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Jeunesses d'Europe, trajectoires comparées


Resumé Comment la même génération construit-elle sa vie au Danemark, en Grande-Bretagne, en France et en Espagne ?

Post-adolescents », « jeunes », « préadultes », ou « jeunes adultes »… La multiplicité des termes pour caractériser une même phase de vie en reflète toute l’ambiguïté : qu’elle soit pensée comme un simple prolongement de l’adolescence ou comme un nouvel âge de la vie, l’entrée dans la vie adulte se fait aujourd’hui plus longue, et perd de ses contours. Il devient de plus en plus difficile de définir des frontières fixes entre les âges, et d’établir des seuils qui, une fois franchis, feraient socialement de l’enfant que nous étions l’adulte que nous sommes. Pour autant, mis en perspective comparative, « l’allongement de la jeunesse » 1 est loin de revêtir transversalement les mêmes traits en Europe occidentale. L’empreinte des sociétés sur cette période du parcours de vie reste profonde, clivant les trajectoires et les expériences associées à l’entrée dans la vie adulte : en fonction des modes d’intervention étatique, des systèmes éducatifs et des cultures familiales qui s’y agencent, chaque société tend à institutionnaliser différentes formes de passage à l’âge adulte, engendrant des expériences spécifiques de ce parcours de vie. Cet article se propose, dans un tour d’horizon européen, d’analyser quelques-unes des constructions sociales de la jeunesse au sein des sociétés d’Europe occidentale. Il se fonde sur l’analyse comparée des trajectoires familiales et professionnelles de jeunes adultes au Danemark, au Royaume-Uni, en France et en Espagne 2.

« Se trouver », le développement personnel

Tout d’abord, au sein de la société danoise – et plus largement au sein des sociétés scandinaves –, prévaut la légitimité d’une forme de jeunesse longue, indépendante et exploratoire, inscrite dans une logique de développement personnel.

Au-delà de certains clivages sexués et sociaux, la phase de jeunesse au Danemark tend à prendre la forme d’un cheminement, rarement linéaire, entre expériences professionnelles et études financées par l’État. Le départ du foyer parental est précoce – l’âge médian au départ était de 21 ans en 1999 3 –, et s’inscrit en continuité d’une autonomie adolescente déjà reconnue dans la famille. Seule la confrontation à une socialisation extrafamiliale est jugée susceptible de favoriser la construction de l’identité individuelle : rester chez ses parents est associé à une « perte de temps », un « isolement » néfaste, voire « dangereux » empêchant de « devenir adulte », et freinant la construction d’une « vie à soi ». Après le départ, s’ouvre pour beaucoup un temps long d’expérimentation, qui peut se prolonger jusque vers 30 ans. S’y affirme la volonté de se confronter à de multiples expériences afin « d’être prêt » à exercer des responsabilités professionnelles ou familiales : il s’agit de « faire son ego-trip » avant de fonder une famille et d’entrer dans la conformité adulte. L’horizon semble lointain, les échéances assez tardives. Cette logique de temps flexible sous-tend des parcours discontinus où alternent études, emplois, reprise d’études. Les jeunes Danois s’inscrivent effectivement de façon privilégiée dans des trajectoires caractérisées par des allers-retours entre vie solitaire et union libre, ainsi que par des allers-retours entre statuts étudiants et salariés, jusqu’à une fin effective des études qui peut être tardive : plus du quart des jeunes Danois âgés de 25 à 30 ans sont en formation 4. Temps d’investissement statutaire et salarial certes, cette longue période « jeune adulte » est avant tout considérée comme un temps légitime de cheminement personnel. Plus que tout autre seuil – tel que le départ, l’emploi ou la fin des études –, c’est la venue de l’enfant qui est codée comme le terme relatif de cette période.

