallait se réapproprier la question, redynamiser la réflexion.
Nous avons plutôt réussi notre pari : 200 000 réponses en quelques semaines, c’était la confirmation d’une véritable attente ! Nous dépouillons encore les résultats, mais nous en avons déjà tiré une leçon : il ne faut pas caricaturer le discours sur le travail, qui reste central dans la vie des gens. On entend souvent dire que l’on entrerait dans une société post-travail, or les enquêtés trouvent une fierté dans leur travail et surtout leur place dans la société grâce au travail ! Les chiffres concernant la vision qu’ont les répondants à l’enquête sont loin des clichés habituels (76 % disent aimer leur travail, 57 % y prennent du plaisir, 56 % affirment en être fiers. D’ailleurs, lorsque l’on croise quelqu’un, la question de ce qu’il fait dans la vie arrive tout de suite. Les gens attendent beaucoup de leur travail, il faut se méfier des discours trop négatifs à ce sujet.
Cela ne veut pas dire, bien sûr, que tout va bien. Le travail peut avoir une influence délétère sur la façon dont les gens se sentent, dans la société comme dans la vie. Les questions de santé, de sommeil, de prise de médicaments… sont clairement en lien avec le vécu au travail. Puisque nous lui accordons une telle place, nous avons tôt fait d’être minés par la pression, le stress, le harcèlement, les discriminations…
Vous interrogez aussi le sens du travail, les motivations. L’argent est-il le principal moteur dans notre décision de travailler ?
84 % des enquêtés disent travailler « avant tout » pour gagner leur vie. Il faut bien manger, s’habiller, se loger ! Mais la place que prend l’attente de la rémunération varie en fonction de la façon dont les gens considèrent leur travail. Dans l’ensemble, les résultats ne vont pas dans le sens d’un « on vit pour travailler ». C’est largement : « On travaille pour vivre ». Pour 53 % des enquêtés, le salaire ne fait pas tout. La reconnaissance, la qualité de vie au travail, les bonnes relations avec les collègues sont mises en avant. Mais il faut prendre en compte la façon dont les gens vivent leur travail : parmi ceux qui affirment que leur travail les enrichit, 69 % assurent ne pas travailler uniquement pour subvenir à leurs besoins. À l’inverse, ils sont seulement 38 % parmi ceux qui considèrent que leur travail les abrutit. L’attente et la place du salaire ne sont pas les mêmes en fonction de l’épanouissement au travail.
Nous avons d’ailleurs posé la question de ce que chacun ferait s’il recevait un revenu minimum garanti de 1000 euros par mois : seuls 4 % arrêteraient tout de suite de travailler. Pendant la campagne présidentielle, la question du revenu universel a été mal posée. Elle invite à juste titre à relativiser la place de l’emploi, à dépasser la vision d’un salaire nécessairement lié à l’emploi, à penser une nouvelle manière d’organiser sa vie. De fait, nous ne sommes plus dans un monde où les liens de subordination avec l’employeur font la frontière entre le travail et la vie privée. La prégnance du numérique dans l’organisation, la charge de travail, se traduisent par de nouvelles demandes sociales : le télétravail, le droit à la déconnexion en sont les exemples phares. L’articulation des temps est ainsi devenue une revendication de plus en plus importante dans la société. Mais je crois que le travail continuera à définir notre place dans la société.
Les réponses à votre enquête varient-elles selon l’âge, le secteur, le type d’emploi, le niveau de formation ou de revenus, etc. ?
Globalement, plus de 60 % des enquêtés se disent « d’accord » ou « tout à fait d’accord » avec l’idée qu’ils sont fiers de ce qu’ils font. L’enquête n’a pas d’entrée par secteur, mais les petits films qui l’accompagnent montrent une chose étonnante : même ceux qui ont des métiers jugés avilissants (nettoyage, récolte des ordures…) éprouvent une certaine fierté, parce qu’ils se sentent utiles. Trouver sa place, être un élément nécessaire dans une chaîne, voilà une notion à garder en tête. Quant à l’effet générationnel, il est clairement présent. Ceux qui ont plus de 40 ans pensaient qu’en allant à l’école, ils seraient plus heureux et s’en sortiraient mieux que leurs parents. C’est une vision qui date des Trente Glorieuses. Aujourd’hui, on observe une rupture, d’autant plus que la précarité s’est installée. Les jeunes générations ne sont plus autant attirées par le statut de salarié, avec un emploi stable, comme c’était le cas pour les générations précédentes. Le modèle qui commence à poindre n’efface pas le besoin de garanties (et le compte personnel d’activité peut y contribuer), mais il met surtout en lumière la nécessité de qualifications. Cette situation est évidemment plus facile à vivre pour ceux qui sont formés.
Propos recueillis par Louise Roblin, en septembre 2017.