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Dossier : Impuissants face aux crises ?

Militer à l’ombre des catastrophes

Crédits : ajr_images / iStock
Crédits : ajr_images / iStock

La conscience des catastrophes à venir est de plus en plus développée chez les militants. Comment continuer à s’engager pour plus de justice, quand la peur et l’incertitude du monde de demain grandissent ? Entretien avec Luc Semal, auteur de Face à l’effondrement. Militer à l’ombre des catastrophes (Puf, 2020).


D’après vos réflexions1, quelle place prend la peur des catastrophes dans les mouvements écologistes aujourd’hui ?

Luc Semal – La peur fait partie des dynamiques de mobilisation écologistes depuis bientôt une soixantaine d’années. Ça ne veut pas dire que ces mouvements se limitent à cela, mais que la peur est là et qu’elle s’entremêle à une diversité d’émotions. Et, finalement, c’est assez logique. Si nous n’avions aucun problème avec le cours du monde tel qu’il va, pourquoi se bouger ?

Si on remonte aux années 1960-1970, on voit que l’apparition de la peur du nucléaire, et notamment du nucléaire militaire, a joué un rôle fondateur. Une part importante des mouvements écologistes se vit comme étant aux prises avec une menace existentielle pour l’humanité, avec la peur que toute civilisation puisse quasiment disparaître à court terme, dans une guerre totale. C’était extrêmement anxiogène ! Mais c’était aussi une forme assez originale de mobilisation politique pour la survie collective qui s’inventait là.

Depuis, il y a une forme de continuité dans les peurs écologistes, mais pas seulement. Dès les années 1970, les motifs d’inquiétude se complexifient et se diversifient, avec l’essor de thématiques comme l’épuisement des ressources, l’empoisonnement des milieux et l’explosion démographique. Et, un peu plus tard, le réchauffement climatique et l’érosion de la biodiversité. La continuité et la cohérence se jouent dans le fait que la peur, loin d’être démobilisatrice, reste un élément essentiel des mobilisations écologistes.

Le problème n’est pas le manque de temps pour débattre, mais les forces dans la société qui ne veulent pas qu’on tire les conclusions de ce débat.

Cette peur n’est-elle pas antagoniste avec le temps du débat, du discernement ou de la décision collective, nécessaire à une démocratie ?

Luc Semal – Nous ne sommes pas sur la même échelle de temps. L’idée qu’on n’aurait pas le temps de débattre à cause de l’urgence climatique est une formulation un peu trompeuse. Je pense qu’on a déjà beaucoup débattu… mais sans rien décider, et c’est surtout cela le problème. Ça fait trente ans qu’on nous dit qu’on va décarboner, que la croissance verte va arriver… Entre-temps, on est allé très loin dans les émissions de gaz à effet de serre, très loin dans la dépendance aux énergies fossiles, très loin dans les fausses promesses du développement durable. Le problème n’est pas qu’on n’a pas le temps de débattre, mais qu’il y a des forces dans la société qui ne veulent pas qu’on tire les conclusions de ce débat. Ou plutôt qui tirent leurs propres conclusions : par exemple, que la fonte de l’Arctique, c’est l’occasion d’aller gratter les dernières énergies fossiles qui se trouvent là-bas, et tant pis pour le climat.

On peut aussi penser à la Convention citoyenne pour le climat (CCC). Ils ont eu plusieurs mois pour débattre, et ce n’est pas un problème en soi : on pourrait presque dire qu’on n’est plus à quelques mois près… si ces quelques mois permettaient réellement de déboucher sur une réorientation majeure. Mais c’est là que ça coince. La CCC a fait des propositions qui sont intéressantes car elles vont plus loin que les propositions institutionnelles classiques. Mais, maintenant, on peut craindre le travail de la moulinette institutionnelle : on trie, on reformule, on écarte tout ce qui est un peu trop décroissant… De ce point de vue, le refus mi-septembre d’envisager un moratoire sur le déploiement de la 5G est emblématique.

Dans les mobilisations écologistes, le diagnostic est plutôt que nous vivons la fin d’une période exceptionnelle d’abondance énergétique.

Donc le problème n’est pas le manque de temps pour débattre, mais la capacité collective à tirer les conclusions du débat. On persévère dans une espèce de fiction où l’abondance énergétique pourrait être éternelle ; où le progrès technique permettrait, bon an mal an, de régler le problème ; où il y aurait peut-être une petite descente énergétique à gérer, mais où, au fond, l’efficacité énergétique et l’hydrogène permettraient d’arrondir les angles. Dans les mobilisations écologistes, à l’inverse, le diagnostic est plutôt que nous vivons la fin d’une période exceptionnelle d’abondance énergétique, la fermeture d’une parenthèse historique qui ne se reproduira plus. Qu’il faut inventer une forme de sobriété collective. Ce diagnostic-là progresse dans la société, mais il reste minoritaire.

Il s’agit donc d’un grand écart avec, d’un côté, une connaissance accrue de la situation et, de l’autre, le discours d’une société qui affirme que l’énergie restera abondante…

Luc Semal – Tout à fait, il y a une dissonance cognitive assez forte entre le constat de la trajectoire catastrophique sur laquelle nous sommes et l’évidence de la continuité du quotidien à une échelle de temps plus courte. On a tout simplement du mal à croire que tout cela puisse être vrai et qu’il faille tout changer. Alors il y a une très grande diversité de réactions individuelles et collectives à cette dissonance cognitive. Je ne pense pas qu’on puisse en faire une typologie définitive, mais il y a des psychologues sociaux qui pointent certaines réactions fréquentes, comme le déni ou, au contraire, la mise en action.

