Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Vous ouvrez un numéro d’espoir et de combat ! Après les conférences nationales des années 1990, la période 2014-2016 pouvait marquer une nouvelle vague de démocratisation en Afrique. Dans plusieurs pays, des révisions de la Constitution visant à pérenniser le régime menaçaient, provoquant la légitime colère des populations. Le 15 octobre 2014, aux côtés d’intellectuels, d’artistes, de mouvements associatifs et syndicaux, en Afrique et en Europe, nous lancions l’appel « Tournons la page ! En Afrique comme ailleurs, pas de démocratie sans alternance ». Quelques jours plus tard, au Burkina Faso, la révolution donnait chair à cet espoir : un million de citoyens descendus dans la rue balayaient le régime de Compaoré, au pouvoir depuis 1987. L’espoir d’une alternance gagnait la jeunesse et les mouvements sociaux, partout, au sud du Sahara, où le pouvoir est confisqué par un clan. Au Togo et au Gabon, près de 90 % de la population n’a connu qu’une famille au pouvoir !
Un espoir violemment douché depuis (cf. R. Banégas). Car le pouvoir n’est jamais si dur que lorsqu’il se sent acculé (cf. B. Mackosso et P. Perdrix). Au Burundi, la campagne « Halte au 3e mandat » s’est heurtée à l’obstination criminelle de Nkurunziza et la répression fait chaque jour de nouvelles victimes. Au Congo-Brazzaville, les autorités ont maté toute résistance au coup d’État constitutionnel : plusieurs dizaines de tués en octobre 2015. Au Cameroun, le lancement de « Tournons la page » valait la prison à ses initiateurs. Mais la lueur persiste. En RDC, malgré la répression sanglante, la mobilisation a forcé le gouvernement à reculer. Jusqu’à présent.
De la communauté internationale, les démocrates africains ne peuvent espérer, au mieux, que quelques marques d’indignation. Les sanctions européennes à l’encontre du régime burundais sont bien tardives. Tout à la défense de ses intérêts économiques et sécuritaires, la France s’accommode fort bien de la reconduction des Sassou (Congo), Gnassingbé (Togo), Déby (Tchad)… L’Afrique, il faut s’y enrichir – les taux de rendement y battent des records (cf. B. Orval) –, s’en protéger (migrants, épidémies, terrorisme), éventuellement, la secourir. Pour la conquête d’une véritable liberté politique, les Africains ne peuvent compter que sur eux-mêmes.
Si la page peine tant à être tournée, c’est que la nature prédatrice de l’État est profondément ancrée. La colonisation, marquée au fer rouge par la traite et l’esclavage, est une histoire d’assujettissement. Elle fut négation de la liberté, de l’humanité de peuples entiers, « avilissant le colonisateur » (Aimé Césaire), compromettant certaines élites locales (cf. I. Thioub). Les indépendances des années 1960 ont surtout marqué une rupture formelle. Combien de leaders indépendantistes ont été assassinés pour avoir voulu se libérer vraiment de l’emprise coloniale ? Franc CFA, bases militaires, omniprésence d’entreprises légataires de la colonie : aujourd’hui encore, les stigmates sont visibles.
On objectera que la démocratie est un héritage colonial. L’argument, aveugle à la réalité des alternances au Bénin ou au Nigeria, est irrecevable, quand il naturalise une soi-disant inadaptation culturelle des Africains à la citoyenneté (cf. J.-P. Olivier de Sardan), ou quand il sert de justification à la dictature. Il l’est tout autant quand il conteste l’universalité de l’aspiration à la liberté et aux conditions concrètes de son exercice, selon la définition que Fabien Eboussi Boulaga – tout comme Amartya Sen – donne de la démocratie. Reste qu’il appartient à chaque peuple d’en inventer les formes, en puisant à ses propres sources (cf. F. Sarr), en inscrivant sa trajectoire collective dans une histoire longue, souvent passée sous silence (cf. C. Coquery-Vidrovitch). Mais ces pages nouvelles ne pourront être écrites par les seuls intellectuels. Réinventer la démocratie, c’est reconquérir l’étage intermédiaire de la société politique : celui des contre-pouvoirs, des enseignants, des journalistes (cf. F. Brisset-Foucault), des artistes, des groupes confessionnels (cf. L. Lado), des mouvements associatifs ou syndicaux. Ce défi passe par un engagement conscient, tenace, courageux. Il appelle notre solidarité.
À lire dans la question en débat
« Démocratie en Afrique : quels défis ? »