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Dossier : Démocratie en Afrique : quels défis ?

« Révolutionner notre rapport au pouvoir »

Affiches électorales, Kinshasa, Congo RDC 2011 ©MONUSCO photos/Flickr
Affiches électorales, Kinshasa, Congo RDC 2011 ©MONUSCO photos/Flickr
Pourquoi l’État en Afrique est-il souvent assimilé à un moyen de captation des biens publics à des fins personnelles ? Pourquoi a-t-il déserté son rôle nourricier pour celui de la violence et de la prédation ? Dans cet entretien lumineux accordé au quotidien sénégalais « Sud Quotidien » le 3 mars 2014, l’historien Ibrahima Thioub met en perspective l’expérience démocratique du Sénégal et appelle à une révolution culturelle du rapport au pouvoir.

Sud Quotidien – En 2000, lorsque l’ancien président Abdoulaye Wade a accédé au pouvoir après vingt-six années d’opposition, une de ses premières réactions a été de dire : « Maintenant nos problèmes d’argent sont terminés ». Quelle réflexion cela vous inspire-t-il ?

Ibrahima Thioub – Cet acte fondateur relaté par Idrissa Seck, son principal collaborateur d’alors, est très révélateur de leur vision partagée des fonctions du pouvoir. Il se dégage une conception bien curieuse du bien public, conçu comme un butin pour l’accaparement duquel différents camps s’affrontent, quitte à avoir recours à des mercenaires recrutés sur des bases clientélistes. Cette vision du pouvoir est en fait l’expression d’un fond culturel très profond que partagent à la fois certaines élites et de nombreux citoyens. Les premières en font un usage pervers et pernicieux, les seconds en subissent les conséquences néfastes et s’en accommodent comme ils peuvent. C’est ainsi que chaque fois qu’on nomme quelqu’un à une fonction, il a tendance à la transformer en pouvoir et en conséquence à chercher à la convertir en moyen de prédation. C’est le cas du policier dans la rue, du gardien dans les services, des secrétaires de détenteurs du pouvoir, etc. Les condamner moralement ne résout pas la question, car leur attitude ne relève pas exclusivement de cet ordre. Il importe de s’attaquer aux racines du mal : le système de prédation et ses multiples conséquences.

Comment faudrait-il s’y prendre alors ?

Ibrahima Thioub – Depuis l’accession du Sénégal à l’indépendance, toutes les tentatives et projets initiés pour mettre un terme à l’usage dispendieux et à l’accès frauduleux aux biens publics n’ont jamais abouti. Et aujourd’hui encore, si vous interrogez les Sénégalais, ils sont nombreux, en dépit de la volonté affirmée du président de la République, à ne pas croire que le pouvoir actuel ira jusqu’au bout de la traque des biens mal acquis. Ce qui fonde cette attitude, c’est évidemment leur expérience mais également une certaine culture du pouvoir, intériorisée par la grande majorité des Sénégalais, résignée à accepter que « buur lekk ak naan, baadolo gattam ! » : les royaux jouissent, les exclus trinquent !

En quoi peut-on parler d’une culture partagée du pouvoir ?

Ibrahima Thioub – Il suffit simplement que vous soyez nommé à un poste ou que vous accédiez à une position de pouvoir quelconque pour qu’on vous submerge de félicitations et qu’on s’attende en retour à ce que vous en profitiez pour vous enrichir et procéder à une redistribution. Quand quelqu’un est nommé à quelque fonction que ce soit, son entourage va très vite l’encourager à la transformer en un pouvoir de cooptation, voire d’accaparement et de destruction. En un certain sens, le fait de ne pas jouir des ressources auxquelles on accède est perçu comme une tare. Cette conception du pouvoir qui accouple prédation et clientélisme a profondément pénétré nos sociétés. C’est pour cela qu’elle est très difficile à extirper de nos comportements. Il se raconte que Thomas Sankara fut obligé d’user de subterfuges, en donnant des chèques sans provision à sa parentèle, pour la convaincre qu’il n’avait rien à distribuer.

Et d’où nous viennent de tels comportements ?

Ibrahima Thioub – Le clientélisme s’installe dans une société où le pouvoir n’est plus régi par des règles de droit coutumier ou moderne. Ou si elles existent, c’est pour un usage cosmétique, pour valider un système essentiellement basé sur la violence mais qui fonctionne de telle sorte que les groupes qui s’organisent pour le contrecarrer deviennent inefficaces. Pour se prémunir de la violence du système, les individus sont obligés de s’inscrire dans des réseaux de parentèle ou professionnels ou religieux. Ils cherchent à se soumettre à un patron qui peut prendre la figure d’un patriarche, d’un chef religieux, d’un leader politique, syndical ou associatif, etc.

