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On ne peut comprendre la situation actuelle de l’Afrique subsaharienne, cinquante-cinq ans après les indépendances francophones de 1960, sans l’analyser à la lumière des héritages complexes et lourds du continent1. Celui-ci n’est « né » ni avec les indépendances, ni avec la colonisation près d’un siècle auparavant, ni même avec la « découverte » par les Portugais au XVe siècle : les Européens ont découvert et construit « leur » Afrique, mais celle-ci avait déjà une histoire qu’ils ont durablement ignorée, alors qu’ils étaient, sans le savoir, les derniers arrivés dans une histoire longue de mondialisation. Car les Africains n’ont jamais vécu dans l’isolement : l’humanité est née en Afrique orientale, d’où les premiers hominidés sont partis à plusieurs reprises pour se répandre à travers le monde, la dernière vague remontant à quelque deux cent mille ans avec l’homo sapiens sapiens. Bref, dès les débuts de la préhistoire, on trouve la dispersion africaine.
Pourquoi l’Afrique fut-elle ainsi marginalisée, voire rejetée ? Parce que cette construction négative du continent a été conçue au moment où se développait, du côté européen, le racisme anti-noir, largement tributaire de la traite atlantique des esclaves, dont la spécificité fut de déterminer une fois pour toutes la couleur : à partir du XVIIe siècle, et surtout au XVIIIe, un esclave atlantique ne pouvait être que noir, et tout noir était quasi destiné par nature à devenir esclave ; au XVIIIe siècle, le mot « nègre » devint synonyme d’esclave. S’y ajouta le legs du XIXe siècle précolonial. La découverte par les Européens de l’intérieur du continent démarra en 1795 avec l’arrivée de l’Écossais Mungo Park sur la rive du fleuve Niger. L’appréhension de la géographie et des sociétés africaines internes s’accompagna de la systématisation de l’inégalité supposée des races, en « scientifisant » la distinction entre race supérieure – blanche bien entendu – et races inférieures. Le tout découlait de l’opprobre né dans les siècles précédents de la traite « négrière » : le mot en lui-même dit la couleur. Si, à la fin du XIXe siècle, la traite atlantique a quasi disparu, la conviction occidentale – États-Unis inclus – demeure de l’inégalité raciale. L’essor du racisme va dès lors caractériser la première moitié du XXe siècle.
Le mépris envers les noirs a entraîné l’ignorance de leur histoire.
Ce mépris envers les noirs a entraîné l’ignorance de leur histoire2. Il n’y avait pas d’écrits, arguait-on encore à l’université dans les années 1960. Même si les anglophones écrivaient sur le sujet depuis trente ans. Même si le grand historien Marc Bloch avait montré que toutes les sources servent à faire de l’histoire. Et même si, en fait, il existait de nombreuses sources écrites ! Citons Ptolémée (Ve siècle av. J.-C.), les chroniqueurs et voyageurs arabes depuis le Xe siècle, les lettrés africains du XVIe et du XVIIe siècle qui avaient transcrit les histoires orales, ou encore les récits des griots, chargés de chanter l’histoire des familles auxquelles ils étaient rattachés. Mais on considérait que la race noire ne valait pas la peine d’être étudiée. Et l’on voyait les sociétés africaines comme des sociétés « traditionnelles » (un mot honni des historiens), qui n’auraient commencé à évoluer qu’avec la colonisation. Celle-ci a établi une différence légale entre le citoyen (quelques centaines d’« assimilés ») et la masse des « indigènes » (natives en anglais), « sujets » assujettis à un système juridique spécial, celui des codes dits de l’indigénat, régime inégalitaire qui ne fut aboli en Afrique subsaharienne française qu’en 1946. L’héritage occidental est donc lourd. Les recherches ont été biaisées par des siècles de préjugés véhiculés par les marchands, les missionnaires, les explorateurs, les voyageurs et les trafiquants d’esclaves. Leur idée de l’Afrique a influencé une majorité d’historiens, d’ethnologues, d’anthropologues et d’économistes de l’époque coloniale et au-delà. Le savant congolais Valentin-Yves Mudimbe (professeur à Duke University, aux États-Unis) en a inventorié et déconstruit la fabrication3.
