Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
– Louis Aragon, extrait de la préface des Poètes
Délégué du Secours catholique dans l’Eure pendant huit ans, j’ai eu la chance d’animer des ateliers d’écriture avec des personnes vivant des situations de pauvreté, avec le souci de favoriser mais aussi de valoriser leur expression. Ce qui m’a toujours frappé, chez ces hommes et ces femmes, au-delà des besoins matériels, c’est leur immense besoin de reconnaissance : un besoin d’être pris en considération bien plus que d’être pris en charge. « J’ai besoin de me sentir exister pour quelqu’un, ne plus avoir l’impression d’être transparent, être vu, faire l’expérience que quelqu’un peut avoir besoin de moi, me fasse confiance. »
Ainsi, Francis était entré pour me demander quelques sous… Nous avons parlé pendant une heure. À la fin, il m’a dit : « Je voudrais te laisser un poème ». Je lui ai donné de quoi écrire, mais il avait les mains dans un état épouvantable… « Je vais te dicter » :
Y en a marre de la misère Y en a marre de toujours mordre la poussière Y en a marre de n’avoir que la faim Pour me rappeler que ce n’est pas encore la fin– Francis
Il s’est arrêté, l’air épuisé, comme s’il en avait trop dit. Je lui ai tendu le crayon. Comme il a pu, il a signé… d’une croix. Cette rencontre a été un déclic pour moi : oui, ces personnes en galère, dont beaucoup d’entre nous n’attendent rien, voire désespèrent, ont bien des choses à nous apprendre, à nous dire, parfois de façon remarquable. Ma proposition d’ateliers d’écriture, souvent écriture et chant, est née là.
Libérer la parole, même avec différentes techniques d’écriture, avec une médiation pour celles et ceux qui ne maîtrisent pas l’écrit, ne va pas de soi. Le fait d’inscrire la proposition au cours de « voyages de l’espérance » – partir une semaine, prendre du recul par rapport à un quotidien difficile, poser les bases d’une expérience de vie fraternelle – contribue à la rendre possible et fructueuse. Cette fraternité, cette bienveillance mutuelle, constitue une condition première de la libération de l’expression personnelle. Le cadre proposé, l’inconditionnalité de la parole personnelle, le respect et l’écoute, la confidentialité, la progressivité dans l’animation de l’atelier et l’implication de chacun, le travail en dialogue sur les textes produits, font grandir chacun dans sa capacité à dire « je ».
J’ai souvent vécu comme un incroyable cadeau le fait que les masques, le déni tombent, que les uns et les autres parviennent à se dire en confiance et en vérité. Qu’ils osent ce dont ils ne se seraient jamais crus capables. Je repense à la fierté de Gaston, apprenant par cœur son texte et le disant en public lors de la veillée finale d’un tel voyage.
Il m’est tout aussi difficile que vital De dire ce qui me passe par la tête Peut-être mes mots vous sembleront-ils bien bêtes : Ma foi en l’avenir prend la forme d’un voyage spatial.– Gaston
Chacun éprouve alors quelque chose comme « Ma parole est mise en valeur, elle a de la valeur… j’existe ! » Nous ne sommes pas ici dans le débat d’idées mais dans un retour sur soi, un parcours de vie unique sur lequel chacun va mettre des mots. Et même composer, en dialogue avec l’animateur, une « musique des mots ». Contrairement à se qui se passe dans l’ordinaire des jours, où les plus brillants monopolisent la parole, chacun a ici toute sa place, la compétition cède le pas à la coopération.
L’aventure partagée, les temps de respiration, le dépassement des difficultés, qui ne surgissent pas forcément là où on pouvait les attendre, créent des liens, permettent l’émergence d’un « nous » et renforcent la fraternité entre tous. À l’issue de ces ateliers, certains ont souhaité garder leurs textes, d’autres nous les ont donnés pour que leur parole soit portée : « Il faut que tu leur dises ».
Pascal a trouvé plus facile de donner la parole à Fidel, son chien, pour parler de lui :
Mon maître est formidable… Mais je suis le seul à le savoir– Pascal, avec les yeux de « Fidel »
S’exprime ainsi fréquemment, le sentiment d’être invisible, ainsi que cette expérience que les intervenants rencontrés – salariés ou bénévoles – ont trop souvent tendance à penser à leur place ce qui est bon pour eux. Revient aussi en boucle la permanence du soupçon, de la nécessité de se justifier et de la frustration.
L’idée traîne en effet qu’être pauvre, c’est louche : que les personnes rencontrent des difficultés parce qu’elles ne font pas d’efforts, qu’elles ne savent pas gérer leur budget et qu’il faut donc leur apprendre à le faire ! Or un rapide calcul portant sur les seules dépenses contraintes montre que ces personnes n’ont, dans la plupart des cas, objectivement pas les moyens financiers de s’en sortir. Il leur est souvent très difficile d’agir seules sur cette situation, liée à la précarité de l’emploi et à l’insuffisance des minima sociaux, quand elles y ont accès. D’où des conditions de vie, d’habitat, difficiles à supporter. Leur problème est d’apprendre à gérer non pas tant leur maigre budget que la frustration permanente, pour elles-mêmes et surtout pour leur famille, de ne pas se sentir exister comme tout le monde. Car notre société crée des besoins matériels… et la frustration de ne pouvoir y avoir accès.