Pour se prémunir de la violence du système, les individus sont obligés de s’inscrire dans des réseaux de parentèle ou professionnels ou religieux.

Quand on n’a pas une capacité de réponse collective face à une situation de violence hors de tout contrôle légal, le seul mode qui reste pour les subalternes, pour les dominés, c’est de se mettre en clientèle auprès d’un « bigman » qui assure leur protection. Et ce modèle donne un pouvoir immense, hors de tout droit, à un groupe restreint d’individus, sorte de seigneurs de guerre à la tête de multiples clans et factions. Chacun va contrôler un certain nombre de clients qu’il est capable de mobiliser et d’investir dans la lutte par la contrainte ou l’intéressement, et tout individu qui se situe hors de ces réseaux est exposé à subir la violence. Un tel système, appelé ailleurs la mafia, la triade, le yakuza, les cartels, force les citoyens à s’inscrire dans ces logiques clientélistes pour bénéficier de la protection ou des subsides qui assurent la survie. Mais on en paye le prix fort parce qu’accéder à ces réseaux, c’est aussi accepter les contraintes et la violence interne qui les structurent.

Ces logiques clientélistes sont-elles une porte ouverte à la transhumance politique ?

Ibrahima Thioub – Quand un système politique est fondé sur la rétribution des soutiens mercenaires dans un contexte où l’État joue un rôle central dans la distribution des ressources économiques avec un ancrage historique fort dans une culture de prédation, il devient impossible d’asseoir l’adhésion politique sur une base idéologique ou programmatique. À partir de ce moment, à chaque fois que quelqu’un perd le pouvoir, ses clients sont obligés de renégocier avec les vainqueurs du moment l’entrée dans de nouveaux réseaux, ce qui se nomme transhumance au Sénégal. Les clients sont ainsi réduits en bétail politique toujours accroché aux prairies verdoyantes. Ce qui fait que dans les systèmes politiques modernes, vous avez toute une difficulté à asseoir des différences d’un parti à un autre sur une base idéologique et/ou programmatique puisque le mode de mobilisation étant clientéliste, on recrute des mercenaires dont la seule préoccupation est d’accéder au pouvoir et par ricochet au butin. Je n’aime pas trop ce concept de transhumance politique en ce qu’il masque le système qui lui donne naissance pour ne se polariser que sur l’aspect politicien du problème. La question est plus profonde. Ce sont les valeurs de la société dans sa globalité qui sont en question même si on ne veut voir que les politiciens.

Comment une telle vision a-t-elle prospéré dans nos sociétés ?

Ibrahima Thioub – Dans beaucoup de sociétés africaines, le pouvoir politique s’était partout construit autour de l’imaginaire d’un État nourricier. Sa fonction principale était d’assurer les conditions d’une dynamique de reproduction de la société aux plans alimentaire, social, sécuritaire, etc. Quand, par exemple, il ne pleut pas, quand il y a des inondations, des invasions de criquets, le roi est rendu responsable des heurs et malheurs. C’est pourquoi, il ne peut se prévaloir du monopole de l’exercice de la violence que lorsque la sécurité et la nourriture du groupe dont il est responsable sont assurées. C’est ce modèle qui prévalait dans tous les États de la Sénégambie, tout au moins dans l’imaginaire des populations. Le roi qui accède au pouvoir a des responsabilités cosmiques. Quand il ne pleut pas, il en est responsable. Parce qu’on est aussi dans une zone tropicale, sahélienne, l’eau y est d’une importance capitale. Et le pouvoir tient sur deux leviers inséparables : sa fonction nourricière et sa fonction guerrière. Et tant que ces deux pôles ne sont pas connectés, le détenteur du pouvoir n’a aucune légitimité. Ces deux figures emblématiques sont le chasseur et le Laman (gestionnaire du terroir) présents dans toutes les traditions qui rendent compte des mythes fondateurs des États de cette région. Il y a des contre-pouvoirs qui sont créés dans l’ensemble de la société faisant de sorte que le souverain ne puisse ni détenir un pouvoir absolu, ni s’éterniser sur le trône. Dans certaines sociétés ouest-africaines, quand le roi est élu, il en a pour sept ans. À l’issue de cette durée, il doit disparaître par une mort symbolique ou parfois même physique, pour empêcher la reproduction du pouvoir, l’accumulation de ressources au sein d’un groupe, d’une famille, etc. Souleymane Baal, leader de la révolution toroodo de 1776, fondateur de la théocratie du Fouta Tooro, recommande en matière du choix de l’imam, le chef de l’État : « Choisissez un homme savant, pieux et honnête, qui n’accapare pas les richesses de ce bas monde pour son profit personnel ou pour celui de ses enfants. Détrônez tout imam dont vous verrez la fortune s’accroître, confisquez l’ensemble de ses biens, combattez-le et expulsez-le s’il s’entête. »

