Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Dans une société en quête de liens, le désir de fraternité pourrait-il faire cristalliser des aspirations, voire devenir un facteur de transformation du vivre ensemble ? La question qui vient immédiatement est : quelle fraternité ? Celle de la simple réaffirmation de l’existence de liens privilégiés qui établissent entre certains une solidarité face à d’autres, sinon contre eux ? Celle d’un postulat d’une nature humaine unique que les frontières ou les distinctions peuvent certes mettre à mal, mais jamais annuler ni faire oublier ? Celle de réseaux à forts investissements personnels, sans contours bien délimités et avec une surface institutionnelle réduite au minimum ? Selon la conception de la fraternité sous-jacente à son invocation, on se dirige vers des réalités tout à fait différentes.
Qu’exprime la tradition chrétienne en la matière ? Quelle vision de la fraternité promeut-elle ? Et avec quelle pertinence, dans le contexte d’aujourd’hui ? Telles sont les questions que nous proposons d’aborder, en mettant successivement en avant trois traits qui, selon nous, peuvent être associés à la notion de fraternité telle que la tradition chrétienne la sollicite.
Le lien fraternel, dans la Bible, est présenté comme un trait fondamental qui concerne toute l’humanité : tous les hommes sont descendants d’un premier couple et, dès lors, tous sont frères de sang. En même temps, la condition humaine s’énonce dans un rapport étroit au Créateur, car l’humanité est présentée comme étant à l’image de Dieu (Gn 1, 26-27). La dignité de tout homme se fonde, dans la tradition chrétienne1, sur ce lien originel à Dieu que rien ne saurait remettre en question. Il y a là un point d’appui très fort pour penser l’unité de la famille humaine et, par conséquent, une fraternité de tous vis-à-vis de tous, déjà là même si elle a souvent bien du mal à s’exprimer. Cette approche déloge d’une manière de concevoir la fraternité comme un simple « entre nous » : dans la tradition judéo-chrétienne, elle se réfère structurellement à un autre qui échappe.
En même temps, ce donné de départ n’institue pas, loin s’en faut, une communion harmonieuse entre les êtres, qui serait comme appelée d’elle-même par cette origine commune. Dès les premières pages du récit de la Genèse, le rapport au frère est présenté comme le point le plus délicat du vivre ensemble : les figures de Caïn et Abel, d’Ismaël et Isaac, de Jacob et Esaü, de Joseph et ses frères, obligent à reconnaître qu’à fraternité s’associent aussi violence et souffrance : non pas le heurt franc et brutal du rapport à l’ennemi venu de loin, mais la complexité de liens embrouillés, envenimés, chargés d’une mémoire douloureuse. Bref, des liens qui font des nœuds serrés, blessants, difficiles à défaire2. Les auteurs bibliques se refusent à passer sous silence ces pénibles affaires de famille et ils ne renoncent pas à dénouer cet entrelacs de malentendus et d’injustices auquel la vie fraternelle donne souvent lieu.
D’emblée se trouve écartée, si l’on s’inscrit dans cette tradition, la référence incantatoire à une fraternité idéale, celle qui nous placerait tous dans une parfaite égalité – parmi les frères, il y a des aînés, qui accueillent rarement bien les nouveaux venus – et qui appellerait d’elle-même une constante solidarité. En réalité, cette vision de la fraternité comme un bloc homogène ne tient que si ce monolithe est fermé dans une opposition à un extérieur perçu comme hostile. Elle est la condition pour que la violence et les tensions qui le travaillent de l’intérieur puissent être passées sous silence et soient ainsi rendues moins sensibles. Alors l’universalité de la fraternité est perdue de vue, de même que la référence au créateur qui l’empêche de tourner en un huis clos étouffant.
De ce point de vue, les différentes menaces qui planent sur toute fraternité – rapports fusionnels, rivalité et violence, enfermement, négation des différences – pourraient bien avoir comme origine commune l’oubli du donateur. Quand la fraternité n’est plus reconnue comme étant donnée, il y a de fortes chances que les rapports entre les frères perdent leur caractère gracieux et débouchent sur la rivalité et la nécessité de mesurer précisément la part à laquelle chacun a droit, ouvrant ainsi à d’infinies disputes.