Le terme « effondrement » est utile, mais il ne faut pas le fétichiser. On doit s’autoriser à le déconstruire.

Une autre réaction peut être de surjouer la certitude de l’imminence de la rupture, en disant, par exemple, qu’un effondrement global interviendra dans cinq, dix ou vingt ans. Mais ce n’est qu’une hypothèse parmi d’autres, et assez discutable. Si on pense au réchauffement climatique, on a plutôt affaire à un phénomène qui va aller en s’approfondissant sur plusieurs générations. C’est toute l’ambiguïté du terme « effondrement » qui, pour beaucoup d’auteurs, est à prendre avec précaution parce qu’il désigne un phénomène qui peut s’étaler sur plusieurs décennies – il s’agit donc plutôt d’une dynamique d’effondrement – mais qui, en fait, dans l’imaginaire collectif et les images qu’il véhicule, devient forcément un événement brusque, brutal, datable et définitif. C’est pour cela que le terme est compliqué. Je pense qu’il est utile mais qu’il ne faut pas le fétichiser. On doit s’autoriser à le déconstruire et à voir ses défauts. Comme on doit aussi déconstruire « crise » et « catastrophe », d’ailleurs.

En fait, nous sommes dans une situation qu’il est extrêmement difficile de qualifier parce que notre vocabulaire est maladroit pour manipuler des échelles de temps, d’espace et de catastrophes aussi immenses. Cela rejoint l’idée de « supraliminarité » inventée par Günther Anders pour qualifier des menaces presque trop grandes pour nous, face auxquelles notre vocabulaire paraît dérisoire et inadapté, et dont pourtant nous devons parler.

On a beau se mobiliser face à la catastrophe écologique, on n’a aucune idée du monde qu’elle nous laissera dans les années à venir. Qui sait si ce que nous développons aujourd’hui sera encore pertinent demain ?

Luc Semal – Oui, c’est vrai qu’il y a là un paradoxe, une tension. Mais est-ce une dissonance cognitive ? On pourrait aussi dire que c’est simplement une incertitude. Cela s’est parfois senti lors des mobilisations contre la réforme des retraites.

Certains ont pu se demander si cela avait vraiment un sens de manifester contre la réforme des retraites.

Dans les mouvements écologistes, et surtout dans leurs branches les plus sensibles aux discours sur l’effondrement, certains ont pu se demander si cela avait vraiment un sens de manifester. Pour quelqu’un qui a vingt ans et qui travaillera jusqu’à la fin des années 2060, est-ce que cela a encore un sens de se soucier de sa retraite, vue l’ampleur des désastres qui se préparent ? Pourtant, même avec ce doute, il n’est pas absurde de se mobiliser parce que, derrière ça, il se joue quelque chose de l’ordre du partage des ressources et des contraintes, de la place du travail dans nos vies. Donc il y aurait quelque chose de très insatisfaisant à simplement se dire : « Les retraites, on s’en fiche… De toute façon, nous, on n’en aura pas, tout va s’effondrer, et basta ! »

La difficulté est qu’il faut faire avec des phénomènes désormais pour partie irréversibles, et que cela fait partie de la condition écologiste en 2020. On voit bien que l’objectif des deux degrés est en train de nous échapper, qu’on est actuellement dans une zone grise où, techniquement, il serait peut-être encore possible de l’atteindre mais où, socialement, ça commence à friser l’impossible. Mais cela ne retire pas pour autant toute pertinence aux mobilisations pour le climat : comme le dit Alternatiba, « chaque dixième de degré compte ». Quelle que soit la dureté des situations qui se dessinent, il reste possible de faire le choix de se mobiliser pour tenter d’inventer des réponses démocratiques, conçues dans un souci de solidarité et de justice sociale, tout en essayant de limiter la casse.

Ce sont les plus riches qui prennent le plus souvent l’avion et qui défendent cette habitude au nom de leur liberté. Mais est-ce une liberté ou un privilège ?

Aujourd’hui, il y a par exemple un nombre croissant de voix qui s’élèvent pour demander une décroissance du secteur aérien. C’est très intéressant parce que, contrairement à une idée reçue, prendre l’avion reste vraiment un marqueur de distinction sociale. Ce sont les plus riches qui prennent le plus souvent l’avion et qui défendent cette habitude au nom de leur liberté. Mais est-ce une liberté ou un privilège ? Et peut-être est-ce la liberté pour tous de se déplacer qui est précieuse, plutôt que la liberté de quelques-uns de se déplacer en avion, au détriment des autres ? Pour moi, c’est un excellent exemple des questions que soulève la situation présente, où il faut réfléchir à ce que serait une répartition équitable des efforts de sobriété, en tenant compte à la fois des contraintes écologiques et des inégalités sociales. Et quel que soit ce que l’avenir nous réserve, on peut espérer qu’il y aura des collectifs pour faire le choix de la démocratie, du partage et de la solidarité, et pour refuser le choix de l’autoritarisme et du « après moi, le déluge ».

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1 Luc Semal, Face à l’effondrement. Militer à l’ombre des catastrophes, Puf, 2020.


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