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Lorsqu’il s’agit de se déplacer autrement pour réduire son impact environnemental, chacun se heurte à des contraintes dépassant parfois les arbitrages individuels. Alors comment analyser nos difficultés et nos résistances pour trouver des alternatives à la voiture ?
En 2019, la préoccupation des Français vis-à-vis de l’environnement a atteint un niveau historique, rejoignant l’emploi. 65 % de la population estime que les conditions de vie deviendront extrêmement pénibles à cause des dérèglements climatiques (enquête Ademe, « Les représentations sociales du changement climatique », 20ᵉ vague, octobre 2019). En cause, les activités industrielles ou encore les transports, perçus comme les secteurs les plus émetteurs de gaz à effet de serre et sources de pollution de l’air. Plus d’un Français sur deux pense qu’il faudra modifier de façon importante nos modes de vie pour empêcher ou limiter le changement climatique.
Toutefois, malgré cette prise de conscience, les Français ont du mal à changer leurs pratiques quotidiennes. Certes, une grande partie d’entre eux déclarent réaliser des gestes écologiques comme le tri des déchets (82 %), acheter des légumes de saison (68 %) ou baisser la température de son logement l’hiver (64 %) ; mais les pratiques de mobilité alternatives à la voiture individuelle peinent à se développer. Seulement 36 % des Français déclarent se déplacer à vélo ou à pied plutôt qu’en voiture, 28 % utiliser les transports en commun plutôt que la voiture et 18 % recourir au covoiturage ou à l’autopartage. De fait, si les pratiques écologiques en matière de consommation évoluent positivement, ce n’est pas le cas dans le domaine de la mobilité où les Français sont plus nombreux en 2019 qu’en 2018 à déclarer ne pas pouvoir se passer de la voiture. Dès lors, faire évoluer les pratiques de mobilité représente un véritable défi pour les politiques publiques et il est indispensable de mieux comprendre les freins pour accompagner le changement.
D’abord, le mode de déplacement pour se rendre à son travail dépend fortement de l’offre de transports en commun, liée elle-même à la densité des territoires. Sans offre, les marges de manœuvre sont limitées. « Là où je vis, il n’y a pas de transport, je n’ai pas d’autre choix que la voiture1 » (homme, 52 ans, périurbain). Ainsi, les inégalités territoriales restent fortes et le recours à la voiture ne recule significativement que dans les grandes agglomérations, alors que le désir de changement exprimé par les Français2 est freiné par un sentiment d’impossibilité dans les communes les plus petites.
De plus, l’individu n’agit pas seul : il est pris dans des logiques collectives qui s’imposent à lui ; à l’échelle de son territoire et des institutions publiques, mais aussi à l’échelle de son entourage. Changer ses pratiques implique d’autres personnes, et l’organisation familiale et professionnelle peut être plus ou moins contraignante. « C’était une des conditions quand j’ai accepté le poste, on m’a demandé si j’avais une voiture » (femme, 25 ans, périurbain).
La répétitivité au quotidien crée l’habitude et transforme toute action/décision, même réfléchie à un moment donné, en réflexe.
Par ailleurs, si tout le monde ne choisit pas son mode de déplacement pour les mêmes raisons (coût, temps de trajet, confort, fiabilité, sécurité, autonomie, bienfaits pour la santé, reconnaissance sociale, etc.), le choix ne se pose pas à chaque déplacement. La répétitivité au quotidien crée l’habitude et transforme toute action/décision, même réfléchie à un moment donné, en réflexe. « Je ne me pose pas la question de prendre le train. J’ai le réflexe voiture » (femme, 40 ans, périurbain). Ce « pilotage automatique » réduit la charge mentale. Les usagers optent pour le mode qu’ils maîtrisent le mieux et qui ne nécessite pas de chercher des informations.
L’habitude borne le champ des possibles. « J’étais tellement prise dans mon utilisation de la voiture tous les jours que je m’imaginais pas faire autrement. T’es prise dans tes habitudes, c’est la solution de facilité » (femme, 25 ans, périurbain). Les usagers se satisfont de leur choix initial et ont tendance à valoriser leur mode de transport au détriment de tout autre, dont ils ont bien souvent des perceptions erronées (tendance à surestimer le temps de trajet et le coût des modes mal connus).
Les préférences découlent ainsi des habitudes, des compétences acquises et de l’image que l’on se fait des différents moyens de transport. Et si on a ses propres raisons d’agir, on a aussi toujours de bonnes raisons pour ne pas changer.
Le décalage entre le phénomène global de changement climatique et les priorités quotidiennes engendre un sentiment d’impuissance, de fatalisme ou de déni. Les intérêts individuels et le plaisir immédiat sont privilégiés au détriment d’un possible bien-être futur. L’homme éprouve une véritable aversion pour le risque et la perte, et une préférence pour le présent. « C’est clair que, quand j’utilise ma voiture, je fais partie des gros pollueurs. Mais disons que je range tout pour pas que ça m’embête ! Les Français sont comme ça, on fait passer notre plaisir personnel avant tout ! » (homme, 30 ans, périurbain).
Globalement, les Français sont prêts à faire des efforts, s’ils sont partagés de façon juste entre tous les membres de la société.
Face à cette dissonance entre les discours et les pratiques, les usagers tendent à justifier leurs comportements et à se déculpabiliser. Les justifications peuvent être d’ordre social. Les individus se déculpabilisent vis-à-vis des autres, en expliquant qu’il y a pire ailleurs ou que c’est d’abord aux décideurs d’agir. Globalement, les Français sont prêts à faire des efforts, s’ils sont partagés de façon juste entre tous les membres de la société. « Il faut que toutes les personnes, partout dans le monde, fassent quelque chose, parce que tout seul, ça sert à rien ! » (homme, 22 ans, urbain).