Le bonheur ne réside certes pas dans une faculté de consommation maximum. Il serait plutôt à rechercher du côté d’une dépossession et d’une frugalité heureuse. Mais cette position n’est tenable que dans la mesure où les personnes se sentent exister du fait de la richesse des relations qu’elles nouent, de la reconnaissance sociale dont elles font l’objet, à travers leur travail, un engagement associatif, des talents reconnus… Tous, nous éprouvons le besoin de compenser matériellement les difficultés de la vie. Paradoxalement, ce sont les personnes les plus en galère, celles qui en ont le plus besoin, qui en ont le moins les moyens ! Impossible non seulement de faire face à ses charges, de vivre dans de bonnes conditions, mais aussi de se faire plaisir ou surtout, de faire plaisir à ceux qu’on aime. « Méfiance », disait Véronique, avec un groupe de mamans, en rap :
Se faire plaisir, ce n’est jamais pour nous Toujours compter, ça c’est vraiment la poisse Avec aux tripes cette écrasante angoisse Des débuts d’mois sans le plus petit sou– Véronique
Ces personnes nous disent aussi l’importance du regard porté sur elles, le risque qui en découle de repli sur soi, de mésestime de soi. Se sentant insignifiantes, inexistantes, elles peuvent laisser tomber. Ce qui explique, avec la complexité des démarches administratives, le phénomène du non-recours aux droits. Arrive même le moment où les personnes en grande exclusion se foutent de l’image qu’elles renvoient – elles ont souvent une grande lucidité sur leur situation, mais elles ont abandonné. Qu’elles recommencent d’ailleurs à s’en soucier et c’est en bonne partie gagné !
Parcours de vie– Claudine
Alain dit que sa vie a basculé le jour où quelqu’un lui a fait confiance : « Si tu veux aider quelqu’un, ne cherche pas d’abord en quoi tu peux l’aider, mais fais-lui confiance et manifeste que tu as besoin de lui. »
Là se trouve le plus puissant levier pour aider les personnes en galère à s’en sortir, même si cela ne suffit pas toujours. Du fond de sa prison, Gérard témoigne, à la réception d’un colis de Noël, de « l’énergie de supporter l’épreuve » que lui donne « le fait de savoir qu’il y a au dehors des gens qui se soucient de [lui] ».
Il souligne ici l’importance de la gratuité dans la construction d’une société plus fraternelle. « Toutes les personnes avec qui je parle sont payées pour le faire », regrettent souvent les personnes en galère. Sans remettre en cause l’indispensable action des professionnels du champ social, les bénévoles, avec leurs limites, leur envoient un signal fondamental : « Je suis là parce que je le veux bien » et, d’une certaine façon, « parce ce que tu le vaux bien » !
Au Secours catholique, nous essayons d’agir, non seulement sur les effets, mais sur les causes de la précarité et de l’exclusion, et sur le regard porté sur les personnes que nous rencontrons. Nous le faisons, parfois avec elles, souvent en nous appuyant sur leur témoignage, leurs propres mots. Il en va ainsi de Pascal à un colloque sur l’errance, de Claudine en amont d’une marche du refus de la misère, ou encore de Mahmoud, dont le témoignage en dit tellement plus que bien des discours sur l’accueil de l’étranger :
Ils sont venus la nuit, comme viennent les loups Ils sont venus sans bruit m’arracher à l’enfance J’entends leurs pas, j’entends leurs voix Des mains me prennent qui me poussent au dehors– Mahmoud
Ces ateliers ont favorisé l’expression par les personnes de leur histoire de vie, les moments clefs heureux ou difficiles, la façon dont ils les ont façonnés. Après des années de galère (prison, rue) et un deuxième voyage de l’espérance, Éric disait : « Ça me donne envie de repartir, de me battre à nouveau ». Tout ne s’est pas résolu en un jour, mais il a aujourd’hui du travail, un logement autonome. Corinne, elle, explique : « Mes problèmes n’ont pas changé, mais moi, j’ai changé. » Susciter le désir d’exister et de se battre pour s’en sortir : voilà l’un des beaux fruits de ce type d’aventure fraternelle.
Je laisse le dernier mot à Thierry, moins pour conclure que pour l’invitation au voyage vers des terres où l’espérance renaît d’une fraternité partagée :
Je voudrais vivre en liberté, Partir quand il est temps sans m’arrêter, Oublier les volcans passés et poser mes choix, Sans me tromper trouver ma voie.– Thierry