Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Les enquêtes et les témoignages recueillis par les associations d’entraide concordent : les jeunes et les travailleurs précaires sont les grandes victimes de l’état actuel de notre système de protection sociale, qui distribue d’abord la richesse à ceux qui ont acquis les positions les plus solides et bénéficient d’un emploi stable. Ces dernières années, notre État-providence s’est, en effet, progressivement éloigné de son projet politique initial visant à garantir au plus grand nombre les conditions matérielles d’accès à la citoyenneté sociale. Il a dérivé vers un système dual : d’un côté, une assurance mutuelle des acteurs du monde du travail contre les risques de la société de marché et, de l’autre, un filet d’assistance pour les autres, jeunes ouvriers et employés, pas ou peu qualifiés en attente de travail, que l’on retrouve vingt ans plus tard parmi les travailleurs précaires et intérimaires au parcours professionnel chaotique et morcelé. Pour ces derniers, l’aide sociale sert, en premier lieu, à pallier les failles et les inégalités croissantes que produit l’éviction, parfois temporaire, du marché du travail.
Notre dispositif assurantiel d’après-guerre est essentiellement rattaché au travail et financé par des cotisations prélevées sur les salaires. Avec la crise qui perdure, l’érosion et la fragmentation de l’emploi salarié produisent des risques de plus en plus individualisés liés à l’instabilité de l’emploi. Ces cotisations ne parviennent plus à corriger les inégalités de revenus, tout en en créant de nouvelles, du fait de la faible capacité des systèmes de protection sociale à prévenir l’exclusion de tous ceux qui sont en rupture avec le monde du travail. Ces derniers subissent une double peine : ils sont « mis à l’écart à la fois du travail et de ses protections ».
Il en résulte une polarisation entre des protections fortes et inconditionnelles pour les uns et des droits discontinus et « mités » pour ceux qui connaissent des trajectoires morcelées. Ces derniers vivent de minima sociaux dans des situations de « désaffiliation sociale », pour reprendre une formule de Robert Castel. La chute dans la précarité ne prive pas seulement nos concitoyens de moyens essentiels à leur subsistance. Elle les dessaisit aussi de l’exercice de leurs libertés économiques et politiques, libertés indispensables pour maintenir le lien social. On ne peut qu’être frappé par la solitude des personnes face à leurs difficultés, par la spirale d’isolement et de rejet dans laquelle elles sont entraînées progressivement du fait même de ces difficultés matérielles.
Dans nos sociétés prospères, il faudrait que les mécanismes effectifs de solidarité sociale et de redistribution fiscale ne se limitent plus à une maigre assistance assurant à peine la survie des plus mal lotis. Ils devraient aussi offrir aux personnes une sécurité matérielle consubstantielle à l’exercice de leurs droits civiques, indépendamment de leur statut d’emploi et de sa précarité croissante. Cette sécurité possède un aspect moral. Elle est nécessaire à l’estime de soi que John Rawls considérait comme l’un des biens sociaux de base. Dans cette perspective, une plus grande égalité dans l’accès à des ressources de qualité dans l’éducation, la santé, la culture et le logement est nécessaire à la garantie universelle des conditions matérielles de la citoyenneté.
Cette orientation implique que l’on soustraie ces biens essentiels à la mainmise du marché. Elle n’est pas pour autant de nature dirigiste. Si elle en appelle à un plus grand contrôle de l’État sur l’économie, c’est en réaction à une « colonisation indue » de parts croissantes de la vie sociale par la logique du marché. Le mieux serait de comprendre les biens en jeu dans la perspective de la théorie des capabilités développée par l’économiste indien Amartya Sen et la philosophe américaine Martha Nussbaum. Le concept de capabilité vise à concilier le thème libéral de la liberté de choix et le thème social-démocrate des droits sociaux. Une capabilité est une garantie de faire ou de ne pas faire. C’est un pouvoir de faire qui suppose que chacun soit armé, en particulier par l’éducation, mais aussi du fait de ses conditions matérielles d’existence, pour pouvoir user de ses droits-libertés. Les droits-créances, ceux assurés par l’État-providence, deviennent alors des conditions de l’exercice des droits-libertés et ne leur sont donc plus opposés. Ainsi, en promouvant l’accès égal à ces ressources de qualité, nos sociétés favorisent, par le même mouvement, l’exercice des droits politiques fondamentaux.
Il conviendrait de distinguer les biens qui peuvent légitimement être laissés à la logique économique de ceux sur lesquels le point de vue éthique ou le point de vue du bien public doivent l’emporter. De distinguer les biens qui peuvent être achetés légitimement de ceux qui peuvent, certes, être achetés mais ne devraient pas l’être, car leur mise sur le marché a des effets contraires à ceux escomptés. Ne devraient pas pouvoir être achetés, par exemple, les biens qui appartiennent par leur nature, par le sens que nous leur donnons ou par la valeur que nous leur attribuons, à la sphère morale ou à la sphère publique. Mettre ces biens sur le marché, c’est accroître les inégalités entre ceux qui peuvent les acheter au plus offrant et ceux qui ne le peuvent pas à leur prix de revient.
