Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
« C’est pas juste ». Cette expression toute simple, si souvent entendue dans la bouche des enfants, semble devoir s’appliquer au ressenti de celles et ceux qui vivent des situations de précarité et d’exclusion. À les écouter, et sans généraliser, bien sûr, la réalité semble plus complexe. Alors que je tentai d’expliquer le sujet de l’article à la rédaction duquel nous allions travailler, l’une des personnes hébergée m’apostropha :
« Des fois, j’ai l’impression que tu es plus révolté que nous ! Tu dis que toi, tu peines à rembourser les crédits de ta petite maison, alors que d’autres en possèdent plusieurs, dix fois plus chères. Mais est-ce que moi, je suis jaloux de toi parce que tu as une maison, ce qui ne m’arrivera jamais ? Non. » Ah. Le débat s’engage néanmoins.
— L’égalité, ça n’existe pas en réalité.
— Pour certains, c’est simple de trouver leur voie, leur place. C’est une ligne toute tracée, ils ont eu la chance de naître au bon endroit, dans la bonne famille. Mais pour d’autres, c’est d’emblée très compliqué : cela passe par plein de méandres.
— On n’a pas tous les mêmes talents, mais on en a tous. Le problème, c’est que certains vont pouvoir les cultiver et d’autres non. C’est une question de contexte au départ.
— Est-ce qu’on parle d’égalité par rapport à ce qu’on possède, ou par rapport à ce qu’on est ? Parce que ce n’est pas parce qu’on possède des tas de trucs qu’on existe plus que les autres : la satisfaction des besoins matériels de base est essentielle, mais le but d’une vie, ce qui fait qu’elle a du sens, ce n’est pas de mourir à 90 ans avec un gros compte en banque. C’est de s’engager, de créer des liens, s’enrichir humainement, socialement.
– Même si on n’y gagne rien de matériel, ça vaut le coup. Les gens ont une vision très négative de la précarité. Et il ne s’agit pas de la défendre, parce que si l’argent ne fait pas le bonheur, ne pas en avoir c’est franchement la galère. On ne fait que survivre, avec le RSA. Mais on voit des riches mourir d’ennui dans leur château … et des pauvres qui se fendent la gueule à longueur de journée.
– Tout le monde ne réagit pas pareil par rapport à cette question des inégalités : certains sont révoltés, d’autres font avec … ou sans. Ils se débrouillent. Comment faire autrement, de toute façon, quand on n’a pas de travail, pas de papiers, etc ? On ne va pas aller braquer une banque !
– Mais … est-ce que les inégalités, c’est toujours une mauvaise chose ? C’est aussi un moteur pour avancer : si j’ai tout, à quoi je peux encore rêver ? Qu’est-ce qui fait que je vais me battre ?
– Peut-être, mais ça passe par un minimum de justice au départ, que tout le monde puisse vivre simplement mais correctement, et dans tous les pays. Sinon, on monte les gens les uns contre les autres.
– Je n’en suis même pas sûr : qui est-ce qui se bat pour avoir toujours plus ? Ce n’est pas ceux qui n’ont rien du tout. Eux, ils s’occupent de survivre.
– Et ça, c’est un boulot à plein temps !
– Absolument ! ! !
– Finalement, je ne suis pas jaloux de ceux qui possèdent un tas de trucs que je n’aurais jamais : ce n‘est pas notre vraie vie, à nous. Des fois, cela nous fait rêver, mais cela reste irréel. C’est un autre monde.
– Inaccessible.
– Exactement. Par contre, tu regardes ce qui se passe entre les gens qui font la queue aux Restos [Les Restos du Cœur NDA], certains vont trouver injuste que Monsieur et Madame Machin aient pu obtenir trois carottes et un paquet de café de plus qu’eux. Parce que ça, c’est réel.
– L’engagement politique, citoyen ? Dans tes rêves. Non, ça aussi, ça nous échappe. C’est trop compliqué, il y a trop d’intérêts en jeu. On peut se faire plaisir en se mobilisant sur un truc, et des fois, ça marche mais sur le fond, rien ne change. Même les politiques ne peuvent pas faire grand-chose. C’est le fric qui mène le monde. Ceux qui ont essayé de changer ça se sont cassé les dents … ou ont fait pire qu’avant !
