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La fraternité, nous dit Véronique Sarda, n’est pas une visée, un projet, encore moins un objectif à atteindre, elle s’éprouve ». Nombre d’initiatives pour susciter la fraternité passent par des propositions d’engagement dans des actions caritatives. Il faut bien entendu poursuivre, tant le monde a besoin de l’engagement solidaire et fraternel. Mais ces engagements pris hors de la classe ne feront signe que si, dans la classe déjà, la fraternité « s’éprouve », avec les élèves pour acteurs et bénéficiaires.
En effet, la fraternité est aussi au cœur de la relation pédagogique. Celle-ci, bien sûr, a une dimension d’autorité, due à la dissymétrie entre le maître et l’élève. Mais l’autorité ne doit pas se dévoyer en pouvoir, au risque de l’humiliation, voire simplement de la condescendance. L’élève n’est pas un mineur à assister, c’est une personne à faire grandir, à rendre acteur de ses apprentissages. L’accompagnement personnalisé à l’école, comme l’accompagnement éducatif au collège, sont des lieux privilégiés où s’expérimente une fraternité.
La fraternité doit aussi être interrogée au regard de l’évaluation. L’obsession, bien française, de la note conduit à établir une hiérarchie entre les élèves, à coup de moyennes et de classements, à distinguer les meilleurs, à stigmatiser les faibles. L’évaluation risque alors d’encourager une compétition sauvage. La démarche est certes indispensable, mais il s’agit d’évaluer des travaux (qui peuvent être inégaux) et non des personnes. L’exigence, légitime en éducation, requiert aussi l’estime de l’autre.
Accompagner un élève dans la prise de conscience de ses insuffisances n’a de portée que dans une relation de fraternité, qui permet au maître d’exprimer la confiance qu’il a dans la capacité de l’élève à progresser. Il s’agit alors d’articuler évaluation individuelle et évaluation collective. Des travaux de groupes, comme les travaux personnels encadrés en lycée, forment à la fraternité : à plusieurs, on cherche, on progresse par la mutualisation et la note collective dit le prix de l’entraide, de la coopération. L’école doit, au sein de la classe, promouvoir la fraternité entre élèves : tel élève, à l’aise en maths, donnera un coup de main à celui qui a des difficultés dans cette matière, dans un esprit d’échange réciproque des savoirs.
L’accueil de la différence est un autre moment pour vivre la fraternité. Un projet d’intégration d’un enfant porteur d’un handicap invite toute une classe à découvrir en cet autre, qui pouvait paraître inaccessible, un semblable. La cohabitation dans une même classe de diverses origines, de diverses appartenances religieuses est l’occasion d’une prise de conscience de la diversité des cultures et de la capacité à se rencontrer sur des valeurs communes.
Enfin, la question de la fraternité n’est pas indifférente à la mission de transmission de l’école. La culture porte les traces des inquiétudes qui traversent toute personne depuis des temps immémoriaux. Un maître qui enseigne une discipline qui le passionne doit rejoindre, par le cheminement dans la connaissance, les préoccupations de chacun. La culture est à travers le temps et l’espace, un lieu de fraternisation en humanité. Les poètes le disent bien : « Hélas ! Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous. Comment ne le sentez-vous pas ? Ah ! Insensé qui crois que je ne suis pas toi ! » (Hugo, préface des Contemplations). Et Baudelaire, ouvrant les Fleurs du Mal, apostrophe son lecteur en lui disant : « Mon semblable, – mon frère ! »