Ne devraient pas pouvoir être soumis à la logique du marché les biens qui appartiennent à la sphère morale ou à la sphère publique.
Il faudra sans aucun doute compter l’énergie (chauffage, éclairage, transport) parmi les biens essentiels dont l’accès devrait être contrôlé de telle sorte que les besoins de chacun soient garantis, d’autant plus que la transition énergétique en cours se traduira inexorablement par un renchérissement du prix des énergies polluantes et un coût relativement élevé des énergies renouvelables. Sans l’introduction d’une considération d’ordre éthique, l’enjeu de cette transition se présenterait aux consommateurs sous forme de simples « signaux-prix » qui exposeraient les concitoyens les plus fragiles à davantage de précarité énergétique. Les solutions écologiques pourraient ainsi, si l’on n’y prend garde, aggraver les inégalités sociales, les plus riches ayant davantage que les pauvres les moyens de se protéger des aléas des prix du marché.
Si les questions sociales et environnementales ne coïncident pas, elles se renforcent mutuellement. Elles mettent par ailleurs nos sociétés devant des choix drastiques (et de redoutables défis démocratiques) quant à ceux des biens que nous jugerons essentiels de protéger de l’emprise du marché. Elles appellent une intervention importante de l’État, qui doit elle-même être soumise à la délibération publique la plus ouverte possible. Il s’agit, en effet, d’obtenir des citoyens qu’ils modifient leur comportement individuel de consommation en consentant à régler des taxes écologiques et à s’autolimiter. Autant de choix de société dont il faut débattre collectivement.
Le Grenelle de l’environnement ou le débat national sur la transition énergétique ont élargi utilement le cercle des parties prenantes, sans accroître pour autant l’acceptabilité sociale des décisions qui en ont résulté. L’épisode des Bonnets rouges en France, durant l’hiver 2013, est symptomatique à cet égard. Il a donné lieu à des manifestations importantes organisées par des lobbies de patrons et d’autonomistes bretons, avec une efficacité redoutable. Des salariés licenciés des abattoirs Gad ont ainsi défilé derrière des patrons d’entreprises routières aux pratiques sociales douteuses. Des paysans ont dénoncé de manière paradoxale les dégâts de l’agriculture productiviste sous la bannière de la principale organisation agricole qui défend ce type d’agriculture. Malgré le caractère hétérogène du mouvement, malgré la pluralité de motivations parfois incohérentes, l’ensemble des parties en présence ont exprimé leur colère de manière violente et destructive contre un impôt dénoncé comme injuste, l’écotaxe poids-lourds, au nom de la préservation de l’emploi local et du droit à la décision à l’échelle locale, elle aussi.
Pour que les questions liant justice sociale et écologie accèdent à l’agenda politique sans être d’emblée disqualifiées par des lobbies en tous genres, il faut réunir les conditions d’une plus grande implication, voire d’une participation directe de tous les citoyens aux décisions, de telle sorte qu’ils aient le sentiment d’obéir véritablement aux lois qu’ils auront choisies. La démocratie directe et participative n’est pas une proposition démagogique ; c’est une proposition qui vise à responsabiliser les citoyens bien plus que ne le font les institutions représentatives traditionnelles.
La démocratie directe et participative vise à responsabiliser les citoyens bien plus que ne le font les institutions traditionnelles.
Nous devons, enfin, répondre à la question lancinante du financement des nouveaux droits rendus nécessaires par la conjonction des crises sociales et environnementales. Comment, en effet, assurer une nouvelle garantie d’accès universel à l’énergie, alors même que nous faisons face à l’incapacité de nos systèmes actuels de protection sociale à prendre en charge, de manière satisfaisante et sans recours massif à la dette publique, les aléas provoqués par les nouvelles formes d’emplois et le chômage endémique ?
L’exemple de la couverture maladie universelle (CMU), promulguée par la loi du 27 juillet 1999, ouvre des pistes intéressantes. La CMU est une prestation sociale permettant le remboursement des soins, prestations et médicaments à toute personne résidant en France, non couverte par un autre régime obligatoire d’assurance maladie. Elle est gratuite pour les assurés ayant un revenu inférieur à un plafond déterminé, les autres devant s’acquitter d’une cotisation de 8 % de la part de leurs revenus fiscaux supérieurs à ce plafond. Elle résulte du choix collectif de donner à tous le droit effectif, et donc les moyens, de se faire soigner gratuitement ou pour des sommes modiques. Elle crée, en retour, l’obligation collective de les soigner.
