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Dossier : Écologie : mobiliser les indécis

Climat : agir local dans un monde global

© Aurore Chaillou
© Aurore Chaillou

Depuis un demi-siècle, les scientifiques tirent la sonnette d’alarme sur les enjeux climatiques. Face à une situation qui n’a pas cessé de se dégrader, le physicien Hervé Le Treut a saisi l’opportunité d’agir localement, sur un territoire qui lui tient à cœur : la Nouvelle-Aquitaine. Entretien.


Pourquoi jugez-vous qu’un discours catastrophiste peut être contre-productif ?

Ce discours nous rappelle fortement la réalité. En vingt ans, les choses ont considérablement évolué. En 1992, au moment du sommet de la terre de Rio, les émissions mondiales de CO2 étaient de l’ordre de 5 à 6 milliards de tonnes de CO2 par année. Aujourd’hui, ce chiffre est de 10 environ. En trente ans, on a cumulé autant de carbone que durant les soixante années précédentes. Et ce CO2 est stocké dans l’atmosphère pendant environ un siècle.

Si l’on peut anticiper un réchauffement climatique de l’ordre de + 3 à 4 °C en restant dans la continuité des émissions actuelles, des recherches de plusieurs laboratoires montrent que l’on peut même atteindre + 7 °C pour des émissions de CO2 deux fois plus fortes. Et comme le rappelle le dernier rapport du Giec [Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat], pour rester sous la barre d’un réchauffement de + 1,5 °C, il faudrait que l’on ait cessé complètement d’émettre du carbone d’ici 2050. Mais cela signifie plus aucun avion, presque plus de voiture à moteur thermique… et sur toute la planète ! C’est « géoscientifiquement » possible, mais socialement ?

Au début, il fallait parler de ce problème pour essayer de le faire connaître. Il s’agissait de frapper les esprits avec un discours qui en montrait les dangers, souvent futurs. Cette période d’alerte a duré longtemps, d’autant qu’il a été nécessaire de se confronter à un climatoscepticisme alimenté par des lobbyistes très organisés – et aussi par des gens de bonne foi. Mais, progressivement, je me suis rendu compte que ce discours était de plus en plus anxiogène. Nous, les chercheurs, nous avons une certaine capacité à mettre les idées un peu à distance, à réfléchir sans nous impliquer complètement. Mais beaucoup de gens en restent au premier degré. Ainsi, nous avons réalisé un cours en ligne destiné au monde francophone. Un étudiant m’a dit : « Je suis allé au bout, mais la plupart de mes amis, non, car c’était trop anxiogène. » Ce genre de réaction, de plus en plus fréquente, m’a beaucoup fait réfléchir. Elle s’accompagne d’ailleurs de demandes du grand public du type : « Qu’est-ce que je peux faire, moi ? »

La focalisation sur les catastrophes empêche de voir le champ des possibles et de voir comment faire face aux impacts des changements climatiques sur un territoire.

Parler d’un problème aussi important, qui touche tout le monde, en disant seulement : « Regardez nos travaux » ou « Prenez votre vélo » n’est plus tenable. La focalisation sur les catastrophes empêche de voir le champ des possibles et de voir comment faire face aux impacts des changements climatiques sur un territoire. Aujourd’hui, on a besoin de construire un discours positif à l’usage des nouvelles générations. C’est le sens de la démarche AcclimaTerra, menée en Nouvelle-Aquitaine.

Quel rôle pouvez-vous jouer pour permettre une meilleure prise en compte de ces enjeux par les citoyens et les décideurs politiques au niveau d’une région ?

Il s’agit bien sûr d’un travail collectif, qui comporte un défi majeur : adopter un langage qui soit compris par tous, citoyens ou décideurs. En région Aquitaine – qui s’est agrandie pour devenir la Nouvelle-Aquitaine –, la première mission du comité scientifique sur le changement climatique a été de rassembler toutes les informations disponibles provenant de l’ensemble de la communauté scientifique : sciences humaines, biodiversité, histoire… La quantité d’informations est énorme ! On a ainsi réuni près de 400 personnes sur deux rapports, des chefs d’équipe, très souvent des locaux, aquitains ou néo-aquitains. Or cette information scientifique de qualité n’est pratiquement pas utilisée au-delà d’un cadre très restreint et sert très peu à orienter des décisions un peu générales. Pourtant, à l’échelle d’une région, les changements climatiques ont déjà des impacts : tout n’est plus possible, il faut faire des arbitrages entre différentes priorités. Et tout le monde, décideurs comme citoyens, devrait être capable de comprendre ces enjeux et de s’approprier ces arbitrages.

