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Écologie : pourquoi bouge-t-on si peu ?

©CatPiper/Flickr/CC
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Notre maison brûle, nos sociétés marchent sur la tête, mais l’on regarde ailleurs. Pourquoi ? La sidération se conjugue avec l’illusion qu’on aura le temps et l’incapacité à imaginer d’autres issues. D’où l’importance de démontrer, par l’exemple, qu’autre chose est possible. Et enthousiasmant.

On peut lire les grands enjeux de notre temps à travers le prisme de trois grandes insoutenabilités (financière, sociale, écologique)1. Si cette dernière n’est guère perceptible à l’aune du seul produit intérieur brut, elle est évidente si l’on regarde l’aggravation de l’empreinte écologique. L’alerte a été lancée maintes fois : il faudrait plusieurs planètes pour étendre le mode de production, de consommation et de déjection des pays occidentaux à toute la population humaine. Dès lors que l’Inde et la Chine ont adopté ce modèle, l’insoutenabilité est patente. Les pays en développement sont les premiers concernés. Selon les autorités chinoises, au rythme actuel de désertification, d’urbanisation, d’usage de la voiture, il faudra déménager Pékin  d’ici une trentaine d’années : la barrière forestière qui sépare la ville du désert de Gobi est de plus en plus fragilisée et les vents de sable menacent la capitale, déjà gravement polluée, d’ensablement.

L’insoutenabilité sociale se manifeste de façon spectaculaire par le creusement des inégalités : selon Oxfam, la fortune personnelle de 67 personnes2 est égale aux revenus cumulés de la moitié des habitants de la terre (3,5 milliards). En 1998, selon le Programme des Nations unies pour le développement, la fortune de 225 d’entre elles équivalait au revenu de 2,5 milliards d’êtres humains. On marche sur la tête ! Jamais les inégalités entre classes sociales n’ont été si fortes. Ce que confirme Warren Buffet : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner. » Cette situation est aggravée par la machine à aspirer la richesse au profit d’une petite fraction de la population mondiale3. Les effets sont dramatiques sur le plan démocratique : le passage d’une économie de marchés à une société de marchés4 signifie que tout devient marchand, y compris les relations humaines ou amoureuses, le politique, les enjeux éducatifs et spirituels, etc. En détruisant la substance même des sociétés, leurs valeurs, leur identité, ce fondamentalisme marchand ouvre des autoroutes au fondamentalisme identitaire.

L’insoutenabilité financière est perceptible, elle, dans le volume des transactions sur les marchés financiers, trente fois supérieur à celui des échanges de biens et services. Une montagne spéculative gonfle des bulles aux conséquences de plus en plus désastreuses.

Face à un tel constat, tout le monde devrait être sur le pont, interpeller les responsables publics, déclencher des pressions citoyennes, des mouvements alternatifs. Mais dans le flot des catastrophes annoncées tous les matins (sans être hiérarchisées), les problèmes liés au climat, à l’énergie, à la biodiversité, à la crise financière, finissent par tomber dans l’escarcelle du « tout va mal ». Et même si, pour des fractions croissantes de la population, les conséquences sont redoutables, nos modes de vie et d’organisation ne sont guère ébranlés. Bernard Perret évoque une situation de « drôle de guerre » : on sait que l’on est entré dans une période absolument dramatique de l’histoire, mais rien n’a fondamentalement changé. Pourquoi ? Comment dépasser l’inertie ?

Des contradictions qui paralysent

Nous sommes confrontés à plusieurs contradictions. La contradiction émotionnelle est liée à la gravité même de la situation. Les diagnostics alarmistes n’émanent plus simplement de militants, mais aussi de groupes d’experts comme le Giec, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (on prend le chemin de ses prévisions les plus pessimistes). Un rapport financé par la Nasa, étudiant dans l’histoire les effondrements d’empires et de civilisations, explique qu’il est en train de se produire la même chose, au niveau mondial cette fois. Il repère deux causes majeures : la destruction des écosystèmes et le creusement des inégalités sociales, avec des oligarchies complètement autistes. Seulement, plus on en reste à une logique d’alerte et de dramatisation qui, rationnellement, devrait provoquer davantage de convergence et d’énergie, plus le choc, au contraire, produit de la peur, du repli et, finalement, de l’impuissance.

Plus on en reste à une logique d’alerte et de dramatisation, qui devrait provoquer davantage de convergence et d’énergie, plus le choc produit de la peur, du repli et de l’impuissance.