Le financement de la CMU est assuré par les régimes d’assurance maladie, via les cotisations sociales dont ils disposent et la contribution sociale généralisée (CSG) prélevée sur les revenus du travail et du capital. La partie complémentaire de la CMU (CMU-C) est financée, d’une part, par le produit d’une taxe de solidarité additionnelle à laquelle sont assujettis les organismes d’assurance complémentaire intervenant dans le domaine des soins de santé et, de l’autre, par une fraction du produit du droit de consommation sur les tabacs.
Pour financer la garantie d’un accès universel et effectif à l’eau, au gaz et à l’électricité, on pourrait s’inspirer du modèle de la CMU-C, avec la mise en place d’une taxe modérée, simple et lisible, sur tous les abonnements à ces services. Le produit de cette taxe servirait à rembourser aux fournisseurs d’accès les dépenses engagées pour des populations cibles. Le mécanisme et le montant du financement, inscrits dans la loi de finances pour déterminer le montant de la taxe affectée et assurer son prélèvement, feraient alors l’objet d’un examen par la représentation nationale.
Pour être politiquement légitime et socialement acceptable, l’entrée en vigueur de ce nouveau droit devra se soumettre à l’épreuve du réalisme. Dans un contexte de pénurie budgétaire, la solvabilité et l’arbitrage économique seront incontournables pour crédibiliser, voire pérenniser, la politique publique à venir : de nombreuses études techniques seront alors nécessaires pour déterminer les bénéficiaires, le niveau de la prise en charge publique et les seuils de déclenchement de la gratuité ou des compensations. Mais tout ce travail, si nécessaire qu’il soit, ne peut ni remplacer ni invalider a priori le processus de prise de décision politique et le choix collectif de société dont il découle.
Voir Colette Bec, La sécurité sociale. Une institution de la démocratie, Gallimard, 2014. L’auteure fait une distinction entre la solidarité d’accrochage conditionnelle et révocable offerte par nos systèmes d’assistance et une solidarité, à réinventer, d’appartenance à une communauté humaine.
Nicolas Duvoux, Le nouvel âge de la solidarité. Pauvreté, précarité et politiques publiques, Seuil/La République des idées, 2012.
Robert Castel, L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ?, Seuil/La République des idées, 2003.
J. Rawls, Théorie de la justice, Seuil, 1987 [1971, trad. de l’anglais pas Catherine Audard].
Selon l’expression de Jürgen Habermas, La théorie de l’agir communicationnel, Fayard, 1987 [1981, trad. de l’allemand par Jean-Marc Ferry et Jean-Louis Schlegel].
Cf. l’article de Sylvain Lavelle dans ce dossier [NDLR].
Amartya Sen, Commodities and capabilities, North Holland, 1985 et Martha Nussbaum, Capabilités : comment créer les conditions d’un monde plus juste ?, Flammarion/Climats, 2012 [2011, trad. de l’anglais par Solange Chavel].
Voir Mickael J. Sandel, Ce que l’argent ne saurait acheter. Les limites morales du marché, Seuil, 2014 [2013, trad. de l’anglais par Christian Cler].
Éloi Laurent, Social-écologie, Flammarion, 2011.
Voir à ce propos l’article de trois spécialistes de l’histoire de Bretagne : Alain Croix, André Lespagnol, Fañch Roudaut, « Bonnets rouges, non à la manipulation de l’histoire », Le Télégramme, 22/11/2013 : « Alors qu’une part essentielle de responsabilité incombe à certains chefs d’entreprise et à certains syndicalistes agricoles qui n’ont pas voulu voir venir l’effondrement d’un modèle économique devenu dépendant de subventions européennes ou qui l’ont très bien vu venir sans réagir, sans chercher à faire évoluer manières de produire et types de production. Selon une recette hélas tant de fois éprouvée, ils tentent de détourner une profonde et légitime colère sociale vers « les autres », tous les autres mais pas eux. »
En 2012, la moyenne des effectifs sur les douze mois faisait état de 2,2 millions de personnes bénéficiant de la CMU de base (prenant en charge la part obligatoire de la dépense de santé remboursée par la sécurité sociale) et 4,4 millions bénéficiant de la CMU complémentaire (prenant en charge la part complémentaire à la charge du patient ou de son assurance santé complémentaire), selon l’Insee.
Ce plafond est de 9 164 euros du 1er octobre 2011 au 30 septembre 2013, et de 9 534 euros du 1er octobre 2013 au 30 septembre 2014.
La complémentaire prenant en charge le ticket modérateur, ou la part restant à la charge de l’assuré ou de l’organisme d’assurance complémentaire auquel il souscrit.