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Face aux discours sur un effondrement prochain du monde, nous ne réagissons pas tous de la même manière. Loin de dicter une façon d’agir, la collapsologie enjoint à une conversion du regard et une mise en mouvement.
Les informations sur l’état de la planète bousculent et effraient parfois au point d’infléchir attitudes et comportements. Les personnes éprouvent des peurs qui tantôt les immobilisent, tantôt les mobilisent. Le mot « collapsologie » (de l’anglais collapse, s’effondrer, et du grec logos, discours) se réfère à une étude pluridisciplinaire de l’effondrement potentiel de notre civilisation industrielle. Le « logos », discours rationnel sur le collapse, aussi fondé soit-il, peut être source d’un « pathos », souffrance principalement mentale (peur, anxiété ou angoisse) et donc influer sur « l’ethos », la conduite à tenir. Tout l’enjeu de la narration collapsologique est là : comment canaliser cette peur pour qu’elle pousse à agir à bon escient, avant qu’il ne soit trop tard ?
La perspective d’un effondrement suscite quatre réactions type, identifiées par l’Observatoire des vécus du collapse (voir encadré ci-dessous). Ce dernier étudie les réactions des Français confrontés à la narration collapsologique en combinant diverses approches (questionnaires quantitatifs et entretiens qualitatifs). Il en résulte que, si certains sont paralysés par la peur et pensent toute action vaine (pessimistes passifs), d’autres s’en remettent aux experts et à la science (optimistes passifs). D’autres encore cherchent une solution pour eux-mêmes, en marge de la société (pessimistes actifs). Les « optimistes actifs », eux, croient au pouvoir de l’action collective et cherchent à faire société en intégrant la perspective du collapse. Ce sont ces derniers qui nous intéressent dans cet article.
En analysant les réactions à la narration collapsologique, l’Observatoire des vécus du collapse cerne quatre profils types d’attitudes comportementales.
• L’optimiste passif pense qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter de l’effondrement à venir. Les problèmes environnementaux trouveront une réponse technologique. Sa conscience du problème est minimale, il adopte même des comportements d’évitement vis-à-vis de l’information. Il a foi dans l’action des autres, mais n’agit pas lui-même. Il pense que les problèmes environnementaux sont en dehors de son contrôle car leur évolution est entre les mains des experts.
• Le pessimiste passif est conscient des problèmes environnementaux mais pense que tout est perdu, qu’il n’y a plus rien à espérer ni à faire, que l’on ne s’en sortira pas. À quoi bon agir ? Il n’a foi ni dans l’action individuelle ni dans l’action collective.
• Le pessimiste actif a intégré l’imminence du collapse. Il s’y prépare individuellement ou en très petit groupe. C’est le cas des survivalistes. Il recherche activement des informations pour son propre bénéfice. Il a plus foi en l’efficacité de sa propre action qu’en l’action collective. Il estime que sa propre situation est globalement maîtrisée.
• L’optimiste actif a lui aussi intégré le collapse. Il agit avec autrui, croyant à la coopération, car il pense que l’action collective vaut mieux que le repli sur soi. Il se prépare à vivre plutôt qu’à survivre dans le monde qui arrive. Il recherche proactivement de nouvelles informations et cherche à faire société.
Nos analyses montrent que les « collapsosophes » (ceux qui souscrivent à la collapsologie et choisissent de mener une réflexion philosophique, psychologique ou spirituelle sur la question) se focalisent sur la notion de « fin ». Fin des ressources, fin des espèces, fin de la société consumériste, fin de la vie. Fin d’un monde, mais pas forcément fin du monde. Pour autant, aussi effroyables que soient ces angoisses de finitude (peur de la mort, peurs eschatologiques), elles n’empêchent pas l’agir des « collapsonautes ». Même si la sidération et l’éco-anxiété sont des étapes communes à presque tous, certains parviennent à évoluer vers une action constructive tandis que d’autres sombrent dans la dépression. Les premiers sont dénommés « optimistes actifs » ; ils réussissent à retrouver de l’optimisme et à reconstruire du sens, voire une espérance.
Les optimistes actifs développent une vision du monde offrant la possibilité d’une alternative aux excès du productivisme et du consumérisme via un système « écotarcique », permettant de faire société autrement.