Cette contradiction se retrouve face à l’explosion des inégalités : les catégories intermédiaires devraient repérer combien la logique de captation des richesses par les ultra-riches est la cause principale de leur déclassement. Mais les ultra-riches leur paraissent tellement inaccessibles que les classes moyennes, se sentant menacées, cherchent à maintenir une distinction sociale en se retournant contre plus pauvres qu’elles : aujourd’hui contre les immigrés, les « fainéants » au RSA, les Roms… Wilhelm Reich parlait de la « peste émotionnelle ».

À cette contradiction émotionnelle, il faut ajouter la contradiction temporelle. Certes, la gravité des enjeux écologiques est à court terme (2050 est un très court terme écologique) mais, sur le plan social, pour des milliards d’êtres humains, « le projet de vie est à 24 heures » pour reprendre une expression de Bertrand Schwartz. 2050, ou même 2030, c’est une éternité quand on se demande comment survivre ou faire survivre sa famille dans les jours qui viennent. Cette double contradiction tend à faire diverger les forces écologiques et sociales.

Or on n’avancera pas sur les défis écologiques si l’on n’avance pas aussi – et prioritairement – sur la question sociale. Il revient aux mouvements écologistes de l’entendre, et au mouvement syndical de faire sienne la question écologique. Une vaste coalition qui dirait, par exemple : « Les dizaines de milliards de la fraude fiscale, profitant du poumon des paradis fiscaux, sont intolérables au regard des investissements écologiques et sociaux nécessaires », donnerait une base de négociations. Elle pourrait inviter à substituer la sobriété (on attaque le superflu des ultra-riches) aux logiques d’austérité (on attaque le nécessaire des plus pauvres).

On n’avancera dans le traitement du problème que si l’on imagine des solutions possibles.

Une troisième contradiction est celle de l’imaginaire. On avancera dans le traitement du problème que si l’on imagine des solutions possibles. Sinon, le mécanisme de protection psychologique est le déni (« de toutes façons, on ne peut rien y faire »). Quand votre imaginaire est structuré par la fameuse trinité macroéconomique croissance, compétitivité, emploi, sans savoir de quel type de croissance, de quels types d’emplois on parle, quand on ignore les vaincus du système, la priorité sera de rétablir la compétitivité, nécessaire à la croissance, elle-même condition de l’emploi… Et on verra après. Or cet imaginaire du capitalisme, laissé à sa propre logique de puissance, détruit le sens des échanges, y compris les marchés sur la longue durée.

On a l’habitude de ne voir les croyances que dans l’univers religieux. Or l’imaginaire économique est lui aussi peuplé de croyances ! L’être humain est un animal croyant beaucoup plus qu’un animal rationnel ! Leur rôle est d’autant plus important qu’il n’est pas reconnu. Par exemple, une croyance attribue l’arrivée au pouvoir d’Hitler à l’inflation. Faute de l’interroger, il devenait raisonnable de priver les États du pouvoir de création monétaire, de rendre les banques centrales indépendantes. Or cette croyance est fausse : le moment critique de l’ascension de Hitler est lié à la politique de déflation du chancelier Brüning et au chômage de masse qui s’en est suivi. Même sous la République de Weimar, l’hyperinflation était liée à la démesure des réparations exigées par le traité de Versailles, et non à ses dépenses sociales.

Il faut avoir une conscience claire de ce nœud de contradictions pour concevoir une alternative. Un sommet sur le climat comme celui de Copenhague, en 2009, a été un échec institutionnel, mais aussi un échec pour la société civile, qui s’est contentée, avec des formes d’action militantes classiques, d’alerter et de dire aux gouvernements : « Agissez, agissez », participant ainsi à l’aggravation du sentiment d’angoisse.

La joie, un enjeu politique

Certains mouvements, comme Alternatiba, né à Bayonne en 2013, ont compris que l’on ne pouvait avancer sur les risques majeurs que si l’on débloquait des perspectives émotionnellement porteuses. Il faut faire une démonstration positive, créative – le plus possible porteuse de joie de vivre – de la possibilité de changer de modes de consommation, d’organisation, de production. Sans que cela signifie l’ascétisme le plus complet ou le retour à la bougie ! Alternatiba a lancé un mouvement, qui s’internationalise, un relais de villes et de territoires afin de mettre en avant tout ce qui se fait déjà et ce qui pourrait se déployer : circuits courts, finance solidaire, etc.