Davantage qu’une simple réponse à un certain niveau de sécurité économique, cette forme d’expérience de la jeunesse constitue en quelque sorte un « aboutissement démocratique ». L’impact de l’Etat-Providence sur le parcours de vie est dans ce cas primordial : une allocation directe et universelle garantit la survie économique du jeune adulte indépendamment des ressources parentales ; sa flexibilité temporelle permet matériellement de prolonger ou de reprendre des études, même tardivement. Mais cette politique n’empêche pas, loin s’en faut, l’investissement précoce et massif des étudiants et des jeunes adultes sur le marché du travail ; en 2005, plus de 55 % des jeunes Danois scolarisés de 15 à 24 ans cumulent directement emploi et études 5. Si elle est rendue possible par une politique étatique défamilialisante, l’existence de ce type de jeunesse répond en dernier ressort à des racines culturelles plus profondes : de tels itinéraires trouvent leurs fondements dans une socialisation précoce à l’autonomie au sein de la famille, dans laquelle indépendance et égalité constituent des valeurs pédagogiques relativement ancrées. Ainsi, c’est dans l’enchevêtrement de valeurs culturelles valorisant l’autonomie individuelle et de conditions politiques et économiques la rendant matériellement possible, que s’explique l’existence, au Danemark, de trajectoires de jeunesse gouvernées par une logique de développement personnel.

« S’assumer », l’émancipation individuelle

Le cadre sociétal et culturel du Royaume-Uni favorise le développement d’une forme de jeunesse plus courte, orientée vers un accès rapide au statut social et familial d’adulte.

Au Royaume-Uni, la prise d’indépendance résidentielle est également précoce – l’âge médian au départ était de 21 ans en 1999 6 –, mais à la différence du Danemark, elle n’est pas garantie financièrement par un État défamilialisant. Elle relève plutôt de la responsabilité individuelle, et s’acquiert par l’accès précoce à l’emploi. Même s’il ne marque pas l’arrêt du soutien financier des parents, le départ constitue une réelle rupture symbolique dans les trajectoires et dans les relations intergénérationnelles. La norme sociale invite l’individu à devenir adulte, c’est-à-dire un être de responsabilité pourvoyant à ses propres besoins. Le foyer parental est associé à l’enfance ; dès lors, le départ de chez les parents, éminemment symbolique, devient l’acte fondateur de l’adulte. Au cours des études, l’endettement et l’activité professionnelle parallèle sont préférés à la solidarité parentale ; il en découle des durées d’études courtes et une intégration rapide sur le marché du travail. L’accès aux statuts maritaux et parentaux aussi est précoce. Loin de la « non-urgence » revendiquée par de nombreux jeunes Danois, les discours des Britanniques dénotent au contraire une forme de précipitation vers l’accession au statut d’adulte et vers les responsabilités professionnelles et familiales censées l’accompagner.

Ces trajectoires de précocité sont indissociablement liées à la conjonction d’une société libérale et d’un modèle familial à tendance individualiste. L’intervention étatique britannique consacre un principe de responsabilisation individuelle : à défaut d’allocations directes, une politique de prêts étudiants incite à l’autofinancement. De plus, l’individualisme au Royaume-Uni se distingue par sa composante hiérarchique, où le sens profond des trajectoires d’autonomie est l’émancipation. L’âge adulte y constitue une perspective positive, voire un idéal : le jeune adulte est invité à tracer individuellement son chemin au sein d’une société valorisant le mérite comme réussite professionnelle. Les parcours de jeunesse s’inscrivent dans un contexte culturel dévalorisant la dépendance financière envers les parents à partir de la sortie de l’adolescence et dictant des comportements de recherche d’emploi rémunéré davantage que de sollicitation de l’aide familiale, et ce même pendant les études.

« Se placer », l’intégration sociale

Le corporatisme de la société française a une influence profonde sur les parcours de jeunesse : cette période y est fondamentalement pensée comme celle d’un investissement à vie, déterminant de façon figée le statut social futur de l’individu, et légitimant donc des trajectoires d’études linéaires et l’acceptation d’un maintien partiel sous dépendance familiale.