Chercheuse débutante à l’entame des années 1960, ayant choisi de travailler sur l’Afrique subsaharienne, j’ai découvert une histoire touffue, longue, riche, très peu travaillée4. Or, aujourd’hui encore, elle est largement passée à la trappe de l’histoire mondiale. En France, la loi Taubira (2001) a certes prévu d’enseigner l’histoire de l’esclavage, et le programme du collège a proposé en 2007 trois petites heures dédiées, en 5e, aux grands empires soudanais ouest africains médiévaux5. Les controverses sont allées bon train : allait-on prendre du temps pour enseigner « Bamboula » à la place de Clovis ? La question a été supprimée du programme en 2015…
À une époque où beaucoup s’interrogent encore sur la « greffe » démocratique qui n’aurait pas pris en Afrique, ou d’autres tentent d’essentialiser le fonctionnement politique au sud du Sahara, il est temps de comprendre ce que cette histoire – et ses luttes de pouvoir – a de commun avec l’histoire d’autres peuples : elle a laissé un héritage extrêmement complexe, héritage qui doit être connu si l’on veut comprendre les problèmes politiques de l’Afrique d’aujourd’hui. Comment comprendre les formes de la démocratie centralisée à la française si l’on ne remonte pas, au moins, à Richelieu et au règne de Louis XIV, et plus évidemment à la Révolution française ? Or quand politistes et sociologues font remonter l’histoire de l’Afrique à 1960, au mieux à 1885, ils font table rase de l’immense période qui a précédé.
L’Afrique est le berceau de l’humanité. Si la Chine ou certaines îles ont pu, un temps, contester ce monopole, le consensus se fait aujourd’hui sur une source unique, en Afrique australe. Et Lucy n’est finalement qu’une grand-tante ! Ses ossements datent d’il y a trois millions d’années, alors qu’on a trouvé depuis, en Afrique australe, orientale ou au Tchad, de nouveaux ossements de quelque neuf millions d’années… Ceci dit, l’histoire à proprement parler débute avec des connaissances continues, à partir de 5000 ans avant notre ère, en Mésopotamie et en Égypte.
Pour l’Afrique, on a reconstitué une histoire précise des mouvements de populations depuis les débuts de notre ère. Les sources arabes apparaissent au IXe siècle. Auparavant, on a reconnu des filiations linguistiques, en les recoupant avec des sources botaniques, des relevés du niveau du Nil, de l’archéologie… De même qu’en Europe on sait que le proto-indo-européen peut-être parlé il y a quelques millénaires a donné le français, l’anglais, etc., on sait que l’Afrique hébergeait quatre bassins linguistiques. Les langues koï et san sont des langues « à clic ». La population qui parlait ces langues a été progressivement repoussée dans le désert du Kalahari par les populations de langues bantoues (ce qui n’a rien à voir avec une ethnie), qui proviendraient de petits groupes du bassin nigéro-tchadien central descendus, vers 1000 ou 2000 avant notre ère, dans la cuvette congolaise, avant d’arriver en Afrique australe, apportant l’agriculture, l’usage de la métallurgie, et de se mêler aux langues à clic. Des populations de langue bantoue se sont aussi rendues en Afrique occidentale. Cette famille linguistique recouvre des centaines de langues aujourd’hui. Sont aussi arrivés d’Asie les Berbères et, beaucoup plus tard, les Arabes d’Arabie, qui ont cohabité en Afrique du Nord. En outre, devant la désertification du Sahara, commencée au Ve millénaire avant notre ère, les populations issues du groupe nilo-saharien sont allées soit vers le Sud, se mélangeant aux bantouphones, soit vers le Nord.
L’introduction des dromadaires, au tout début de notre ère, a bouleversé la situation au Sahara. Il est devenu possible de traverser le désert grâce à de grandes caravanes, et de multiplier les contacts entre Afrique subsaharienne et Afrique du Nord. La période la plus faste de l’histoire africaine (comme on parle du Siècle d’or de l’Espagne au XVIe) se situe du IXe au XVIe siècle, avec l’exploitation de l’or dans le sud de l’Égypte (Nubie), en Afrique australe, en Afrique de l’Ouest… L’empire du Zimbabwe (XIe-XIVe siècle), le Ghana historique (plus au nord que le Ghana actuel), le Mali puis l’empire songhaï (qui contrôlaient les sources d’or) furent tous de grands empires. Des récits arabes racontent le pèlerinage du souverain du Mali (Kankan Musa) à La Mecque au XIVe siècle, avec des milliers de dromadaires et d’esclaves, dont l’apport en or a généré une inflation formidable au Caire. Un souverain songhaï fit aussi le pèlerinage au XVe siècle. Cet or a irrigué l’Occident via les routes transsahariennes.
