Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Portland fait figure de ville pionnière en matière de développement durable. Pourriez-vous revenir sur les débuts de cette aventure ?
Susan Anderson – Tout commence dans les années 1970 et 1980. Alors que la plupart des villes américaines optent alors pour une expansion de leurs réseaux autoroutiers et l’étalement urbain, celle de Portland délimite une zone de croissance possible pour la métropole afin de préserver les terres agricoles et les forêts alentour. Les fonds fédéraux destinés à la nouvelle autoroute ont été utilisés pour construire l’une des premières lignes de tramway. Nous nous sommes concentrés sur le renforcement des communautés : cela nous a conduits, pour éviter la séparation d’un quartier par une voie infranchissable, à déplacer l’autoroute nationale le long de la rivière Willamette et à la remplacer par un parc. De même un parking de centre-ville a été transformé en une place publique, le Pioneer square, aujourd’hui surnommé le « salon de Portland »! Parallèlement, une planification globale a été élaborée afin d’intégrer et d’équilibrer des objectifs en matière de développement économique, de logement, de qualité de l’air et de l’eau, de transports, de parcs, de couverture forestière, et d’efficacité dans l’utilisation des ressources. Les chocs pétroliers des années 1970 ont stimulé la mise en place du premier plan local des États-Unis axé autour de l’efficacité énergétique et des énergies renouvelables. Dans les années 1990 et 2000, nos efforts se sont élargis au bâtiment durable, à l’efficacité hydrique, au recyclage et à la réduction des déchets, aux infrastructures pour le vélo et à la création de quartiers où tout soit accessible à vingt minutes à pied.
Pourtant, le changement climatique est souvent éloigné des préoccupations des administrations locales…
Susan Anderson – Il y a vingt ans, le gouvernement fédéral évoluait si lentement sur le sujet qu’on ne pouvait pas attendre grand-chose au niveau national. Portland a estimé qu’elle pouvait faire sa part, les villes disposant de leviers d’action majeurs. Elles ont souvent la responsabilité de créer et de mettre en œuvre le zonage, de construire des rues, des trottoirs et des pistes cyclables, de développer les transports en commun ou de travailler avec les autorités qui en ont la charge. Elles gèrent la collecte des déchets, le recyclage ou le compostage. La propriété et la gestion des infrastructures d’électricité, tout comme des partenariats avec les fournisseurs ou des ONG, donnent les moyens d’aider entreprises et habitants à réduire leur consommation. C’est pourquoi, en 1993, Portland devient la première ville des États-Unis à adopter un Plan d’action sur le climat. D’autres programmes comme le « Portland Plan » ou le « Parks 2020 Vision » visent à préparer l’adaptation au changement climatique ou à protéger la biodiversité. Depuis, les bâtiments sont plus efficaces (moins 14 % d’énergie consommée par personne par rapport à 1990), on conduit moins et on utilise moins d’essence grâce à la mise en place de plusieurs infrastructures : l’ajout de quatre lignes de métro, l’installation d’un tramway, 418 km de pistes cyclables, un nouveau pont (le Tilikum Crossing) sur lequel les véhicules privés ne sont pas autorisés (seulement les tramways, bus, cyclistes, et piétons). Aujourd’hui, 7 % des habitants de Portland se rendent au travail en vélo (c’est neuf fois la moyenne nationale), soit 12 000 personnes de plus que dans les années 1990. Depuis cette date, l’éclairage des rues et du trafic routier se fait à l’aide d’ampoules Led, et l’utilisation d’énergies renouvelables (hydro-électricité, biogaz et énergie solaire), couplée à une politique d’investissement dans l’efficacité énergétique, a permis à la municipalité de réduire sa facture énergétique de 25 %. Elle économise ainsi 7 millions de dollars par an. Quant aux déchets, Portland en recycle ou composte 70 % grâce à la mise en place en 2011 d’un service hebdomadaire de compostage – la collecte des déchets se faisant seulement toutes les deux semaines. Les déchets résidentiels apportés en décharge ont diminué de 35 %, et la collecte de matériaux compostables a plus que doublé. Nous tentons également d’amener la nature en ville : 3 millions d’arbres et arbustes ont été plantés dans les zones naturelles de Portland depuis 1996, grâce à un véritable travail de « re-végétation » entrepris par la ville.
D’après votre expérience, quels processus de décision, quels indicateurs, peuvent favoriser l’intégration d’une perspective de long terme, nécessaire aux objectifs de soutenabilité ?
Susan Anderson – La science nous donne quelques orientations, en particulier le travail réalisé par le Giec. D’après les scientifiques, une réduction de 50 à 80 % des niveaux d’émissions de CO2, par rapport à ceux de 1990, est nécessaire avant 2050 pour éviter les effets catastrophiques du changement climatique. Si nous ne parvenons pas à le freiner, les Oregoniens risquent de connaître à l’avenir des vagues de chaleur plus intenses, des sécheresses, des pluies torrentielles, des inondations, des incendies de forêt, des glissements de terrain. Leur impact tirerait notre économie vers le bas, créerait des tensions sur les ressources naturelles. Il aggraverait les inégalités. Nous tenons compte de ces indications, et pour mesurer nos efforts, nous avons élaboré plusieurs indicateurs comme l’indice du « quartier vingt minutes ». Un accès à pied, sûr et pratique, aux écoles, aux parcs, aux épiceries et aux transports en commun réduit les coûts de transports, facilite l’intégration d’exercices physiques dans votre vie quotidienne et réduit les émissions de carbone. Notre souhait est qu’à long terme 90 % des habitants de Portland vivent à moins de 800 mètres d’un point de vente d’aliments de qualité ; d’ici 2035, la ville fera en sorte que tous ses habitants se trouvent à 800 mètres d’un accès aux parcs ou aux espaces verts, accessibles à pied.
