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Dossier : La fraternité, une contre-culture ?

Écrire ses galères

©neil conway/Flickr/ CC
©neil conway/Flickr/ CC
Exister ! Exister par ce que j’écris, par ce que je dis, par ce que je vaux à tes yeux. Parce que j’ai des frères. Une leçon de vie lumineuse, tirée d’ateliers d’écriture avec des personnes en galère.

« La souffrance enfante les songes
Comme une ruche ses abeilles
L’homme crie où son fer le ronge
Et sa plaie engendre un soleil
Plus beau que les anciens mensonges »

Louis Aragon, extrait de la préface des Poètes

Délégué du Secours catholique dans l’Eure pendant huit ans, j’ai eu la chance d’animer des ateliers d’écriture avec des personnes vivant des situations de pauvreté, avec le souci de favoriser mais aussi de valoriser leur expression. Ce qui m’a toujours frappé, chez ces hommes et ces femmes, au-delà des besoins matériels, c’est leur immense besoin de reconnaissance : un besoin d’être pris en considération bien plus que d’être pris en charge. « J’ai besoin de me sentir exister pour quelqu’un, ne plus avoir l’impression d’être transparent, être vu, faire l’expérience que quelqu’un peut avoir besoin de moi, me fasse confiance. »

Ainsi, Francis était entré pour me demander quelques sous… Nous avons parlé pendant une heure. À la fin, il m’a dit : « Je voudrais te laisser un poème ». Je lui ai donné de quoi écrire, mais il avait les mains dans un état épouvantable… « Je vais te dicter » :

Y en a marre de la misère
Y en a marre de toujours mordre la poussière
Y en a marre de n’avoir que la faim
Pour me rappeler que ce n’est pas encore la fin

Y en a marre de croiser tant de visages
Et presque jamais de regard
Y en a marre des détours
Et des changements de trottoir

Tu fais même plus partie du paysage
Les paysages au moins, on s’arrête pour les regarder

Y en a marre de ceux qui savent et qui pensent
Ceux qui croient savoir et qui se penchent
Comme pour mieux me dire ce qui est bon pour moi
Qu’est-ce qu’ils en savent, de ce que je veux, moi ?

Le pire, c’est le soir, quand les fenêtres s’allument
Et que toi tu restes tout seul dans le froid
Tu savais, toi ? Le noir, c’est la couleur du froid

Souvent, je me demande ce qui s’y passe
Derrière ces lumières qui me narguent
Et quand j’y pense, je me demande parfois
Si au fond, c’est pas moi le plus pénard !

Pourtant, y en a marre… cherche pas !

– Francis

Il s’est arrêté, l’air épuisé, comme s’il en avait trop dit. Je lui ai tendu le crayon. Comme il a pu, il a signé… d’une croix. Cette rencontre a été un déclic pour moi : oui, ces personnes en galère, dont beaucoup d’entre nous n’attendent rien, voire désespèrent, ont bien des choses à nous apprendre, à nous dire, parfois de façon remarquable. Ma proposition d’ateliers d’écriture, souvent écriture et chant, est née là.

Oser se dire

Libérer la parole, même avec différentes techniques d’écriture, avec une médiation pour celles et ceux qui ne maîtrisent pas l’écrit, ne va pas de soi. Le fait d’inscrire la proposition au cours de « voyages de l’espérance » – partir une semaine, prendre du recul par rapport à un quotidien difficile, poser les bases d’une expérience de vie fraternelle – contribue à la rendre possible et fructueuse. Cette fraternité, cette bienveillance mutuelle, constitue une condition première de la libération de l’expression personnelle. Le cadre proposé, l’inconditionnalité de la parole personnelle, le respect et l’écoute, la confidentialité, la progressivité dans l’animation de l’atelier et l’implication de chacun, le travail en dialogue sur les textes produits, font grandir chacun dans sa capacité à dire « je ».

J’ai souvent vécu comme un incroyable cadeau le fait que les masques, le déni tombent, que les uns et les autres parviennent à se dire en confiance et en vérité. Qu’ils osent ce dont ils ne se seraient jamais crus capables. Je repense à la fierté de Gaston, apprenant par cœur son texte et le disant en public lors de la veillée finale d’un tel voyage.

Il m’est tout aussi difficile que vital
De dire ce qui me passe par la tête
Peut-être mes mots vous sembleront-ils bien bêtes :
Ma foi en l’avenir prend la forme d’un voyage spatial.

Sans doute ai-je trop souvent le petit écran comme distraction
Mais c’est sur la pelouse des ondes que fleurit mon imagination
Sauf en ce temps de voyage, ce n’est pas la moindre de mes addictions
Ici vraiment bourgeonne en moi l’espérance du papillon.

