Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
L’Accélérateur de la mobilisation accompagne depuis un an les Jeunes pour le climat. Au-delà des grandes marches médiatisées, comment ce mouvement décentralisé s’organise-t-il ? Quels défis se posent à lui aujourd’hui ?
Comment en êtes-vous venus à accompagner les Jeunes pour le climat, via l’Accélérateur de la mobilisation ? Et comment travaillez-vous avec eux ?
Anne-Laure Romanet - La Fondation européenne pour le climat nous a sollicités il y a un an pour accompagner le mouvement des Jeunes pour le climat. C’était juste après le 15 mars 2019. Les deux jeunes qui avaient coordonné les marches étaient conscients du succès et aussi du fait qu’il fallait penser la suite, notamment à partir des groupes locaux. Mais ils avaient recréé malgré eux une structure pyramidale. On les a récupérés à la limite du burn-out, trois semaines avant leur rassemblement à Nancy où ils attendaient 150 personnes. Ils étaient déchirés entre la peur de voir leur mouvement s’éteindre s’ils lâchaient du lest et les critiques qui leur étaient faites sur leur mode de fonctionnement.
Nous avons donc fait un gros travail avec eux, en amont de ce week-end, pour remettre le pouvoir au centre et les aider à définir le fonctionnement et l’organisation du mouvement. Ce sont eux qui, quelques jours avant le rassemblement, ont décidé de dissoudre la coordination. Notre posture était délicate, car nous ressentions une certaine méfiance envers le monde des adultes. Nous devions leur signifier que nous n’étions là ni pour les influencer ni pour les manipuler, mais pour les aider à créer une structure non-aliénante qui ne les dépossède pas de leur pouvoir d’agir.
En quoi consiste aujourd’hui votre travail avec les Jeunes pour le climat ?
Matisse Bonzon - Un an s’est écoulé depuis les débuts du mouvement et aujourd’hui nous accompagnons des groupes locaux dans la définition de leurs objectifs et de leurs modes d’action. Ce n’est pas toujours évident.
Soit on leur propose des actions concrètes et reproductibles qu’on a identifiées. Ce qui leur permet de goûter plus vite à l’action et à la mobilisation. Mais le groupe risque de se dissoudre si les jeunes ne s’intéressent pas à ce qu’on leur propose. La mobilisation passe avant tout par la passion et l’envie !
Soit on fait un travail plus conséquent en amont, comme on est en train de le faire avec le groupe de Toulon, où l’on identifie ensemble les opportunités de mobilisation à partir de ce qu’ils vivent. Qu’est-ce qui se joue en ce moment au conseil municipal ? Quels sont les projets du département ? Mais aussi, en tant qu’individu, qu’est-ce qui m’énerve ? Qu’est-ce que j’ai envie de défendre ? On évalue les impacts des actions, leur faisabilité, les envies des jeunes et on regarde si le groupe converge. Mais cela demande plus de travail avant de passer à l’action.
Si le passage d’une seule cantine au bio a un impact limité, le fait de voir que c’est possible peut encourager d’autres à le faire aussi !
Au niveau local, on est en train d’aider les groupes à imaginer des actions à leur échelle. Par exemple, faire basculer la cantine de leur collège ou lycée au 100 % bio et local, ou convaincre le maire d’interdire la publicité dans les boîtes aux lettres d’une ville. Ça ne change pas le monde, mais ce sont des actions qu’un groupe de citoyens qui s’organise, parfois pour la première fois, peut réaliser. Elles ont un double impact. Le premier est quantifiable : baisse des émissions de CO2 ou de l’usage de pesticides. Le second, le plus important pour nous, est un impact narratif : quand des jeunes se mobilisent suivant une méthode précise, des changements importants peuvent avoir lieu. Car si le passage d’une seule cantine au bio a un impact limité, le fait de voir que c’est possible peut encourager d’autres à le faire aussi !
Vous vous appuyez sur un « Kit pour réussir une mobilisation citoyenne ». Vous avez trouvé la recette infaillible ?