En France, règne la semi-dépendance. Entre un départ assez précoce – l’âge médian au départ est de 23 ans en 1999 – et une stabilité professionnelle effective plus tardive, se glissent de multiples situations intermédiaires caractérisées par leur ambiguïté : cohabitation sans autorité parentale, logement étudiant payé par les parents, autonomie officielle mais moins financière… Les trajectoires, progressives, associent des pratiques de solidarité familiale à une éthique de l’autonomie. L’exercice d’une solidarité parentale effective malgré une norme d’indépendance précoce répond à l’enjeu social de cette période, pensée comme un investissement à vie. Dans cette société caractérisée par l’importance de l’appartenance à un corps professionnel dans la définition sociale et individuelle, et par un couplage entre ce statut et le diplôme obtenu à la fin des études, la phase de jeunesse est pensée comme celle où l’on « construit sa vie », et dominée par la pression à prendre rapidement place au sein d’une hiérarchie préétablie. La problématique d’un « définitif » conditionné par le niveau et le domaine d’études initiales constitue une clé de compréhension fondamentale des trajectoires d’entrée dans la vie active, faisant de la question de « l’orientation » un enjeu majeur des parcours, et induisant un rapport au temps marqué par la pression à l’avancement et par l’absence perçue de droit à l’erreur. L’urgence d’intégration et l’absence de retour envisagé aux études contribuent à des trajectoires académiques continues et amorcées de façon précoce : l’âge médian aux études supérieures, de 21 ans en 2005 7, est l’un des plus bas d’Europe occidentale.

Ce type de jeunesse s’inscrit dans un modèle social qui fait de l’appartenance à un corps professionnel l’un des principaux déterminants du statut individuel, mais qui en ferme l’accès par le diplôme. On touche ici une des composantes d’un corporatisme traversant largement l’ensemble de la société française, fortement structurée autour d’une hiérarchie des statuts socio-professionnels cloisonnés. L’octroi des droits sociaux y apparaît très segmenté et lié à l’appartenance professionnelle, rapprochant la France d’un régime d’Etat-providence de type « corporatiste » tels que Gøsta Esping-Andersen 8 l’a défini. Le système éducatif et le marché du travail renforcent cette partition par une sectorisation prononcée des différentes filières d’études et d’emploi, ainsi que par une forte valorisation du diplôme initial tout au long de la vie. De plus, l’intervention étatique envers les jeunes adultes « dépendants » consacre le principe de prise en charge parentale du temps des études et d’intégration professionnelle, mais se conjugue avec quelques traits défamilialisants, légitimant par exemple un droit partiel à l’indépendance résidentielle pour les étudiants et les jeunes chômeurs par l’intermédiaire d’une politique d’aide au logement. Elle reflète une dissociation très perceptible au sein de la jeunesse française entre une aspiration à l’indépendance et l’adaptation à un maintien provisoire sous égide parentale, au moins financière. Pourtant originaires d’une société de matrice catholique, les jeunes Français adoptent des comportements d’indépendance et des valeurs familiales plus proches de celles des pays protestants.

« S’installer », l’appartenance familiale

Enfin, la société espagnole, tout comme d’autres sociétés méditerranéennes, favorise en son sein une expérience de jeunesse caractérisée par l’attente au domicile parental des conditions nécessaires à une installation stable dans la vie adulte ; la sortie du foyer clôture des trajectoires marquées par le chômage et la précarité professionnelle.

En Espagne, la décohabitation du foyer est plus tardive – l’âge médian au départ est de 27 ans en 1999 –, et clôture des trajectoires de jeunesse entièrement vécues sous le toit parental. Elle repose sur la légitimité d’un maintien au domicile familial tant que ne sont pas réunies les conditions financières d’une installation adulte et tant que ne sont pas scellés les liens de couple induisant la création d’un nouveau foyer. La cohabitation des jeunes adultes et de leurs parents est souvent qualifiée d’» hôtel de luxe » par les jeunes hommes. Le versement d’une contribution financière s’observe plus fréquemment dans les familles défavorisées ; dans les autres milieux, les parents encouragent leurs enfants à épargner pour préparer leur future installation. Cette absence relative de participation financière ne pose que rarement de problème de culpabilité, car elle est intégrée dans une logique d’assurance et de réciprocité de long terme. La cohabitation est alors pensée comme une forme d’investissement collectif à l’installation de l’» enfant », en ce qu’elle permet d’économiser en vue d’un futur achat immobilier. Le prix de cet « hôtel » réside ailleurs : notamment dans le respect des valeurs parentales qu’induit la cohabitation. Point culminant d’un itinéraire de jeunesse conduit au domicile parental, le départ tend ainsi à être envisagé comme le « grand saut » dans la vie adulte.