Ces outils de planification intègrent bien sûr la participation du public, vu l’importance d’un effort de pédagogie sur la durée. Nous avons établi des critères pour favoriser l’équité, aussi bien pour élaborer des politiques que pour prendre des décisions. Ainsi, la hausse des températures affecte de façon disproportionnée les communautés de couleur et les personnes âgées : elles ont tendance à vivre dans les parties de la ville qui sont davantage aménagées et artificialisées, qui disposent de moins d’ombre et d’un accès limité aux transports en commun. Quand nous prenons aujourd’hui des décisions pour tenter d’atténuer les effets du changement climatique –notamment sur l’utilisation des sols –, nous essayons de donner la priorité aux besoins de ces populations. Récemment, de nombreux amendements ont été apportés aux documents de planification à partir des suggestions des habitants, par exemple, en matière de politiques de transport. De même, les informations transmises par des centaines de propriétaires et résidents ont aidé les décideurs à affiner le plan d’occupation des sols. L’arrivée de nouvelles technologies permet un meilleur accès à l’information et de plus en plus de personnes qui n’assistaient pas aux réunions ou n’accédaient pas aux décisionnaires peuvent désormais examiner les propositions et participer à l’évaluation en envoyant des commentaires en ligne.
Enfin, Portland est la dernière des grandes villes aux États-Unis gouvernée par une commission. Le maire et quatre commissaires constituent le conseil municipal : ils disposent du pouvoir législatif, administratif, et quasi judiciaire (les commissaires supervisent les différents départements comme celui de la planification et du développement durable). Cela permet d’avoir un système plutôt transparent dans lequel les résidents peuvent tenir un commissaire responsable des décisions du département dont il a la charge. Ce schéma a facilité la position de leader de la ville en matière de développement durable et ses actions en vue des changements de comportements. L’importance de ce gouvernement représentatif est de plus en plus cruciale au fur et à mesure que Portland grossit : ses habitants sont à la recherche d’une représentation plus équilibrée et diversifiée.
« Penser les objectifs d’équité et de soutenabilité de concert demeure un vrai défi. »
Avez-vous été amenés à choisir entre des enjeux sociaux (ex. l’emploi) et environnementaux (ex. la pollution et ses effets sur la santé) ?
Susan Anderson – La question s’est posée à propos de l’utilisation de 120 hectares de terres de l’île de West Hayden à des fins industrielles, pour les activités du port de la ville. Une expertise technique a été fournie, intégrant une analyse coût-bénéfices, une étude sur les sols du port, une analyse d’impact sur les transports et la santé publique. Les urbanistes en charge du projet ont monté un comité pour consulter les habitants. Ils ont recueilli leurs contributions, ainsi que celles des entreprises, des autorités tribales et d’organismes de défense des droits. Plus de 400 personnes ont participé et une trentaine d’experts ont été consultés en matière de santé, transports, environnement, et économie. L’annexion de ces terres n’a finalement pas eu lieu. Trouver un équilibre entre bénéfices économiques et protection de la santé humaine et des ressources naturelles requiert une procédure longue et rigoureuse, afin de saisir l’attention et la passion des milliers d’habitants.
Plus généralement, si on fait un bon travail sur le climat, de bonnes choses se produisent. Les entreprises locales innovent et créent de l’emploi. Chacun économise de l’argent à dépenser localement. La collectivité retrouve une bonne santé et les quartiers sont plus dynamiques. Le gouvernement local, national ou fédéral peut susciter le changement autant via des politiques publiques et par l’exemplarité que par des incitations de marché. Il peut aussi soutenir le travail des autres en agissant sur l’éducation, la sensibilisation et en fournissant une assistance technique.
En 2015, nous avons réaffirmé l’objectif de réduire les émissions locales de carbone de 80 % par rapport à 1990 d’ici 2050 et de 40 % d’ici 2030. Mais penser les objectifs d’équité et de soutenabilité de concert demeure un vrai défi. D’autant que Portland devient une métropole, ce qui entraîne une hausse du coût du logement, une augmentation des embouteillages, etc. L’équité climatique est aujourd’hui au cœur de nos priorités : il s’agit d’assurer un accès équitable aux solutions bas carbone – logements bien isolés, modes actifs de transport (marche, vélo)… Nous voulons impliquer davantage les populations précaires et de couleur dans la conception et la mise en oeuvre des politiques climatiques, pour que priorité soit donnée aux populations les plus vulnérables. Nous voulons aussi accroître la capacité de la ville pour réagir et se reconstruire face à des effets déjà prévus, comme des inondations plus intenses, des vagues de chaleur... Nous cherchons enfin les moyens de réduire les émissions induites par la consommation des habitants, qu’elles soient liées aux biens (aliments, textile, eclectronique…) ou aux services (santé, banque…).
Propos recueillis par Marie Drique et Jean Merckaert. Traduits de l’anglais par M. D.
Inspirés par les travaux de Thomas Piketty, des élus de Portland veulent aussi lutter « contre les inégalités extrêmes ». Au 1er janvier 2017, les patrons des entreprises implantées dans la plus grande ville de l’Oregon seront obligés de limiter leur rémunération à moins de cent fois le salaire médian des employés (le ratio moyen est aujourd’hui de 1 à 276 dans les grandes entreprises américaines). La sanction, pour les entreprises récalcitrantes : un impôt local majoré. - JM