Anne-Laure Romanet - On aimerait bien ! Ce kit rassemble des bonnes pratiques, des méthodes qu’on a pu tester. L’enjeu, pour nous, est de rendre visible ce qui fonctionne et de proposer une recette. Mais il est indispensable que chaque groupe se l’approprie ! Nos pratiques sont duplicables, mais pas automatisables. Il faut continuer à se réunir et à analyser les possibilités, les besoins, les envies…
Matisse Bonzon - Pour ce kit, on s’est appuyé sur une référence ancienne mais toujours d’actualité : Saul Alinsky. Selon lui, il faut commencer par proposer aux gens qu’on souhaite mobiliser un enjeu proche de leur quotidien et identifier qui a le pouvoir dans ce domaine. Ce n’est pas toujours Emmanuel Macron : c’est peut-être un élu local ou le chef de l’entreprise d’à côté. Cela demande une connaissance fine des institutions et du territoire. Il est important de bien garder en tête que votre « cible » peut être un adversaire, mais aussi un allié. Il s’agit d’individus, avec leurs susceptibilités, leurs sensibilités et, à un moment, ils peuvent vous aider. Opter systématiquement pour la confrontation n’est pas très vertueux.
Quels critères permettent de dire qu’une mobilisation est réussie ?
Matisse Bonzon - C’est un grand débat ! Il y a ce qui est quantifiable : le nombre de personnes mobilisées, le nombre d’e-mails envoyés, de réactions à un post, de signatures à une pétition… Dans notre monde actuel, les organisations ne peuvent pas passer à côté de ces chiffres. Mais un thermomètre qui nous semble plus pertinent est la rapidité avec laquelle on regroupe des soutiens. Par exemple, au Brésil – où j’ai commencé à travailler sur la participation des habitants –, une campagne vient d’être lancée sur la mauvaise qualité de l’eau avec une pétition appelant à ne plus payer ses factures. En quelques heures, nous avons rassemblé plus de 28 000 signatures !
Participer à une manifestation face aux forces de l’ordre ou se rendre à une réunion de son conseil municipal un jour de pluie, cela peut transformer en profondeur un individu, qui vit quelque chose de collectif qui peut être très fort émotionnellement.
Un autre élément, plus important encore mais moins mesurable, c’est le parcours réalisé par chaque personne dans son engagement. Participer à une manifestation face aux forces de l’ordre ou se rendre à une réunion de son conseil municipal un jour de pluie, cela peut transformer en profondeur un individu, qui vit quelque chose de collectif qui peut être très fort émotionnellement. Raconter ces expériences transformatrices là, c’est le rôle des artistes ou des journalistes.
Anne-Laure Romanet - Un autre critère de réussite est la visibilité. On voit souvent les jeunes comme des personnes qui ne s’engagent pas. Or celles et ceux qui sont mobilisés pour le climat rendent visible une génération engagée et capable de décrocher des victoires. Toutes ces actions permettent d’offrir un autre regard sur la jeunesse. Dans un des groupes qu’on accompagne, un jeune décrocheur scolaire est en situation de responsabilité. C’est important d’offrir d’autres récits sur la jeunesse. Quant aux critères de réussite quantifiables, on essaie de pousser les groupes locaux à les abandonner. À mon sens, la mobilisation est réussie si les jeunes qui l’ont organisée ont un sentiment de victoire. Elle est ratée s’ils ressentent un sentiment d’échec. D’où l’importance de les aider à bien définir leurs objectifs en amont.
Qu’est-ce qui caractérise ces mouvements décentralisés ?
Anne-Laure Romanet - Le premier élément est la liberté de faire. On ne fait pas les choses parce qu’on le doit, mais parce qu’on en a envie. Il suffit qu’une personne pense avoir une idée intéressante pour la lancer. Si d’autres viennent s’agréger pour la mettre en œuvre, alors ça devient une action du mouvement. Pour rendre cela possible, l’organisation doit avoir un cadre très clair. Les Jeunes pour le climat ont mis un an à écrire et valider leur charte. Toute personne qui respecte cette charte peut se revendiquer du mouvement. « Extinction rebellion » fonctionne aussi avec un cadre très clair et des revendications précises. Après leur émergence subite, les Gilets jaunes, eux, n’ont pas réussi à poser ce cadre. Je pense que c’est ce qui leur a manqué pour inscrire le mouvement dans la durée.
Une autre caractéristique, c’est la transparence. Les Jeunes pour le climat ou Extinction rebellion donnent accès en ligne à tous leurs comptes rendus de réunions ou relevés de décisions. Cela réduit la suspicion. Dans une organisation traditionnelle, il est quasiment impossible de savoir ce qui se passe lors des comités de direction !