– Ce n’est pas seulement ce qu’on n’a pas, qui pose problème, mais d’abord ce qu’on n’est pas. C’est une question de reconnaissance. Ce qui fait le plus de mal, c’est quand on a l’impression de ne pas exister : le mépris ou le soupçon par exemple, le fait qu’il faut se justifier en permanence : non seulement t’as rien, mais en plus, on te dit que c’est de ta faute !
– Je ne suis pas tout à fait d’accord : ce qu’on a, ce qu’on peut acheter, c’est important, aussi. C’est compliqué de ne jamais pouvoir se faire plaisir, et encore plus de ne pas pouvoir le faire pour ceux qu’on aime. Mes enfants, « ils le valent bien » aussi !
– Être et avoir, ça va ensemble, en fait. Regarde pour le travail, c’est très important. Quand tu rencontres quelqu’un, la première question, c’est : « qu’est-ce que tu fais dans la vie ». Si tu réponds « ben, rien, je n’ai pas de travail », t’es rien ! Tu n’intéresses pas !
– Même avoir un travail ne suffit pas. Cela devrait réduire les inégalités si tout le monde était payé correctement mais cela ne fonctionne pas comme ça. Ce qui serait juste, ce serait de réduire les écarts de revenus, à temps de travail égal.
– Ce n’est pas seulement les salaires, c’est aussi sur ce que les gens possèdent : des actions, des baraques, etc. Mais qui peut décider ça, puisque ce sont les mêmes qui ont le pouvoir ?
– La justice, ce n’est peut-être pas l’égalité : il y a aussi des questions de niveaux de responsabilités, de talents, de mérite, etc.
– D’accord pour le talent, mais l’histoire du mérite est insupportable. Certains ont juste eu moins de chance que d’autres, ou ont moins cherché à les piétiner pour faire leur place au soleil !
– Justement, cela ne devrait pas être une question de chance ou de bagarre. Ça veut dire que le système est pourri… mais pas pour tout le monde.
– Dans tous les domaines, cela devrait vouloir dire qu’on pense les choses pour permettre à ceux qui ont eu le moins de chance, le moins de facilités, de pouvoir réussir à l’école, avoir une activité leur permettant de vivre dignement et d’ouvrir un futur, de vraiment jouer un rôle, même très modeste, de trouver leur place, de vivre comme tout le monde.
– Oui, mais ce n’est pas ça qui se passe, c’est l’inverse. Les inégalités sont cultivées : la société, l’école, l’entreprise sont faites pour les gagnants, les plus performants ou les plus malins … y compris pour payer le moins d’impôts possible, alors que ça devrait servir à réduire les inégalités.
– Il y a ceux qui se débrouillent, plus ou moins bien, qui s’adaptent et surnagent comme ils peuvent, qui arrivent à se couler dans la norme. Ce sont les plus nombreux. Et puis il y a ceux qui n’ont même pas cette possibilité-là, les perdants, les plus fragiles ou handicapés, les moins chanceux, les moins « performants ». Et c’est un engrenage : tu viens d’une famille qui galère, t’as du mal à l’école, tu ne trouves pas de boulot, tu n’oses pas prendre la parole, tu comptes pour du beurre. À ton tour, tu vis dans des conditions difficiles, tes enfants ont du mal, les inégalités se reproduisent … Ce n’est pas fatal, mais c’est souvent comme ça !
– À condition de ne pas baisser les bras …
– Comment ? Il y a ce qui dépend de nous, personnellement, ou de quelques-uns (…) ; mais au-delà ? Le problème, c’est qu’on ne voit pas la morale l’emporter d’un coup de baguette magique sur le chacun pour soi … et tout pour moi.
– Je crois qu’il faut que chacun se batte … mais pas seulement pour sa pomme !
– Et que ce soit ensemble … en évitant d’entrer dans les logiques d’« accaparement » qu’on dénonce.
– Y’a du boulot !
– Ça tombe bien : tu disais tout à l’heure que tu n’en trouvais pas !