De fait, dans la tradition biblique, le donné de départ de cette fraternité, inscrite à la fois dans nos gènes et dans le rapport à Dieu, peut tout aussi bien déboucher sur la catastrophe que sur la joie de retrouvailles au-delà de toute espérance. Ce donné de départ demande à être accueilli et, pour qu’il fasse résonner les promesses qu’il contient, on doit lui faire réponse.
Le juste rapport à soi passe par une suspension de la quête de soi au profit d’une rencontre de l’autre.
En quoi consiste cette réponse ? Jésus la rassemble en une formule : « ‘Qui sont ma mère et mes frères’ ? (…) Voici ma mère et mes frères. Quiconque fait la volonté de Dieu, voilà mon frère, ma sœur, ma mère » (Mc, 3, 33-35). Ainsi, faire réponse à ce don premier n’est pas réductible à une sorte d’éthique de la fraternité qu’on aurait à mettre en œuvre ; beaucoup plus fondamentalement, cela passe par le rapport à Dieu. Plus précisément, par l’engagement à « faire la volonté de Dieu », c’est-à-dire à accueillir son amour et à y répondre. Faire la volonté de Dieu, n’est-ce pas accepter d’être engendré comme être singulier, incomparable, dont la vie trouve sens non de sa situation au sein d’un monde qui l’évaluerait, mais d’un appel à naître et à engager sa liberté à la manière du Christ, comme un serviteur, en partant retrouver ses frères ? Tenir cette lecture signifie, pour le croyant, que la fraternité est à la fois un lieu théologique – on y apprend à connaître Dieu en faisant l’expérience d’être engendré – et l’occasion de découvrir une vérité primordiale : le juste rapport à soi passe par une suspension de la quête de soi au profit d’une rencontre de l’autre.
Dès lors, la fraternité n’est à penser ni comme un acquis, ni comme une pure construction humaine. Elle se découvre au carrefour de l’accueil du don de la vie et d’une capacité à se recevoir les uns des autres ; c’est pourquoi sa réalité dépend aussi de notre réponse. Ici s’expriment la grandeur et la fragilité de la fraternité : elle vient de plus loin que nous seul et elle est remise entre des mains qui ont une forte propension à se fermer.
La structuration de la fraternité en ces deux moments (accueil et réponse, profondément liés) dessine pour chacun une sorte de géographie des liens : d’un côté, ceux qu’il connaît, avec qui il a fait l’expérience d’une fraternité, et de l’autre, ceux qui demeurent pour lui des inconnus. Bien entendu, la frontière n’est pas claire entre ces deux groupes. Et surtout, ceux du dehors ne sont pas rejetés hors d’une fraternité possible ; au contraire, le rendez-vous avec eux constitue la pierre de touche qui révélera la vérité de la fraternité déjà éprouvée.
À partir de là, on peut comprendre ce qu’est l’Église pour les chrétiens : dans la première épître de Pierre, apparaît le mot adelphotès (fraternité, terme inconnu dans la littérature profane de l’époque) pour la désigner3. Signe que celle-ci est appelée à devenir l’espace où l’on fait réponse au don de Dieu de sorte que cela se reconnaisse aussi à une qualité de rapport les uns aux autres.
Pour autant, l’Église n’est pas enfermée dans un cercle des purs. Le Nouveau Testament fait également entendre la parabole du jugement dernier où le critère d’un juste rapport à Dieu tient à l’accueil « du plus petit d’entre mes frères » (Mt 25, 31-46), ainsi que celle du Bon Samaritain (Lc 10, 29-37), un récit en réponse à un homme qui voudrait poser des limites claires entre ses prochains et les autres. Ainsi se dessine la figure d’une fraternité universelle possible, dont les liens privilégiés à quelques-uns sont regardés comme les prémices de ce qu’un jour tous vivront. C’est aussi la vision déployée par Paul, celle d’une Église comme fraternité déjà expérimentée, mais destinée à tous : « La fraternité selon Paul n’est pas encore universelle, mais elle doit le devenir, et le deviendra. Tous les hommes ne sont pas encore frères dans le Christ, mais ils peuvent et doivent le devenir.4 »
La réouverture du lien fraternel, qui vérifie les relations à la fois à Dieu et aux hommes, si l’on suit la tradition biblique, s’opère en plusieurs directions : en faveur des pères, dont on cherche à garder une mémoire vive, refusant ainsi d’oublier les chemins par lesquels la vie est passée5 ; en faveur de l’étranger, de l’inconnu accueilli comme un frère ; mais aussi, en faveur de ceux dont la vie est en grande précarité et qui sont menacés de disparaître du jeu des échanges entre pairs.