Il faut faire une démonstration positive – le plus possible porteuse de joie de vivre – de la possibilité de changer de modes de consommation, d’organisation, de production.

Démontrer par l’exemple qu’il est possible de faire autrement, c’est sortir de la logique du déni. Les différents acteurs sociaux et écologiques peuvent se retrouver pour construire, avec les pouvoirs publics et les collectivités territoriales. Car le rôle des territoires et la capacité d’y construire un processus démocratique autour des enjeux de transition sont ici essentiels. L’échelle, quand elle est à la portée des acteurs, permet de sortir des logiques de panique, de mettre en œuvre une intelligence du cœur.

Un mouvement dans ce sens est en train de monter dans la préparation du sommet de Paris sur le climat. Le collectif citoyen pour la transition, Alternatiba, avec l’appui de divers mouvements associatifs (Dialogues en Humanité, villes et territoires en transition, Terre de liens, la Nef, Attac, Roosevelt 2012, etc.), voient dans le sommet de Paris en 2015 un enjeu non seulement pour les institutions, mais pour la société civile elle-même.

Des philosophes comme Spinoza avaient déjà mis en évidence ce constat anthropologique fondamental : seule l’énergie de la joie est suffisante pour s’opposer aux émotions engendrées par la peur. Il ne faut donc pas hésiter à faire du bonheur, de l’entraide, de la joie de vivre, des enjeux politiques et sociétaux, et pas seulement personnels.

Seule l’énergie de la joie est suffisante pour s’opposer aux émotions engendrées par la peur.

Les défis d’éducation populaire sont énormes. Dans les réseaux citoyens pour la transition, la logique qui prévaut est celle de la transmission aux jeunes : « On vous passe le relais, c’est vous qui allez nous dire, en quoi, sur quoi et comment vous avez besoin de nous. » Avec l’énergie qui les anime, les jeunes ne veulent pas passer leur vie à se désoler d’être nés au XXIe siècle. Ils recherchent un récit positif sur le devenir de la famille humaine.

Débloquer les imaginaires commence ainsi par nommer la nature de la transition souhaitable : il ne suffit pas de dire que l’on a besoin d’une transition ! Convivialisme, « buen vivir » : ces mots-clés font de plus en plus figures de facteurs communs. Le convivialisme est une qualité de société et de vivre ensemble, qui suppose de sortir de l’imaginaire et de la sémantique du capitalisme, non pas en allant chercher dans les alternatives antérieures, mais comme un mouvement à co-construire. La question du buen vivir, elle, est apparue fortement au Forum social mondial de Belém, en 2009. Ce référent fait sens pour nombre d’acteurs : il se situe d’emblée dans une co-construction par rapport à des enjeux qui nous dépassent tous.

La conscience de la gravité est nécessaire, mais le chantier d’espérance est passionnant, voire enthousiasmant : nous sommes à ce moment critique de l’humanité où notre famille humaine risque la sortie de route, la mortalité infantile (qu’est-ce que 200 000 ans par rapport à d’autres espèces ?). Elle peut aussi, si elle transforme ces défis en opportunités, franchir un saut qualitatif : grandir en humanité. Edgar Morin parle de « métamorphose ». C’est là un enjeu tout à fait passionnant !

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1 Cf. P. Viveret, « Les trois dettes », Revue Projet, n°334, juin 2013.

2 Oxfam donnait en fait le chiffre de 85 personnes, mais le magazine Forbes, qui a refait le calcul l’année d’après, a estimé que le chiffre était tombé à 67 [NDLR].

3 Cf. Joseph Stiglitz, Le triomphe de la cupidité, Les liens qui libèrent, 2010.

4 Cf. Karl Polanyi, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Gallimard, 1983 [1944].


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1 réactions pour « Écologie : pourquoi bouge-t-on si peu ? »

Sébastien MEDARD
28 September 2019

Bonjour, très très intéressant. Toutefois je me permets de vous inviter à lire un article, un peu ancien certes, mais toujours d'actualité : "La dissonance cognitive : facteur explicatif de l'accoutumance au risque".
Revue de Géographie Alpine Année 1998 86-2 pp. 53-62
https://www.persee.fr/doc/rga_0035-1121_1998_num_86_2_2878
Les facteurs explicatifs sont aussi d'ordre psycho-sociologiques.

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