Comment font les optimistes actifs pour vivre avec le collapse, plutôt que contre ? Leur profil montre qu’ils développent une vision du monde offrant la possibilité d’une alternative aux excès du productivisme et du consumérisme via un système « écotarcique », permettant de faire société autrement. Par le néologisme « écotarcie », nous signifions la tentative des collapsonautes de se réapproprier les facteurs de production (alimentaire, énergétique…) au niveau local, d’expérimenter un enracinement dans un lieu communautaire propice à une reconnexion équilibrée à la nature et au vivant, tout en gardant des liens avec la société « d’avant ». Par leur agir, ils reconstruisent concrètement le sens de leur vie. Malgré le discours rationaliste de notre époque, nous relevons que 49,7 % des collapsonautes développent une réflexion philosophique ou spirituelle nouvelle. La mise en action et le développement de telles réflexions, liées à la notion de finitude, sont les traits communs des optimistes actifs. « L’action délivre de la mort » écrivait Saint-Exupéry. Pour les optimistes actifs, ces expérimentations permettent d’affronter et de dépasser l’angoisse de finitude. Ces « laboratoires » de la société civile traitent les angoisses individuelles et collectives en mettant les mains dans la terre, en adoptant des modes de vie low-tech… La scénarisation des dysfonctionnements et des manques à venir permettent d’imaginer des réponses cohérentes et d’obtenir des résultats probants. En réinventant le futur, les peurs se canalisent et les individus se préparent à y faire face.
La collapsologie est souvent associée à un discours apocalyptique et à ce que l’on nomme les « croyances en la fin du monde ». Il existe toutefois des différences fondamentales, selon qu’elles sont religieuses, scientifiques ou écologiques. Les croyances religieuses en la fin du monde reposent sur un récit eschatologique structuré en trois séquences. La première se caractérise par un désordre, des dégradations, voire le chaos. La deuxième met en scène un combat entre le bien et le mal qui s’achève par la victoire du bien. Le jugement final, troisième et dernière séquence, propose le salut vers une nouvelle vie à ceux qui ont respecté les préceptes. Les croyances scientifiques en la fin du monde reposent sur des données objectives : dans 5 milliards d’années, le soleil s’éteindra et engloutira une bonne partie du système solaire. Les croyances en la fin du monde collapsologiques analysent les conséquences des comportements humains sur l’écologie, avec un arrière-goût d’absurdité : les activités humaines dégradent les écosystèmes, il n’y aura ni « main invisible » qui sauvera l’humanité ni justice immanente et ceux qui ont pollué le moins seront les premières victimes des dérèglements climatiques…
Au nom de quoi peut-on imposer son régime de vérité, quand bien même il contribuerait à sauver la planète ?
La collapsologie n’a vocation ni à juger ni à dicter une façon d’agir. Toutefois, durant leur cheminement, certains collapsonautes développent un régime de vérité conduisant parfois à des orthopraxies comme le véganisme ou le « flygskam » (le refus, intimé par un sentiment de honte, de prendre l’avion). Lorsque ces modes d’action ont vocation à être imposés au plus grand nombre sous prétexte d’urgence, on prend le risque de ne pas respecter l’arène de délibération démocratique. Si limiter son impact sur la planète est un objectif commun rationnel, les voies pour y parvenir sont plus ou moins irrationnelles dès lors qu’une « tyrannie verte » paraît incontournable. Au nom de quoi peut-on imposer son régime de vérité, quand bien même il contribuerait à sauver la planète ? Plutôt que d’aliéner les individus en les enfermant dans leurs frayeurs, n’est-il pas plus pertinent de les en libérer en leur faisant prendre conscience par eux-mêmes des enjeux ?
Pour mobiliser le plus grand nombre et éviter d’opposer les personnes dans des communautarismes idéologiques centrés sur des conduites éthiques restrictives, la narration collapsologique parie sur des prises de conscience globales par « conversion du regard » (métanoïa), favorisant l’appropriation d’un discours construit et raisonné grâce au logos, comme à l’époque des écoles de philosophie antique. De nos jours, le logos s’appuie sur des connaissances scientifiques peu contestables. L’élargissement du champ de conscience aux urgences écologiques systémiques qui en résulte pourrait être ainsi moins passionnel.
Cet élargissement a une portée plus universelle et collective qu’une focalisation idéologique restreinte sur l’une ou l’autre des problématiques écologiques. Bien qu’elle nécessite que la narration collapsologique se répande au sein du grand public, la métanoïa est plus efficace pour faire société car plus respectueuse de la liberté des sujets. Le terme de collapsologie, forgé il y a cinq ans à peine, est déjà connu par près d’un Français sur cinq. Gageons qu’il fera florès auprès du grand public dans un avenir très proche.
Des mêmes auteurs
Pierre-Éric Sutter et Loïc Steffan, N’ayez pas peur du collapse, Desclée de Brouwer, 2020.