Une fraternité peut se dévoyer si elle s’enclôt sur elle-même. Les liens forts et rassurants dont on bénéficie alors se révèlent être un piège mortel. Il ne s’agit plus d’une vraie fraternité mais, pourrait-on dire avec les mots d’aujourd’hui, d’un mauvais communautarisme6.
Les relations fraternelles vécues dans les liens de proximité ont-elles une pertinence dans le champ social et politique ? Il est habituel de souligner le danger de chercher à retrouver dans l’espace public ce qui relève des relations familiales ou électives, qui obéissent à d’autres règles du jeu. De fait, ce n’est certainement pas de cette manière-là que la fraternité peut féconder la vie politique et sociale. Les grandes institutions, l’administration, les services publics, ne sont pas invités à se convertir en espaces de relations chaudes. Dès l’instant qu’on doit se prononcer pour le grand nombre, c’est le recours à la loi qui s’impose, avec sa rigueur qui oblige à ne faire exception de personne.
En même temps, comment se contenter d’une stricte dichotomie entre fraternité et politique ? Ne faire aucun droit au désir de fraternité à l’échelle des grands collectifs ne sonne pas juste non plus : « L’opposition brutale entre communauté et société, entre relation personnelle et relation administrative ou institutionnelle, ne peut être qu’un moment de la réflexion » écrit Paul Ricœur dans son célèbre article « Le socius et le prochain »7.
Mais comment ce qui s’expérimente dans les espaces fraternels peut-il féconder l’espace public ? Il y a plusieurs manières de répondre à cette question. La première considère ceux-ci comme des lieux capables de faire signe pour le grand nombre. Les foyers de l’Arche de Jean Vanier, par exemple, prouvent que la vie partagée avec des personnes marquées par le handicap est source de plaisir et de bonheur8. C’est là une manière de signifier, grandeur nature, qu’une société a énormément à gagner en faisant une vraie place à ces personnes. Le politique pourra légiférer en s’inspirant de ces expériences.
Une deuxième manière, à la suite de Paul Ricœur, parle d’une dialectique entre les médiations longues des dispositifs institutionnels et les rapports courts de la fraternité. Les relations de proximité permettent de critiquer les institutions et les règlements, débusquant leurs étroitesses, leur manque de finesse et d’intelligence. Les services publics, lorsqu’ils sont conscients de leurs limites, cherchent à susciter, en complément de leur action, un tissu de liens forts qui ne ferment pas la boucle sur eux-mêmes. L’essentiel est, pour Ricoeur, que ces deux types de rapports – sous la figure du socius ou du prochain – en s’aiguillonnant mutuellement, se laissent guider et travailler par le service de l’autre, c’est-à-dire par la charité.
Il est encore une troisième manière d’envisager le rapport entre fraternité et organisation du vivre ensemble, qui souligne l’expérience spécifique faite à l’échelle des rapports interpersonnels : c’est là que le sujet peut s’entendre appelé à l’existence par d’autres qui, de mille manières, font signe qu’ils tiennent à lui, l’attendent, l’espèrent. Cette expérience est primordiale. Car c’est cela qui fait naître, et là se trouve la vérité des rapports humains. Ce que je suis n’est pas dit pleinement ni justement par les évaluations dont mes prestations peuvent faire l’objet. Mais l’être singulier qui en moi s’ignore encore vient à l’existence dans la réponse aux appels qu’il entend. Ce sont nos proches – ceux qui se sont faits proches de nous – qui nous font tenir debout dans l’existence. Ici, se manifeste ce qui dans le jeu de nos échanges est vrai : la relation qui n’a d’autre « parce que », uniquement « parce que c’est toi ». Tout le reste est, certes, important, mais incapable de dire la vérité.