Comment expliquez-vous le basculement qui s’est opéré par la suite ?

Ibrahima Thioub – Le cœur de l’Afrique de l’Ouest n’était pas sur les côtes atlantiques au moment où le continent se connecte au capitalisme naissant. Les États fondés pendant cette période qu’on pourrait appeler l’ère transsaharienne étaient tous centrés à l’intérieur de l’Afrique. Le cœur de l’Afrique de l’Ouest battait autour de la Boucle du Niger, là où sont logés les centres des empires du Mali et du Songhaï. Ces grands États contrôlaient le commerce transsaharien et pouvaient le réguler. Mais quand les Européens arrivent sur la côte, les Portugais les premiers, ils attaquent l’Afrique sur sa partie la plus marginale et la plus fragile. Dès qu’ils arrivent sur la côte au XVe siècle, démarre une fragmentation de l’espace politique. Les États qui dépendaient plus ou moins de l’empire du Grand Jolof acquièrent leur indépendance en captant les ressources externes. En particulier autour du fer et de l’alcool, se crée un nouveau type d’État de très faible dimension ouvert directement ou indirectement sur l’Atlantique. Progressivement, en participant au commerce atlantique, les nouveaux États sont appelés à fournir un type de marchandises très particulier : le captif, en réponse à une demande européenne croissante tirée par l’économie américaine de plantation. De plus en plus, le pouvoir se militarise pour répondre à la demande extérieure. Progressivement, il abandonne sa fonction nourricière et glisse vers une accentuation de la fonction guerrière, spécialisé dans l’accaparement et l’usage dispendieux des ressources vitales à la société. Les producteurs eux-mêmes deviennent des commodités échangeables sur le marché atlantique contre des produits (armes, cheval, alcool, tissus) symboles du pouvoir et de sa violence, de plus en plus exaltée au détriment de la production de la vie. Pour accéder à ces ressources, les razzias sont organisées, les villages brûlés, les femmes violées, les hommes et les enfants vendus s’ils survivent aux attaques. Les rapports de l’État aux populations changèrent du tout au tout, avec des rapports désormais fondés presque exclusivement sur la violence. Ce dont rend compte l’adage wolof « Rangooñu badoolo mooy siim cere buur » : avec les larmes des exclus du pouvoir, les royaux font leur sauce. Ce modèle ruine complètement l’État, le délégitime aux yeux des populations. Et lorsqu’en 1815, l’Europe abolit la traite des esclaves, les groupes dirigeants de ces États, les ceddo, ont été incapables de s’adapter à ce nouveau contexte où il n’y a plus de vente de captifs sur l’Atlantique. Cela les amène à être encore beaucoup plus féroces à l’endroit des populations. Le XIXe siècle, témoin de l’abolition de la traite des esclaves, a paradoxalement été le siècle le plus terrible pour les populations. Ayant délaissé leurs fonctions de production, les détenteurs du pouvoir et leurs idéologues survalorisent la pratique de la prédation qui devient partie intégrante de la culture politique de capture des ressources externes. Les valeurs sociales hégémoniques se structurent dans l’exaltation de la capacité à exercer la violence non seulement sur les communautés rurales désarmées, mais également sur les autres camps en compétition pour le pouvoir. On n’accède plus au pouvoir que par la violence et exclusivement par la violence.

Quelle position adopter face à cette violence ?

