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La thématique n’est pas habituelle pour un dossier de la Revue Projet. Elle répond néanmoins à l’esprit d’une publication vouée à susciter des langages communs, inscrite dans une culture chrétienne mais sans prétention confessionnelle. Ce même esprit préside au point d’appui de ce dossier consacré à la littérature : la lettre du pape François du 17 juillet 2024. Pas une bulle ni une exhortation apostolique mais une lettre sur le rôle de la littérature dans la formation.
Certes, le texte s’adresse à l’ensemble des « agents pastoraux » mais il dépasse très vite le cercle de ses récipiendaires à la faveur d’une tribune de William Marx, titulaire de la chaire Littératures comparées au Collège de France, publiée dans Le Monde1. « Le document constitue un événement considérable pour tous les amoureux de la littérature », estime l’auteur, qui argumente sur ce point en ouverture du dossier.
Car, au-delà de la formation pastorale, c’est bien une formation au monde et à l’altérité qu’offre la littérature. C’est en elle que s’opère l’alchimie – qui fait cruellement défaut à notre époque - entre émotion et pensée. L’esprit s’expérimente lui-même, insiste Mazarine Pingeot, dans l’acte de lecture décrit par le pape comme un « gymnase du discernement ».
Que l’évêque de Rome le rappelle peut surprendre quand on se souvient du nombre d’ouvrages bannis par l’Église jusqu’à des temps pas si anciens. Pourtant, nous rappelle Jean-Pierre Sonnet, les Écritures regorgent de leviers romanesques et bien des chefs-d’œuvre y ont puisé sans y faire explicitement référence. Comment, d’ailleurs, ne pas voir la convergence entre littératures sacrée et profane autour de thèmes aussi universels que la survie, la migration ou la complexité du lien familial ?
En l’occurrence, des convergences tout autant fécondes se nouent entre des modes d’écriture aussi éloignés que la littérature et les sciences, surtout humaines, comme l’analysent Susana Bleil et Damien de Blic. L’expérience restituée par l’écriture de l’abus sexuel, en cette période post-#MeToo, modifie même la relecture d’un vaste corpus littéraire, remarque Élodie Pinel.
Or, où situer les frontières de ce corpus qui le distingueraient de son extérieur ? La richesse littéraire, observe Tristan Garcia, est traversée de cette tension entre « bibliothèque » aristocratique, où se nicherait « la » littérature, et espace démocratique de partage intégral où tout se vaudrait. Les genres littéraires sont en soi mouvants, à l’image de la poésie, dont Anne Dujin décrypte la portée contemporaine. De même, les œuvres, oubliées puis réhabilitées au gré de ce que Claude Tuduri nomme des « crises de lisibilité ».
Lieu de formation démocratique, la littérature aurait-elle atteint son but au-delà du souhaitable ? Sans doute si l’on admet, avec Samuel Baudry, que la théorie littéraire est à son tour questionnée par le règne des amateurs. Et maintenant des algorithmes favorisant la dictature de la rentabilité et du point de vue ? Prose du monde et prose « tout court » n’ont heureusement pas fini d’en
débattre et donc de se réinventer.
1 William Marx, « Les paroles du pape François sur la littérature, qui vont contre la tradition de censure de l’Église, sont révolutionnaires », Le Monde, 23 août 2024.