Dans le kit, vous expliquez que « le premier objectif du mouvement, de la structure de facilitation ou de sa plateforme de communication n’est pas de motiver des personnes indécises, mais d’amplifier l’impact des membres motivés qui “font”. » Pourtant, toucher les indécis nous semble un enjeu important des mobilisations…
Matisse Bonzon - Nous nous basons sur le concept de courbe d’engagement. Pour mobiliser, il faut commencer par proposer des actions concrètes et situées, expliciter pourquoi faire cela maintenant et pour quel impact. À un niveau de mobilisation très bas, comme une pétition, on peut toucher les indécis. Mais plus la courbe d’engagement monte, moins on touche de monde. C’est normal. Il faut aussi bien planifier le moment où l’on va demander aux gens de se mobiliser. Par exemple, pour récolter des fonds – qui est à mon sens un niveau d’engagement élevé –, le plus efficace est lorsque l’on célèbre une victoire. Les personnes comprennent alors à quoi va servir leur argent. Mais c’est sûr que lorsqu’Extinction rebellion demande à sa communauté d’être disponible toute une semaine pour participer à des actions, en octobre 2019 ou en avril 2020, cela ne mobilise pas les indécis !
Anne-Laure Romanet - Mobiliser, en fait, c’est permettre à chacun de faire un pas de plus par rapport à là où il en est dans son engagement.
Un mouvement qui fonctionne a une ADN qui lui est propre, ce sont des gens qui se reconnaissent autour d’une cause. Quand les préoccupations quotidiennes ne sont pas les mêmes, il est difficile de créer quelque chose de cohérent.
Nos partenaires associatifs investis auprès des plus précaires soulignent le fait que ces modes d’action excluent beaucoup de monde. Comment faire alliance avec d’autres mouvements pour que la parole des plus pauvres soit prise en compte ?
Anne-Laure Romanet - C’est sûr qu’il n’y a pas vraiment de mixité sociale chez les Jeunes pour le climat ou Extinction rebellion. Il y a parfois des débats pour ouvrir ces groupes mais la préoccupation principale est d’abord d’arriver à y faire venir des gens. Mais monter un mouvement et se demander a posteriori comment l’ouvrir, c’est contre-intuitif. Un mouvement qui fonctionne a une ADN qui lui est propre, ce sont des gens qui se reconnaissent autour d’une cause. Quand les préoccupations quotidiennes ne sont pas les mêmes, il est difficile de créer quelque chose de cohérent.
Matisse Bonzon - Et les revendications d’un mouvement ont davantage d’impact quand celles et ceux qui les portent vivent cette réalité. Moi, blanc privilégié, ça n’a pas de sens que je parle de précarité à la première personne. Par contre, je peux être un allié de ces luttes et aider à ce que l’histoire de telle ou telle personne soit racontée. Une personne qui vit la précarité sera beaucoup plus légitime que moi et sa parole aura plus d’impact.
Il faudrait donc plutôt penser en termes de convergence ?
Anne-Laure Romanet - En effet, il faut penser aux alliances. Tous ces mouvements écologistes, les plus traditionnels comme ceux qui viennent d’apparaître, sont en train d’apprendre à travailler ensemble. Lors des actions d’Extinction rebellion place du Châtelet, à Paris, beaucoup de personnes d’Alternatiba sont venues aider car elles étaient formées à la non-violence. Mais, au niveau de la coordination interassociative, les expériences récentes relevaient plutôt du cauchemar ! Si elles défendaient des causes communes, c’étaient des personnes qui n’ont ni les mêmes habitudes, ni les mêmes méthodes. C’est tout l’enjeu des prochaines années : apprendre à travailler ensemble.
Matisse Bonzon - Ces organisations sont en train de prendre conscience de leurs complémentarités. Le danger serait de tout attendre des mouvements de jeunes qui viennent d’émerger et sont très médiatiques. Si les organisations traditionnelles sont un peu plus en retrait, elles peuvent soutenir financièrement ou logistiquement les actions d’organisations plus décentralisées.
Pour le moment, Extinction rebellion et les Jeunes pour le climat sont beaucoup dans l’alerte et la revendication, et pas du tout dans la négociation. Des organisations plus anciennes ont une vraie expertise de plaidoyer, ce qui est tout autant nécessaire.
Propos recueillis par Aurore Chaillou et Martin Monti-Lalaubie