Ibrahima Thioub – Au cours de cette période, plusieurs stratégies de résistance ont été expérimentées : désertion, modification des systèmes de défense des terroirs, occupation de zones refuge, luttes armées, etc. Le système ceddo est d’une violence telle que lui opposer une autre violence semble inadéquat à des populations qui ont plutôt développé une alternative que j’appelle le modèle du boa. Ce serpent capture sa proie, l’avale et dort tranquille, le temps de le digérer avant d’expulser les restes. Les citoyens restent sereins et lucides face aux agressions du pouvoir, dans l’attente du jour de la sanction par les urnes. Cela me semble venir d’une lecture correcte de la longue expérience de la violence sans limite du pouvoir ceddo. Celui-ci est capable de détruire, de tout raser et les populations l’ont souvent appris à leurs dépens, ce qui fait qu’en dehors des rares périodes d’affrontements – comme le 23 juin 2011 –, elles préfèrent se mettre dans une logique de clientèle ou d’attente. Les citoyens sont capables de dissidence mais le font avec beaucoup de lucidité et attendent le moment le plus favorable pour agir, y compris en défiant parfois les ordres religieux. Ils sont capables, tout en restant dans l’allégeance, de faire montre d’une capacité subversive bien calculée. La rupture avec la violence et l’économie de prédation passe par une stabilité socio-économique portée par un essor de la production locale. Et c’est sur cette base que se consolide l’expérience démocratique. Rompre avec l’extraversion, c’est relire, à l’aune de la modernité contemporaine, l’héritage des contestations historiques de la culture de prédation promue par les États, négrier d’abord, colonial ensuite et postcolonial aujourd’hui. Paradoxalement, c’est dans le discours des jeunes rappeurs du mouvement hip-hop que cet héritage se perpétue. Celui-ci s’est substitué à la voix des autorités morales et religieuses trop souvent aphones par intérêt, devenant de fait la conscience morale de l’Afrique contemporaine.

Quel rôle les élites jouent-elles dans ce contexte ?

Ibrahima Thioub – Tant que certaines élites continueront à tourner le dos aux populations, à leur enlever le pain de la bouche, à ne plus exiger de l’État qu’il retrouve ses légitimités par la mise en place d’un environnement favorable à l’exercice de ses fonctions nourricière et sécuritaire, n’importe quelle force extérieure pourra intervenir et détruire n’importe quel État en Afrique et le peuple croisera les bras et parfois, dans certaines circonstances, applaudira l’intervention étrangère. Aucune société n’est vaincue exclusivement par la supériorité technologique. Si l’avantage technologique pouvait suffire pour vaincre, les États-Unis n’auraient pas plié jusqu’à rompre en Irak, en Afghanistan aujourd’hui, ou au Vietnam hier. L’Union soviétique avant eux ! C’est une défaite politique que nous avons subie au XIXe siècle. Et elle n’a pas été lue politiquement mais technologiquement, avec l’évocation exclusive de la supériorité militaire des armées coloniales, du reste majoritairement composées d’Africains. Cette manière d’interpréter la défaite dédouane les élites politiques et intellectuelles de l’époque qui passaient leur temps à organiser la rapine, le pillage et la destruction des capacités de défense des sociétés. La fable nationaliste nous a vendu les leaders politiques de cette époque comme les héros de nos nations issues des territoires coloniaux. Et cet héritage, nous continuons à l’entretenir.

Comment cet héritage se matérialise-t-il aujourd’hui ?

Ibrahima Thioub – Aujourd’hui ce sont les voitures 4x4, la gabegie dans la consommation improductive, les enfants qui vont étudier à l’extérieur, les soins que l’on va acquérir à l’étranger pendant que le système éducatif et sanitaire local est à la dérive. Le marché intérieur ne fonctionne plus que pour les populations démunies. L’exemple type de ce rapport au pouvoir, on le voit dans les transports au Sénégal. On laisse à la population des moyens de transport quinquagénaires, les cars rapides ou des bus de seconde main recyclés. Regardez combien de fois les élites ont changé leurs modèles de véhicules depuis les DS et les ID des ministres et députés des années 1960 jusqu’aux 604, Hummers et autres 8x8 actuelles. Ce sont là des symboles du pouvoir mais ô combien destructeurs sur l’environnement ! Et nécessairement ce mode de consommation totalement extraverti, et qui ne s’appuie sur aucun système productif interne performant, ne peut pas fonctionner sans la corruption et le détournement des deniers publics. Il ne peut fonctionner autrement parce qu’il est basé sur la capture d’une rente politique redistribuée dans des réseaux de clientèle ; le client tout comme le mercenaire ne s’occupe pas de l’idéologie du général, seul le butin et ses clés de répartition l’intéressent.

Cette culture de la prédation est-elle compatible avec une perspective de développement ?