Notre manière de travailler a mûri au fil des années. Désormais, nous essayons davantage de « mettre en récit » ce que l’on veut dire. Car l’un de nos défis est de traduire les enjeux de société dans un langage qui aboutisse assez rapidement à des suggestions, voire à des recommandations en termes de politiques publiques. Notre premier rapport sur la région Aquitaine, publié en 2013, était un rapport de scientifiques, de maître à élève. Grosso modo, à la fin de chaque chapitre, on disait : « C’est compliqué, il faut plus de recherche ! » C’est vrai, mais cela n’aide pas à la décision… Pour sortir de la relation professeur-élève, nous avons organisé des journées de concertation avec des ONG [organisations non gouvernementales], dont certaines ont participé à la rédaction du deuxième rapport, et avec des acteurs multiples de la région. Au total, les membres d’AcclimaTerra ont visité une quarantaine de villes ou de sites, fait des centaines d’exposés et rencontré beaucoup plus de gens encore.

Tout ce travail nous a permis de mieux comprendre comment les réalités socio-économiques s’articulent avec les problèmes géophysiques.

Tout ce travail nous a permis de mieux comprendre comment les réalités socio-économiques s’articulent avec les problèmes géophysiques : par exemple, l’évolution des passes sableuses du bassin d’Arcachon a un impact sur la taille maximale des bateaux de pêche et donc sur le type de poissons qui peuvent être pêchés.

Vous êtes passé d’un niveau global d’analyse des modèles géophysiques à un travail très local. En quoi l’échelon régional vous semble-t-il pertinent pour agir aujourd’hui ?

C’est une chose que je n’avais pas bien comprise mais qui me frappe maintenant de manière très précise. Je ne sais pas si vous savez ce que sont les fractales… Une image simple, c’est celle des boucles d’oreilles de la Vache qui rit… Sur la fameuse boîte de fromage est dessiné une vache dont les boucles d’oreilles sont cette même boîte de Vache qui rit. Et ce même dessin est reproduit, de plus en plus petit. Nous avons essayé de déchiffrer la complexité du monde climatique avec des modèles globaux, et on retrouve en fait la même complexité à l’échelle régionale – augmentée par une présence humaine qui joue un rôle majeur.

Je montre parfois un petit dessin sur le cycle de l’eau en Aquitaine : l’eau vient des montagnes, circule ensuite dans les rivières, les nappes superficielles et profondes, sert à de multiples usages – refroidir des centrales nucléaires, faire de l’hydroélectricité –, elle irrigue des zones de pêche, des zones qui amènent des alluvions à l’océan et qui font que la zone dunaire est alimentée en sable. Énormément de choses sont ainsi liées à l’eau, en particulier l’agriculture, qui est confrontée au fait que les étiages, le débit des cours d’eau, sont plus bas, et qu’ils vont l’être de plus en plus. D’où des débats : certains agriculteurs voudraient plus d’eau, coûte que coûte, sans se demander d’où elle vient. D’autres, au contraire, la voient comme un patrimoine à respecter. La Région peut imaginer des compromis : par exemple, permettre un certain stockage de l’eau hivernale pour l’utiliser l’été, mais seulement pour une agriculture différente, où le glyphosate sera interdit. Ce n’est pas aux scientifiques de tenir ce genre de discours, mais à la Région. Notre rôle à nous consiste à poser un diagnostic le plus neutre possible. Concevoir l’agriculture en fonction des ressources disponibles, et non l’inverse, est un message qui commence à être entendu. Utiliser la complexité des choix possibles à l’échelle régionale est porteur de résultats.

Le niveau régional permet une formation un peu indirecte, grâce au lien affectif qui existe entre des habitants et leur région.

Travailler à un niveau local permet également une forme d’apprentissage des enjeux climatiques de la part du grand public. Une étude de l’Ademe [Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie] révèle que seuls 15 % des Français comprennent à peu près ce qu’est l’effet de serre. Le niveau régional permet une formation un peu indirecte, grâce au lien affectif qui existe entre des habitants et leur région.

