Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Comme chaque année, la Fête des voisins a mobilisé largement le 1er juin dernier : 15 millions d’Européens (dont 7 millions de Français) se sont retrouvés autour d’un verre ou d’un buffet pour le simple plaisir de se rencontrer, d’échanger, de partager. Ce phénomène de société mérite que l’on s’y attarde un instant.
Drôle d’idée que de favoriser la convivialité en instaurant la « Saint Voisin » dans notre calendrier républicain ! Dans ce monde hyper communicant, la relation à l’autre n’a jamais été aussi difficile : il semble plus aisé de dialoguer avec un inconnu par internet que de dire bonjour à son voisin de palier. En trente ans, la proportion de célibataires a été multipliée par deux pour atteindre 8 millions et le nombre de familles monoparentales a plus que doublé (il représente désormais 20 % des familles). La société est de plus en plus composée de microcellules familiales et d’individus isolés, d’autant que la population vieillit. Si les discours publicitaires valorisent l’autonomie et la solitude, la réalité est bien plus difficile à vivre. Comment ne pas voir une corrélation entre ces chiffres et la consommation colossale d’antidépresseurs en France ? Notre pays est champion du monde dans ce domaine. Parmi les pays de l’OCDE, la France et le Japon ont les taux de suicide les plus élevés. Pourquoi serions-nous plus déprimés que nos voisins, alors que nous vivons dans un pays si agréable ?
Les élus mesurent chaque jour, dans leurs permanences, les ravages discrets, mais réels, causés par le repli sur soi, l’indifférence ou l’anonymat. Dans un monde où la transaction remplace de plus en plus la relation, où le marketing formate les citoyens, en en faisant des consommateurs et des spectateurs, il devient urgent de préserver des espaces de relation gratuite. Au Japon, lorsque vous êtes seul dans un hôpital, vous pouvez payer quelqu’un pour venir… vous parler ! L’appauvrissement de la relation, associé à un sentiment de défiance généralisé, devient un poison mortel pour la cohésion sociale.
La Fête des voisins suscite un engouement qui dépasse les clivages et les communautarismes. Porteur de sens, de lien désintéressé, ce rendez-vous citoyen génère un vrai bénéfice social. Il met en jeu des pratiques d’échange où la relation importe bien plus que la transaction. Cette fête donne à chacun l’occasion de penser autrement sa ville, sa vie, ses rapports humains. Elle fonctionne comme un déclic social, générateur d’une multitude de comportements positifs et inventifs. Le jour J, on assiste souvent à l’expression inattendue d’une fraternité active et concrète, d’une solidarité retrouvée. C’est un moment idéal pour repérer les énergies nouvelles d’une société civile qui sait innover, surmonter les difficultés et s’adapter en trouvant des solutions efficaces. Cette fête rend aux habitants, véritables acteurs de son succès, des espaces d’initiatives et d’échanges.
Selon un sondage BVA du 17 mai 2008, 80 % des personnes interrogées seraient prêtes à s’occuper de leur voisin ou voisine âgé(e) ou handicapé(e), ou d’un enfant en échec scolaire dans leur voisinage (62 % en 2007). L’État ou les collectivités locales ne peuvent tout faire : il faut aujourd’hui penser une stratégie globale de mobilisation des Français, pour développer les solidarités de proximité en complément des solidarités familiales et institutionnelles. Nous connaissons de très nombreux exemples d’habitants fragilisés qui, grâce à un coup de pouce du voisinage, ont pu garder la tête hors de l’eau. Imagine-t-on le coût humain et financier pour la collectivité si elle devait faire face, seule, à ces situations, et tenter de réintégrer des personnes après une chute sociale rapide et violente ?
Le renforcement de l’entraide de voisinage est simple à mettre en œuvre et il facilite grandement la vie au quotidien. Faire les courses pour la dame âgée du 3e étage, se faire aider par le bricoleur du 1er, prendre les courriers recommandés ou les paquets du voisin d’en dessous, accompagner à tour de rôle les enfants du lotissement à l’école, lire le courrier de son voisin aveugle… Ces petits services stimulent et renforcent la cohésion sociale. Ils donnent à chacun un sentiment d’utilité, s’inscrivent dans une démarche de réciprocité, favorisent la relation. Ils font du bien à chacun. Comment diffuser ces bonnes pratiques de voisinage ? Comment inciter, susciter, faire passer les habitants à l’action ? C’est l’objectif du programme européen « Voisins solidaires », qui vise à prolonger toute l’année la dynamique de convivialité et de solidarité née de la Fête des voisins.
Grâce à un coup de pouce du voisinage, de nombreux habitants fragilisés ont pu garder la tête hors de l’eau.
Au Petit Prince qui lui dit : « Je cherche des amis », le renard répond : « Apprivoise-moi ! » Puis il le met en garde : « Il faut être très patient. » Dans ce monde de rapidité et d’efficacité, il n’est pas aisé de construire la relation à l’autre dans la durée. Et pourtant, je crois la société mûre et les citoyens prêts à agir. Le mirage d’un bonheur consumériste a montré ses limites. Après avoir parcouru l’Europe pour développer la Fête des voisins, je veux aller plus loin. J’ai rencontré des milliers de personnes, ministre, gardien d’immeuble, maire, ouvrier, mère de famille, personne âgée. Partout, j’ai trouvé des gisements de générosité qui ne demandent qu’à jaillir. Si nous creusions notre intériorité, nous y trouverions des trésors à partager. L’enthousiasme est une maladie contagieuse. Ayons l’audace de l’optimisme.