Or ce rapport à la vérité, qui s’éprouve d’abord dans le champ des relations fraternelles, n’est pas destiné à demeurer confiné dans le cercle des liens de courte portée. Il peut aussi structurer des dispositifs institutionnels, des services publics, dès lors qu’ils ont conscience de porter un engagement collectif, vis-à-vis de membres plus fragiles, afin qu’ils puissent, eux aussi, trouver leur place dans la société, risquer leur parole, faire entendre la note singulière que nul autre ne peut jouer à leur place. Les institutions du vivre ensemble ont aussi cette vocation de signifier à chacun qu’il est attendu par les autres. C’est même là leur raison d’être, et elles la reconnaissent lorsqu’elles acceptent de n’être que des caisses de résonance qui relaient et amplifient les engagements collectifs formalisés par le politique vis-à-vis de chacun des membres de la société. Cela ne leur donne pas pour autant nécessairement un style immédiatement plus fraternel. Mais c’est en fait la fraternité qui se dit dans un autre langage que celui des rapports de proximité.
« Salut et fraternité ! », telle était la devise des sans-culottes. Sans doute trahissait-elle un double désir : celui d’un dénouement heureux de l’histoire (« salut ! ») et celui de liens forts, capables à la fois d’appeler à l’existence et de rassembler sur des projets communs (« fraternité ! »). Ces aspirations, qui touchent des points cruciaux du vivre ensemble, peuvent donner lieu au meilleur comme au pire. Au pire, lorsque la fraternité s’enclôt pour délimiter un clan aux prises avec des adversaires et lorsque le salut est rapporté tout entier aux victoires escomptées, ramenant le dénouement de l’histoire à ce que nous voulons contrôler. Au meilleur, lorsque la fraternité accepte de se laisser sans cesse rouvrir par la confrontation à l’étranger, au plus faible et à la mémoire de nos pères, et lorsque le salut est reconnu dans ses manifestations : dans ce travail d’engendrement de sujets et d’acteurs à chaque fois déconcertants, travail qui s’opère dans le secret, au-delà de toute maîtrise, mais qui nécessite pourtant l’engagement ferme de libertés, à la fois dans des rapports de proximité et dans le souci d’institutions justes. Il se pourrait que la tradition chrétienne soit précieuse, au moins pour éviter le pire et, peut-être aussi, pour aller vers le meilleur.
La dynamique lancée dans l’Église de France dans le cadre de Diaconia 2013 (dont le sous-titre est « Servons la fraternité » ; voir diaconia2013.fr) peut être regardée comme une contribution – modeste mais fort à propos – des communautés chrétiennes visant à faire du souci de la fraternité un véritable rendez-vous, dans une société tentée de s’immuniser contre ceux qui font peur. Et cela, non par des discours, mais en se risquant elles-mêmes à davantage de fraternité.
1. Le concile Vatican II l’a clairement affirmé dans Gaudium et spes (12). Sur la vision catholique de la dignité humaine, voir Alain Thomasset, « Dignité » sur le site www.doctrine-sociale-catholique.fr.
2. Voir la très belle lecture de l’histoire de Joseph et de ses frères par André Wénin dans Joseph ou l’invention de la fraternité (Genèse 37-50), Bruxelles, Lessius, 2005.
3. Voir Michel Dujarier, L’Église-fraternité, I. Les origines de l’expression « adelphotès-fraternitas » aux trois premiers siècles du christianisme, Cerf, 1991.
4. Joseph Ratzinger, Frères dans le Christ. L’esprit de la fraternité chrétienne, Cerf, 2005 [1962], p. 46.
5. Voir Jean-Marie Carrière, « De la servitude à la fraternité » dans « Diakonia, le service dans la Bible », Cahiers Évangile, n° 159, mars 2012 et particulièrement la section « Le respect », pp. 11-12.
6. Voir Alain Thomasset, « L’Église et le communautarisme », Études, sept. 2005, pp. 183-192.
7. Paul Ricœur, « Le socius et le prochain », dans Histoire et vérité, Seuil, 1955, pp. 213-229.
8. Jean Vanier s’adresse ainsi à Julia Kristeva : « Quel est le secret qui permet à l’Arche d’exister encore ? Je vais te le dire : c’est le plaisir », dans Julia Kristeva et Jean Vanier, Leur regard perce nos ombres, Fayard, 2011, p. 23.