Ils attendent une réelle dynamique collective de changement, impulsée notamment par les décideurs. « Je me sens concernée comme tout le monde, mais je pense que l’enjeu est au-dessus (…) Les politiques et les industriels ne font rien pour changer ! » (femme, 32 ans, urbain). Certaines incohérences sont ici pointées comme la construction de véhicules polluants et l’exposition régulière, voire massive, à des messages publicitaires incitant à l’achat de ces véhicules. « La politique n’a qu’à imposer la fabrication de véhicules avec les énergies propres. Là, on fabrique encore des voitures qui polluent, et on les vend ! » (homme, 32 ans, urbain).
Enfin, les justifications peuvent être d’ordre matériel. Pour changer ses pratiques, il faut d’abord pouvoir, mais aussi savoir faire autrement. « Je suis prête à faire des choses mais faut me dire quoi déjà et faut me donner les moyens ! » (femme, 34 ans, urbain). Il est donc nécessaire que les conditions matérielles et sociales soient favorables, tout comme les dispositions individuelles. Et il y a un enjeu à accompagner le changement.
Il est extrêmement difficile de motiver des personnes à changer si les raisons de ce changement ne leur apparaissent pas pertinentes ou ne les concernent pas. Il est essentiel de donner du sens et de rendre visibles les bénéfices d’une action. Plus la motivation sera intrinsèque et profonde, plus l’engagement sera réel. Au contraire, si l’action est attribuée à un facteur extérieur (obligation ou récompense), sa durée ou son champ seront limités.
L’usager doit non seulement se sentir acteur de ses choix, capable d’agir, mais aussi pris dans une dynamique collective et se sentir soutenu.
L’usager doit non seulement se sentir acteur de ses choix, capable d’agir, mais aussi pris dans une dynamique collective et se sentir soutenu. De plus, la participation active des citoyens au développement des stratégies et des politiques favorise la prise de responsabilité et l’engagement.
À l’échelle individuelle, le changement des pratiques est un cheminement qui passe par un stade de compréhension des enjeux à un stade de réflexion, puis d’acceptation du changement, pour ensuite engager une phase d’adaptation, d’adoption, et enfin d’intégration d’une nouvelle pratique dans les habitudes. Tout changement suppose de remettre en cause une organisation et de s’adapter à un nouveau mode de fonctionnement. « Je ne me repère pas du tout avec le bus. Pour moi, c’est pas encore automatique les transports, c’est pas encore rentré dans ma culture. C’est un autre fonctionnement ! » (homme, 27 ans, passage de périurbain à urbain).
À l’échelle collective, des « pionniers », peu nombreux, prennent le risque et s’aventurent en premier ; puis des « innovateurs » vont adopter le nouveau comportement ; pour ensuite atteindre la « majorité précoce », à partir de laquelle le processus bascule ; puis la « majorité tardive » qui, sceptique au début, se décide par imitation (voir à ce sujet les travaux d’Everett Rogers). Au fur et à mesure, les nouvelles pratiques se diffusent, créant ainsi de nouvelles normes sociales : l’individu aura tendance à se conformer à un comportement admis par la majorité dans la société ou dans le groupe auquel il appartient. Mais il y aura toujours des « retardataires », plutôt traditionalistes, qui ont peine à changer, et des « réfractaires », choisissant de rester fidèles à leur routine.
En conclusion, l’évolution des pratiques sociales suppose d’aller au-delà des arbitrages individuels, en agissant sur le contexte matériel et normatif, en plus des compétences individuelles. Pour accompagner les changements, quatre leviers sont à combiner. L’information sensibilise aux enjeux, suscite une réflexivité sur ses propres pratiques et accroît la connaissance des solutions alternatives. Mais elle doit être suffisamment ciblée pour être efficace et ne suffit pas toujours à provoquer le passage à l’action.
L’information et l’expérimentation permettent également de montrer que c’est possible et de donner envie d’essayer.
L’expérimentation accroît les compétences, élargit le champ des possibles et permet de passer d’un imaginaire, souvent négatif, à la réalité. Mais, pour être efficace, elle demande d’être réalisée dans de bonnes conditions et sur une durée conséquente. L’information et l’expérimentation permettent également de montrer que c’est possible et de donner envie d’essayer. « Le vélo, ça me paraissait insurmontable. Mais il suffit d’en faire une fois pour se dire que finalement ça se fait ! Et après on ne peut plus s’en passer ! » (femme, 25 ans, périurbain).
L’incitation compense les coûts du changement et encourage la découverte de nouvelles solutions. Mais elle ne suffira pas tant que l’usage individuel de la voiture sera facilité. La coercition est donc également nécessaire pour cadrer et orienter les pratiques. Pour être acceptée cependant, elle doit s’accompagner d’informations sur les objectifs et les moyens, ainsi que de compensations.
D’une façon générale, aucun facteur extérieur (contrainte ou incitation) ne parviendra à encourager des changements de mentalité profonds, faute d’une motivation intrinsèque.
Il n’y a donc pas de solution miracle, mais une panoplie d’instruments à mobiliser. Et, en ce sens, on ne saurait compter que sur des changements individuels. Pour atteindre les objectifs de neutralité carbone, tous sont appelés à agir à leur échelle : État, industriels, entreprises et collectivités conditionnent grandement la capacité d’action personnelle.
1 Les verbatims sont issus de la thèse de l’autrice et des recherches qu’elle a menées par la suite.
2 Selon un sondage Wavestone et Elabe en 2018, 47 % des Français possédant une voiture se disent prêts à y renoncer au profit de solutions alternatives