Quand les Portugais arrivent au XVe siècle, ils sont impressionnés par Benin City (au sud du Nigeria actuel), ville quadrillée, très organisée. Ce royaume, comme celui du Kongo, a émergé au XIIe siècle, avant l’arrivée des Européens. Ce sont des centres politiques, commerciaux, de contacts, d’échanges, qui ont un pouvoir économique lié à leur rôle de nœud. Le roi du Kongo (nord de l’Angola actuel) reçoit les Portugais, qui sont peu nombreux ; il se convertit au christianisme en 1491 et demande au roi du Portugal de lui envoyer des artisans (maçons, etc.). Mais bientôt, les Portugais n’y chercheront que des esclaves.
Le continent africain est grand comme trois fois les États-Unis. Il compte 55 États, certains très grands (République démocratique du Congo, Nigeria…), d’autres tout petits (Rwanda, Gambie). Et toutes sortes de climats : des déserts, des savanes (où alternent saisons des pluies et saisons sèches, avec cohabitation de cultures et d’élevage), des forêts (de plus en plus denses à mesure que l’on s’approche de l’Équateur). Les formes d’habitats, les histoires sont différentes, mais partout existaient des formations politiques. Leurs principes présentent un certain nombre de points communs. Il faut les prendre en compte si l’on veut comprendre ce que les sociétés préexistantes ont fait du message occidental.
La propriété privée a été conceptualisée tardivement. Les terres du village appartenaient (et continuent parfois d’appartenir) à l’ensemble du groupe. Cela ne signifie pas qu’on en faisait ce qu’on voulait, ni que les sociétés étaient égalitaires : on trouvait des chefs de village, des espaces ou des lignages plus ou moins étendus. Tout comme en Auvergne au Moyen-Âge, les relations politiques se nouaient par alliances, par échanges matrimoniaux (avec un rôle clé des femmes comme instruments de pouvoir). Un lignage était puissant s’il avait un impact sur de nombreux autres lignages, et donc la possibilité de fournir des épouses et des enfants en nombre. Les formations étatiques étaient la combinaison, d’une part, des solidarités claniques (des grands chefs par lignage royal) et, de l’autre, d’alliances politiques (des liens d’autorité entre des chefs de lignages différents). Le royaume Bamoun (Cameroun), par exemple, montre bien cette imbrication. La hiérarchie devient aristocratique.
Il y avait de petites chefferies, avec des villages principaux et des villages secondaires. Beaucoup étaient de taille moyenne. Les seuls moyens de communication étaient la marche à pied, la pirogue, assez peu les animaux à cause de la maladie du sommeil. Comme en Europe, ces entités politiques ont noué de nombreux contacts, de nombreux échanges, devenant parfois rivales. L’histoire africaine est pétrie de batailles politiques, d’où, comme partout, un rôle important des guerres, pour prendre le pouvoir du voisin, ses terres, ses richesses… Le chef de l’État, quel qu’il soit (village, royaume ou empire), cumulait pouvoirs politiques, religieux et militaires. Mais il s’agissait nécessairement d’un pouvoir d’équilibre : le chef était le garant de la stabilité de l’ensemble, lié par le jeu de hiérarchies combinées, tantôt claniques, tantôt administratives. S’il échouait, il pouvait être démis. Car il n’était pas investi du pouvoir par simple filiation, mais souvent choisi parmi les membres du ou des lignages royaux par un conseil d’anciens, pour ses qualités particulières. Ainsi, l’interrègne pouvait prendre plusieurs années et donner lieu à des guerres de succession. Que gagne le plus prestigieux, le plus riche en enfants et en dépendants, le plus généreux, le plus sage, bref : le plus puissant. La règle dominante du pouvoir était le consensus : l’accord de tous nécessitait de nombreuses et longues palabres. Cette pratique du consensus, qui rassemble l’ensemble du peuple sous un même nom, peut mener à l’autocratie car elle évacue l’expression d’une minorité agissante face à la majorité (principe démocratique).
La colonisation a dessiné des frontières pour assigner chacun à des espaces définis par leurs « ethnies », groupes linguistiques et politiques qu’ils ont figés.