Ibrahima Thioub – Absolument pas ! Par exemple aujourd’hui, l’Europe est plongée dans une crise profonde et n’a pas trop de solutions en vue. L’Afrique laissée relativement en jachère depuis des années a des opportunités extraordinaires de développement dans le monde globalisé, mais nous voilà incapables de les saisir parce que certaines élites restent aveuglées par cet héritage qui informe leur culture du pouvoir. Elles ne s’occupent pas de production, pas d’éducation, pas de santé des populations. Elles ne s’occupent pas de l’école publique parce qu’elles ont leurs enfants dans les écoles privées ou à l’étranger. Elles ne s’occupent pas des hôpitaux publics parce qu’elles vont se soigner dans les cliniques privées ou à l’étranger. Tant qu’on n’aura pas recentré l’Afrique sur elle-même, en mettant ses capacités de production au service des besoins définis par ses citoyens, il lui sera difficile de s’en sortir. La formation locale est partout négligée. Le Sénégal peut ne rien récolter, vider ses caisses, mais certaines de ses élites continueront exactement à accéder aux mêmes ressources. C’est dans les pires années de péjoration climatique qu’au Mali, on a construit « les villas de la sécheresse ». Donc ce n’est pas la production qui leur pose problème. Ce sont les modalités de partage de la rente laissée par les multinationales qui mobilisent la grande majorité des factions politiques. Les quotes-parts des uns et des autres sont au demeurant réinvesties dans l’immobilier et les comptes bancaires en Europe. L’alternative laissée aux exclus et à la jeunesse en particulier est soit l’émigration par les pirogues de la mort dans l’Atlantique ou l’enrôlement dans les rébellions ou les fondamentalismes religieux en vogue dans toutes les confessions abrahamiques. Tout cela traduit-il ce que d’aucuns voient comme étant un rapport africain au pouvoir ? Il ne faut surtout pas naturaliser la culture du rapport au pouvoir. Les adversaires de l’Afrique, y compris certaines de ses élites, tentent de naturaliser le problème. Subtilement, ils ont bricolé une identité africaine à partir d’un facteur naturel : la couleur de la peau. L’Afrique et les Africains sont figés dans un temps ethnologique immuable, ils ne doivent leurs dynamiques qu’à des forces externes. Cette naturalisation de l’Afrique et des Africains demeure la plus inacceptable des violences. Le problème du pouvoir ne relève d’aucun atavisme propre aux Africains. Il est historique. Et un phénomène historique peut bien sûr être défait par l’action consciente des acteurs, par la lutte contre ses causes, contrairement à un phénomène naturel qui, obéissant aux lois de la transmission héréditaire, est moins sujet à l’action des forces historiques du changement. Mais quand la croyance à la naturalité ou la religiosité de la domination est établie, il n’y a rien à faire. Il faut donc refuser radicalement ces deux termes de l’alternative : la naturalisation ou la sacralisation des relations de domination, en réaffirmant leur historicité !

La naturalisation de l’Afrique et des Africains demeure la plus inacceptable des violences.

Comment s’en sortir alors ?

Ibrahima Thioub – Il ne s’agit pas de reproduire un quelconque modèle hérité du passé mais de nous inscrire dans le temps du monde qui est le nôtre en prenant en compte de manière critique les expériences historiques de nos sociétés. La lutte contre les pratiques ceddo, les cultures de prédation, passe par les luttes populaires informées par une critique intellectuelle capable de mobiliser les citoyens. Les révolutions politiques et culturelles survenues en Sénégambie comme les critiques intellectuelles majeures contre le système de prédation ont souvent été dévoyées. Les Ceddo vaincus ont été rapidement recyclés dans la chefferie indigène de l’administration coloniale en tant que chefs de canton. Ils ont ainsi continué comme par le passé à ravager les communautés paysannes. Ils se sont par la suite infiltrés dans les confréries religieuses en expansion, pour y poursuivre les mêmes pratiques, tout à l’opposé du jihad de l’âme promu par Cheikh Ahmadou Bamba, El Hadji Malick Sy, Limamou Lahi, Cheikh Bouh Kunta, fondé sur le renoncement et le refus de la jouissance des biens matériels. Les écrits et pratiques de ces lettrés musulmans soufis constituent à mon sens la critique intellectuelle et religieuse la plus radicale de la culture de prédation au Sénégal. Je doute que cet héritage inspire aujourd’hui la pensée intellectuelle sénégalaise qui a tendance à lui tourner le dos par complexe de laïcité. Il y a assurément besoin de révolution culturelle en profondeur de notre rapport au pouvoir.

Propos recueillis par Vieux Savané pour le journal sénégalais « Sud Quotidien ».

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