Quelque noble désir d’ouverture,
Pourtant me pousse vers la culture,
Fascination d’un planétarium,
Découverte de l’homme.

Mais mon dada, mon vaisseau spatial, c’est la musique
Qui m’emporte dans un autre monde magique
Où l’émotion m’étreint comme lorsque, infini trésor,
Nous écoutions avec Simone la toccata de Widor

Main dans la main, promesse pour demain.

– Gaston

Chacun éprouve alors quelque chose comme « Ma parole est mise en valeur, elle a de la valeur… j’existe ! » Nous ne sommes pas ici dans le débat d’idées mais dans un retour sur soi, un parcours de vie unique sur lequel chacun va mettre des mots. Et même composer, en dialogue avec l’animateur, une « musique des mots ». Contrairement à se qui se passe dans l’ordinaire des jours, où les plus brillants monopolisent la parole, chacun a ici toute sa place, la compétition cède le pas à la coopération.

L’aventure partagée, les temps de respiration, le dépassement des difficultés, qui ne surgissent pas forcément là où on pouvait les attendre, créent des liens, permettent l’émergence d’un « nous » et renforcent la fraternité entre tous. À l’issue de ces ateliers, certains ont souhaité garder leurs textes, d’autres nous les ont donnés pour que leur parole soit portée : « Il faut que tu leur dises ».

Ce qu’ils expriment

Pascal a trouvé plus facile de donner la parole à Fidel, son chien, pour parler de lui :

Mon maître est formidable…
Mais je suis le seul à le savoir

On s’est rencontré par hasard, nous écumions les mêmes poubelles
Il avait un vieux reste de sandwich, il m’en a filé la moitié

Je l’ai suivi, d’assez loin d’abord, à cause des coups de pieds
Ceux d’avant, les siens, les miens,
Ceux qui peuvent toujours arriver… Méfiance !

Une nuit, on s’est regardé dans les yeux, à trois mètres, puis à deux
Cela ne lui était pas arrivé depuis des lustres
Au matin, on s’est réveillé blotti l’un contre l’autre

Une nuit d’hiver, on lui a proposé de le mettre au chaud
Ça avait l’air de les soulager, les gens
Mais c’était sans moi… Il a refusé

Depuis, je lui tiens chaud, je veille sur ses trésors
Même avec ses copains de misère, faut pas rêver
Je suis l’oreille attentive qu’il ne trouve plus
J’écoute ses confidences, sa vie d’avant

Je laisse passer ses orages, je me recule
Je ne comprends pas mais je sens… la colère, l’angoisse, le rejet
Revenu de tout, même de lui-même
L’errance, c’est aussi dans sa tête

Il a quarante ans. Il en paraît soixante-dix
Ça abîme vite, la rue, au-dedans comme au dehors
Pas un ami, le chic pour faire le vide autour de lui
Et pourtant… Il est formidable, mon maître !

Mais qui voudra jamais le voir ?

– Pascal, avec les yeux de « Fidel »

S’exprime ainsi fréquemment, le sentiment d’être invisible, ainsi que cette expérience que les intervenants rencontrés – salariés ou bénévoles – ont trop souvent tendance à penser à leur place ce qui est bon pour eux. Revient aussi en boucle la permanence du soupçon, de la nécessité de se justifier et de la frustration.

L’idée traîne en effet qu’être pauvre, c’est louche : que les personnes rencontrent des difficultés parce qu’elles ne font pas d’efforts, qu’elles ne savent pas gérer leur budget et qu’il faut donc leur apprendre à le faire ! Or un rapide calcul portant sur les seules dépenses contraintes montre que ces personnes n’ont, dans la plupart des cas, objectivement pas les moyens financiers de s’en sortir. Il leur est souvent très difficile d’agir seules sur cette situation, liée à la précarité de l’emploi et à l’insuffisance des minima sociaux, quand elles y ont accès. D’où des conditions de vie, d’habitat, difficiles à supporter. Leur problème est d’apprendre à gérer non pas tant leur maigre budget que la frustration permanente, pour elles-mêmes et surtout pour leur famille, de ne pas se sentir exister comme tout le monde. Car notre société crée des besoins matériels… et la frustration de ne pouvoir y avoir accès.