Il y avait beaucoup de terres pour relativement peu de gens. Les populations africaines étaient mobiles. L’État n’était pas défini par l’étendue du territoire sous son emprise, mais par le nombre de sujets qu’il dominait. Sa surface était donc élastique et les frontières assez floues. Les capitales étaient construites en matériaux précaires (bois, paille, torchis), ce qui permettait leur déplacement pour affirmer une nouvelle emprise territoriale. Or l’administration coloniale avait besoin de fixer les gens pour faire payer l’impôt et recruter des travailleurs. La colonisation a donc dessiné des frontières linéaires pour assigner chacun à un espace défini par son « ethnie », son groupe linguistique et politique. Quand les Occidentaux et leurs chercheurs ont voulu décrire l’organisation de « ces sauvages », ils n’ont pas voulu parler d’États : ils ont adopté, pour désigner les formations politiques anciennes à différentes échelles, le terme d’« ethnie » (ethnos signifie peuple en grec). Sous la colonisation, très mal reçue au démarrage par les populations, les gens se sont tournés vers le temps d’avant, valorisant le groupe préexistant, désormais essentialisé, en adoptant le vocabulaire colonial : ethnie, tribu. Avec l’indépendance, « Je suis de chez vous » (je suis de la même ethnie que vous) est devenu un argument électoral pour tout candidat à la députation. Les gens ont rigidifié leur appartenance ethnique, alors qu’il s’agissait de constructions historiques. Le « sentiment ethnique » est devenu une réalité manipulée aujourd’hui sous la forme du tribalisme. Ces processus entremêlés démontrent l’importance qu’il y a à ne pas dissocier l’histoire dite précoloniale (qui a duré des millénaires), de la période coloniale (deux siècles au plus) et du temps postcolonial (moins d’un siècle).
Sur le plan politique, l’imbrication est analogue. Les « chefs » d’autrefois sont magnifiés par le roman national ou régional d’aujourd’hui. Mais ils ont aussi hérité du pouvoir arbitraire de ce que les colonisés dénommaient le « chef blanc » : l’administrateur colonial, qui cumulait les pouvoirs exécutif et judiciaire par le biais du code de l’indigénat. Le code de l’Afrique-Occidentale française ne fut supprimé qu’en 1946. Il serait donc exagéré d’attribuer les excès dictatoriaux qui ont suivi les indépendances à l’histoire ancienne de l’Afrique. Ils sont tout autant redevables au passé colonial, aussi indifférent au consensus qu’à la démocratie.
Comme dans toutes les sociétés anciennes (y compris en Égypte), l’esclavage a sévi au sud du Sahara : faire travailler l’homme comme un outil apparaissait comme la solution la plus simple. Jusqu’au XIIe siècle, la majorité des esclaves n’étaient pas noirs. Les traites6 internes étaient limitées, les plus développées étant en Méditerranée et vers l’océan Indien, mais aussi transsahariennes (on exportait de l’or, des plumes d’autruches et des esclaves). La traite est devenue une activité quasi industrielle avec l’Atlantique. Si elle s’est tellement développée au XVIIe siècle, c’est que la canne à sucre (venue d’Inde, puis adoptée par l’Égypte, le Portugal, le Cap-Vert) fut implantée dans une île favorable à sa culture, au fond du golfe de Guinée, à São Tomé. De là, les plantations esclavagistes s’exportèrent au Brésil, puis aux Antilles. En Afrique, en collusion avec les négriers occidentaux, de grands chefs organisent des razzias, de plus en plus vers l’intérieur, au XVIIIe puis au XIXe. En 1815, les Britanniques ont voulu imposer aux grandes puissances la suppression de la traite afin de contrôler l’Atlantique et d’anéantir l’économie de la France, deuxième puissance de traite (qui ne l’a interdite par la loi qu’en 1831). Mais la traite de contrebande a aussi continué dans les colonies britanniques jusqu’à la suppression de l’esclavage en 1835, et dans les colonies françaises jusqu’en 1848.
Le XIXe siècle marqua le début des conquêtes européennes : les Britanniques conquirent l’Afrique du Sud, et les puissances européennes se livrèrent une concurrence farouche en avançant à l’intérieur des terres. Paradoxalement, avec l’interdiction de la traite internationale, les circuits internes se sont beaucoup développés. Les chefs africains n’ayant pas été invités au Congrès de Vienne en 1815, ni informés de la fin de l’esclavage, celui-ci s’est intensifié au sein des sociétés au moment même où l’Europe décrétait sa fin. Les esclaves étaient désormais utilisés pour extraire des matières premières utiles à l’industrie dont plusieurs, au XIXe siècle, venaient surtout d’Afrique : oléagineux végétaux, teintures nécessaires au textile (noix de kola, indigo, bois tropicaux rouges et jaunes). On pourrait poursuivre avec le pétrole et les richesses minières des XXe et XXIe siècles.