N’y a-t-il pas des risques à se focaliser uniquement sur des enjeux locaux ?

Le risque, c’est toujours le repli sur soi. C’est le cas pour beaucoup de débats autour de l’immigration et il ne faudrait pas qu’une approche ouverte, pensée pour faire advenir la parole des gens, soit utilisée par d’autres comme un lieu où on s’enferme, pour aller vers une forme de régionalisme dur. Au début de notre collaboration avec la Région, l’Aquitaine se présentait souvent comme la région la plus impactée par le changement climatique – ce qui n’est pas vrai si l’on se situe dans un contexte plus large, en pensant par exemple à l’Afrique. Je serais heureux que l’on imagine des jumelages avec d’autres pays, dans d’autres situations, pour ne pas s’enfermer dans un contexte étroit par rapport à ces enjeux-là.

Il est donc nécessaire, en tant que scientifique, de continuer à avoir un rôle à l’échelle européenne, mondiale.

Et puis nous sommes confrontés à un problème que l’on ne peut pas traiter uniquement à l’échelon d’une région ou d’un pays. Au niveau français, nous n’avons pas la main sur ce qui se passe : les gaz à effet de serre que nous émettons sont très rapidement mélangés à ceux des autres pays. Nous sommes tributaires des gaz chinois, américains… Il est donc nécessaire, en tant que scientifique, de continuer à avoir un rôle à l’échelle européenne, mondiale.

Les grandes questions qui président à tous ces choix sont « Quelle société voulons-nous ? » et « Quels mondes peut-on imaginer ? ». Quel rôle pouvez-vous jouer pour susciter d’autres imaginaires, inventer d’autres manières de produire, d’être lié à la ressource ?

Je suis d’accord pour dire qu’il faut des imaginaires, des attentes. Quel type de monde voulons-nous ? En tant que scientifique, nous n’avons pas de réponse à cela. Nous pouvons seulement souligner des enjeux (ceux des négociations internationales par exemple) ou encore aider à argumenter des choix plus concrets (quels mix énergétiques ?).

Il y a une limite à laquelle la science s’arrête, c’est lorsque l’on touche au domaine des valeurs.

Il y a une limite à laquelle la science s’arrête, c’est lorsque l’on touche au domaine des valeurs. Certains en appellent à une dictature verte, un mode autoritaire, comme en Chine. Ce ne sont pas mes valeurs et je suis très sensible à ces questions-là : j’ai une famille en Argentine qui a souffert de la dictature. Les valeurs principales à préserver, selon moi, sont, d’une part, le respect du vivant, de la biodiversité et, d’autre part, la paix, l’absence de conflits, les droits de l’homme. S’agissant de ces valeurs, il faut respecter les désaccords possibles, mais je crois qu’on peut les affirmer dans certains contextes en tant que citoyen, sans confondre cela avec la science. C’est bien sûr une ligne de crête très difficile à tenir.

Les feux en Amazonie, l’été dernier, ont illustré cette problématique. Il y a eu des mesures très dommageables pour la forêt – pour ne pas dire plus – qui se sont décidées à un niveau strictement politique, après une élection contestable. Fallait-il « entrer en politique » ? Il y a des arguments scientifiques pour répondre oui. L’Amazonie est une réserve de biodiversité incroyable, qui n’a pas encore été complètement explorée. C’est un patrimoine qu’on ne pourra pas restaurer une fois brûlé. On peut bien sûr privilégier une attitude factuelle sur les feux, sur les réglementations que le Brésil a prises. Mais il y a un fait : ce territoire concerne toute l’humanité. Le Brésil dit : « C’est à nous. » Mais ce territoire a des dizaines de millions d’années, bien avant l’existence du Brésil… Est-il envisageable de ne pas le défendre ?

En savoir +

AcclimaTerra, comité scientifique régional sur le changement climatique en Aquitaine puis Nouvelle-Aquitaine, a publié deux rapports, sous la direction d’Hervé Le Treut :

  • Anticiper les changements climatiques en Nouvelle-Aquitaine. Pour agir dans les territoires, Éditions Région Nouvelle-Aquitaine, 2018, 488 p.
  • Les impacts du changement climatique en Aquitaine : un état des lieux scientifique, Presses universitaires de Bordeaux/LGPA éditions, 2013, 365 p.

À retrouver sur www.acclimaterra.fr

Propos recueillis par Aurore Chaillou

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