Le bonheur ne réside certes pas dans une faculté de consommation maximum. Il serait plutôt à rechercher du côté d’une dépossession et d’une frugalité heureuse. Mais cette position n’est tenable que dans la mesure où les personnes se sentent exister du fait de la richesse des relations qu’elles nouent, de la reconnaissance sociale dont elles font l’objet, à travers leur travail, un engagement associatif, des talents reconnus… Tous, nous éprouvons le besoin de compenser matériellement les difficultés de la vie. Paradoxalement, ce sont les personnes les plus en galère, celles qui en ont le plus besoin, qui en ont le moins les moyens ! Impossible non seulement de faire face à ses charges, de vivre dans de bonnes conditions, mais aussi de se faire plaisir ou surtout, de faire plaisir à ceux qu’on aime. « Méfiance », disait Véronique, avec un groupe de mamans, en rap :

Se faire plaisir, ce n’est jamais pour nous
Toujours compter, ça c’est vraiment la poisse
Avec aux tripes cette écrasante angoisse
Des débuts d’mois sans le plus petit sou

Nous, on demande de la compréhension,
Et on ne trouve que donneurs de leçons
Lorsque plus rien ne semble tourner rond,
Ne nous répond que l’éternel soupçon

À chaque instant il faut se justifier
Des tas d’papiers et toujours la méfiance
Si t’en es là, c’est sûr’ment mérité
Fais des efforts, mérite la confiance

Mais le plus dur, c’est avec les enfants
Ils sont pour rien dans toute cette injustice
Même à l’école, j’entends l’institutrice
Et je me dis : j’suis une mauvaise maman

– Véronique

Ces personnes nous disent aussi l’importance du regard porté sur elles, le risque qui en découle de repli sur soi, de mésestime de soi. Se sentant insignifiantes, inexistantes, elles peuvent laisser tomber. Ce qui explique, avec la complexité des démarches administratives, le phénomène du non-recours aux droits. Arrive même le moment où les personnes en grande exclusion se foutent de l’image qu’elles renvoient – elles ont souvent une grande lucidité sur leur situation, mais elles ont abandonné. Qu’elles recommencent d’ailleurs à s’en soucier et c’est en bonne partie gagné !

Parcours de vie

Mais tu comprends rien, ma pauv’ fille
Encore maintenant j’entends dans ma tête
Ma mère ou la maîtresse me répéter ce refrain
Mais tu comprends rien, ma pauv’ fille

C’est pourtant pas compliqué, bon sang…
Et paf, prends ça dans les dents !
T’es trop bête ma pauv’ fille
Et me voilà nouée jusqu’à l’os devant la page de lecture

Comment dire quand on est bloqué
J’avais beau essayé de faire des efforts
J’avais l’impression que mon corps devenait électrique et se remplissait de béton
Mais tu comprends rien, ma pauv’ fille

Ça devait être vrai, puisque tout le monde le disait
Il y avait bien quelque chose dedans qui me donnait envie de crier
Que c’était pas vrai, que c’était les autres qui comprenaient rien
Mais c’était serré, bloqué, bétonné : hurlante à l’intérieur et muette

Des fois, j’avais tellement de larmes à l’intérieur
Qui pouvaient pas sortir
Que je croyais que j’allais me noyer
Peut-être alors, ils comprendraient, tous

La vie a passé. Y avait toujours moi dedans et moi dehors
Des corps sont passés sur moi dehors
Qui ne se sont jamais arrêtés sur moi dedans
T’es bonne qu’à ça, ma pauv’ fille

Tout a continué à rester compliqué
Mais enfin, Madame, il manque votre papier machin
Mais ça fait une heure que j’attends, je suis déjà venue deux fois
Et vous n’avez pas renvoyé votre déclaration
C’est pourtant pas sorcier… et paf pour tes dents

Je ne savais même pas quelle tête pouvait avoir le papier qui manquait
Pour moi, tous ces papiers, toutes ces démarches,
C’était l’Himalaya par la face nord sans équipement
J’ai fini par laisser tomber, me laisser partir, de toutes façons…

Jusqu’à notre rencontre, ton regard, ton sourire, ta chaleur
Cet ultime effort, mon premier grand risque, ma dernière chance
Tout mon corps gonflé comme pour faire exploser le mur
L’un tirant doucement, l’autre poussant
Une naissance
Ces torrents de larmes contenues qui s’évacuent d’un coup
Alors seulement j’ai mis un mot sur le mal dont j’ai failli mourir
Six lettres terribles : le mépris

– Claudine

Parce que tu me vois comme un frère

Alain dit que sa vie a basculé le jour où quelqu’un lui a fait confiance : « Si tu veux aider quelqu’un, ne cherche pas d’abord en quoi tu peux l’aider, mais fais-lui confiance et manifeste que tu as besoin de lui. »

Là se trouve le plus puissant levier pour aider les personnes en galère à s’en sortir, même si cela ne suffit pas toujours. Du fond de sa prison, Gérard témoigne, à la réception d’un colis de Noël, de « l’énergie de supporter l’épreuve » que lui donne « le fait de savoir qu’il y a au dehors des gens qui se soucient de [lui] ».