Cette forme d’expérience s’inscrit avant tout dans une société qui n’offre pas de rôle social à sa jeunesse avant un âge assez élevé, et maintient longuement les individus dans un statut d’attente. Les trajectoires de maintien au foyer parental sont en effet fortement conditionnées par la contrainte économique et par l’impossibilité matérielle de pouvoir « s’offrir » une sortie installée. Dans le contexte d’un taux de chômage juvénile élevé et d’un marché du logement orienté vers l’achat davantage que vers la location, l’absence d’aides publiques en faveur de l’indépendance contraint les individus à prolonger leur maintien au domicile parental tant que ne sont pas réunies les conditions d’une stabilité adulte. Mais c’est aussi la place fondamentale faite à « l’appartenance » au groupe familial dans la définition de soi qui permet de comprendre les trajectoires de maintien au foyer des jeunes adultes. Plutôt que par son indépendance, l’individu se définit surtout par son inscription dans des liens d’interdépendance matérielle et affective, sans cesse réactualisés. Le foyer constitue l’espace privilégié de concrétisation de ces liens, et quitter le foyer sans en construire un nouveau relève d’une « trahison » affective. En ce sens, les trajectoires d’autonomie des jeunes adultes consistent avant tout à construire leur individualité au sein de cette appartenance familiale, par l’introduction progressive d’une réciprocité envers les parents et la préparation de leur propre installation.

Les frontières entre l’adolescence, la jeunesse et l’âge adulte varient ainsi fortement d’une société à l’autre, et révèlent les représentations politiques, sociales et culturelles des attributs liés aux différents âges de la vie. Les différents modes d’intervention étatique, et la façon dont ils articulent aide publique, solidarité familiale et recours au marché du travail dans la gestion de cette période de dépendance économique potentielle, expliquent pour une large part la structuration spécifique des parcours. Cependant, si ces différents agencements marquent d’une empreinte forte les cycles de vie, l’hétérogénéité des trajectoires de jeunesse au sein des sociétés analysées est loin de se réduire à ce seul vecteur d’explication. Le rôle des valeurs familiales et des héritages religieux sur les normes d’indépendance résidentielle et financière est aussi très prégnant, clivant les pays de matrice catholique et ceux de matrice protestante. Ainsi, à l’heure d’une internationalisation des systèmes éducatifs et des marchés du travail, alors que se pose la question de la convergence potentielle des formes de passage à l’âge adulte en Europe, cette comparaison invite à penser que la multiplicité des destins au sein de cette « génération européenne » résisterait – au moins en partie – à l’harmonisation des politiques étudiantes et à la globalisation économique.



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1 / Allesandro Cavalli, Olivier Galland (dir.) , L’allongement de la jeunesse , Actes Sud, 1993.

2 / Plus de 135 entretiens approfondis ont été conduits auprès d’individus âgés de 18 à 30 ans dans ces quatre pays, complétés par l’exploitation de six vagues du Panel européen des Ménages (1994-1999).

3 / Source : Panel européen des Ménages.

4 / Situation moyenne 1994-1999, Panel européen des Ménages.

5 / O. Chagny, O. Passet, « La faiblesse du cumul emploi-études des jeunes pèse sur le taux d’emploi global de la France », Note de veille du Centre d’analyse stratégique , n°25, septembre 2006.

6 / Source : Panel européen des Ménages

7 / Source : Eurostat

8 / Gøsta Esping-Andersen, Les trois mondes de l’Etat-providence, Puf, 1999.


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