En interne, les esclaves étaient aussi utilisés comme soldats, d’où de grands empires de conquêtes qui ont émergé à partir de la fin du XVIIIe siècle, les uns religieux, les autres purement commerçants. Ces empires seront finalement battus par les armées française et britannique à la fin du XIXe (par exemple le fils d’El Hadj Omar en 1899, Rabah en 1900). La facilité de la conquête européenne s’explique par la dissymétrie des armes, mais aussi par l’illusion, chez les peuples récemment asservis, de se débarrasser de leurs précédents conquérants. Entre 1885 et 1900, le partage de l’Afrique est achevé. C’est au début du XXe siècle que des révoltes populaires, menées par ceux qui refusaient de payer l’impôt, ont éclaté partout.
Une culture de la violence a ainsi sévi en Afrique au fil de plusieurs siècles : par l’esclavage et les traites, par les conquêtes internes, par les conquêtes coloniales, par les résistances à la colonisation. Un héritage à connaître pour mieux le combattre.
L’or africain a joué un rôle déterminant pour l’histoire du monde. Le circuit transsaharien a été fondamental pendant des siècles. Sous la colonisation britannique, le Ghana s’appelait « Gold Coast ». Cet or a contribué fortement au premier développement du capitalisme occidental. En échange, les caravaniers berbères esclavagistes apportaient le précieux sel du désert. Aujourd’hui, le trafic d’armes et de drogues n’a-t-il pas pris place dans ces trafics millénaires ? Ce sont ces zones fragiles que visent les djihadistes, en ravivant des ressentiments anciens entre peuple razzieurs et peuples razziés. Le clivage est plus compliqué que blancs-noirs (il y a aussi des razzieurs noirs), mais l’administration coloniale a utilisé ces clivages en prônant la supériorité des blancs du Nord sur ceux du Sud.
L’Afrique a fourni la main-d’œuvre et les matières premières nécessaires au développement occidental.
Outre l’or, il y a eu le sucre. Il n’y aurait pas eu d’industrie sucrière, un moment essentiel pour la prospérité occidentale, sans la force de travail des esclaves. L’industrialisation fut approvisionnée par eux. Dès lors que l’esclavage avait lieu chez les autres… Les Anglais n’ont-ils pas fondé leur prospérité sur le textile, sans se soucier des conditions de production du coton dans le Sud des États-Unis ? L’Afrique a fourni la main-d’œuvre, l’or, les matières premières nécessaires au développement occidental. Grande intermédiaire entre le continent asiatique et l’Atlantique, elle a continué de jouer un rôle fondamental durant la Guerre froide. Elle a été un champ de rivalités incessantes entre les blocs de l’Ouest et de l’Est, ce qui favorisa à l’intérieur la genèse de dictatures protégées par les grandes puissances. La Guerre froide a pris fin en 1990, mais les richesses et les potentialités de l’Afrique sont aujourd’hui plus que jamais à l’ordre du jour dans l’histoire globale.
1 Article adapté d’une intervention prononcée dans le cadre de « Cité philo », à l’auditorium des Beaux-Arts de Lille, le 22 novembre 2014.
2 Cf. C. Coquery-Vidrovitch, « Le postulat de la supériorité blanche et de l’infériorité noire », in Marc Ferro (dir.), Le livre noir du colonialisme. XVIe-XXIe siècle : de l’extermination à la repentance, Robert Laffont, 2003, pp. 646-685.
3 V.-Y. Mudimbe, The Invention of Africa. Gnosis, Philosophy and the Order of Knowledge, Indiana University Press, 1988 ; The Idea of Africa. African Systems of Thought, Indiana University Press, 1994. Ouvrages non encore traduits en français, à la différence du travail analogue d’Edward W. Said, L’orientalisme : l’Orient créé par l’Occident, Seuil, 1982 [1978, traduit de l’anglais (États-Unis) par Catherine Malamoud].
4 C. Coquery-Vidrovitch, Petite histoire de l’Afrique. L’Afrique au sud du Sahara de la préhistoire à nos jours, La Découverte, 2011.
5 Il s’agit ici du Soudan occidental, terme géographique qui n’a rien à voir avec l’État du Soudan actuel.
6 L’esclavage est un statut, la « traite » est un terme ancien pour parler du commerce des esclaves.