Il souligne ici l’importance de la gratuité dans la construction d’une société plus fraternelle. « Toutes les personnes avec qui je parle sont payées pour le faire », regrettent souvent les personnes en galère. Sans remettre en cause l’indispensable action des professionnels du champ social, les bénévoles, avec leurs limites, leur envoient un signal fondamental : « Je suis là parce que je le veux bien » et, d’une certaine façon, « parce ce que tu le vaux bien » !

Au Secours catholique, nous essayons d’agir, non seulement sur les effets, mais sur les causes de la précarité et de l’exclusion, et sur le regard porté sur les personnes que nous rencontrons. Nous le faisons, parfois avec elles, souvent en nous appuyant sur leur témoignage, leurs propres mots. Il en va ainsi de Pascal à un colloque sur l’errance, de Claudine en amont d’une marche du refus de la misère, ou encore de Mahmoud, dont le témoignage en dit tellement plus que bien des discours sur l’accueil de l’étranger :

Ils sont venus la nuit, comme viennent les loups
Ils sont venus sans bruit m’arracher à l’enfance
J’entends leurs pas, j’entends leurs voix
Des mains me prennent qui me poussent au dehors

Cours, mon enfant, cours sans te retourner
Les cris de ma mère, les coups de feu
Cette brûlure dans ma jambe, le goût du sang
Cours, mon enfant, ce fut sa dernière prière

Trois jours et trois nuits à errer sans comprendre
La forêt, le retour vers la maison détruite
Les corps mutilés, leur silence pour toujours
Et cet unique cri en moi : Pourquoi ? Pourquoi !

On m’a mis dans un bateau pour fuir la terre que j’aimais
Je ne comprenais rien, je me laissais arracher, déporté, ballotté
Avec ma blessure pour toute preuve de vie
On m’a appris un mot à dire en arrivant : asile

J’ai rencontré Aimé, qui m’a pris sous son aile
Lui aussi avait fui la terre qui l’a porté
Ni par envie, ni pour l’aventure
La misère tue les siens aussi sûrement que des balles

Les mois ont passé, entre espoir et cauchemars
Trouver les mots pour dire mon histoire
Mes parents n’étaient pas des militants
Victimes seulement de la haine ordinaire

J’ai appris, travaillé, répondu, souri, aimé, espéré…
Mais le marteau est retombé : Rejeté !
Je ne comprends pas, il y a erreur, forcément
Rejeté ! Cet homme n’est pas en danger

Rejeté ! Je demandais tant et si peu pourtant
Rejeté ! Mais on peut vous aider à repartir vers l’enfer
Rejeté ! Ça n’vaut pas cher la vie d’un homme
Rejeté ! Alors…

Alors ils vont venir la nuit, comme viennent les loups
Ils vont venir sans bruit m’arracher à cette vie
Déjà j’entends leurs pas, j’entends leurs voix
Leurs mains me prennent et me rejettent au dehors
Pourquoi, mon Dieu, Pourquoi ?

– Mahmoud

Ces ateliers ont favorisé l’expression par les personnes de leur histoire de vie, les moments clefs heureux ou difficiles, la façon dont ils les ont façonnés. Après des années de galère (prison, rue) et un deuxième voyage de l’espérance, Éric disait : « Ça me donne envie de repartir, de me battre à nouveau ». Tout ne s’est pas résolu en un jour, mais il a aujourd’hui du travail, un logement autonome. Corinne, elle, explique : « Mes problèmes n’ont pas changé, mais moi, j’ai changé. » Susciter le désir d’exister et de se battre pour s’en sortir : voilà l’un des beaux fruits de ce type d’aventure fraternelle.

Je laisse le dernier mot à Thierry, moins pour conclure que pour l’invitation au voyage vers des terres où l’espérance renaît d’une fraternité partagée :

Je voudrais vivre en liberté,
Partir quand il est temps sans m’arrêter,
Oublier les volcans passés et poser mes choix,
Sans me tromper trouver ma voie.

Je voudrais jusqu’à la lune pouvoir m’envoler
Au bout de mes rêves, voyager,
Par delà les mers,
Au bout de mes déserts.

Apprendre des montagnes la connaissance
Élargir le champ de l’intelligence
Tenir du ciel une nouvelle promesse,
Faire le lit d’une rivière de tendresse.

Il vient le temps de jeter au vent toutes mes ruptures,
Faire de ma vie une nouvelle mouture,
Comme un oiseau m’envoler vers l’aventure,
Conjuguer enfin ma vie au futur.

– Thierry

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