Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Le philosophe camerounais Fabien Eboussi Boulaga propose une œuvre de déconstruction et de reconstruction des réalités sociopolitiques africaines. Dans Les conférences nationales en Afrique noire1, il juge l’État postcolonial comme producteur d’hétéronomie (au sens d’assujettissement). Pour lui, « les indépendances africaines ont été la ratification et la reconduction » (p. 95) d’une hétéronomie originelle qui trouve sa racine dans la présence coloniale. Les colonies se sont mues en « États idéologiques » (p. 97). Or ces « État[s] fétichiste[s], sans prise sur la réalité » sont « structurellement mensonge et violence meurtrière » (p. 101). Ils marquent en quelque sorte « une rechute dans l’état de nature » (p. 107). On n’est pas encore au niveau du politique, mais au niveau du « pré-politique » (Hannah Arendt), sinon de l’anti-politique. Ce qui intéresse les détenteurs du pouvoir, c’est de s’y maintenir, de truquer les élections, de bannir la contestation au sein de l’espace public, de contraindre à l’exil ceux qui pensent contre eux. Eboussi ne se limite pas à cette critique. C’est pourquoi il esquisse une « redéfinition anthropologique2 » que nous reformulons en quatre thèses.
La démocratie se construit sur le fondement d’une « liberté égale pour tous3 » les citoyens. Elle doit avoir pour pilier le citoyen raisonnable et se vérifier dans la qualité de vie des citoyens. A-t-on vu un chef de l’État dormir à même le sol ? Envoyer son enfant dans une école médiocre ? Il s’agit de penser la citoyenneté à partir des hommes d’en bas, l’État étant chargé de garantir la sécurité et les libertés des citoyens.
La démocratie implique une renonciation à la violence et se fonde sur la discussion. Elle se vérifie lorsqu’on accepte d’argumenter, de coopérer, de réfléchir et de débattre. Elle n’est pas donnée, elle est toujours à inventer. Refuser de tuer le voleur dans les quartiers, renoncer à la torture, parce que l’autre est un homme comme moi, c’est le début de la vie en société, le début de l’acte civilisé.
La démocratie est un ensemble institutionnel à travers lequel l’homme s’humanise. L’espace politique doit amener à accroître les possibilités de l’homme (le mot Muntu désigne l’homme africain invité à se construire par lui-même). La démocratie nécessite un cadre légal dans lequel tous savent ce qui est nécessaire comme lois, comme interdits. Cette conception est porteuse d’une démocratie participative : le peuple, ce n’est pas la populace, mais la conscience de soi qui participe à l’élaboration constitutionnelle. Il lui appartient de rédiger ce qui est bon pour lui, d’inventer un espace légal, un espace de concertation (comme le Parlement).
La démocratie est un processus d’humanisation de soi et de l’espace public. Si Eboussi s’inspire des auteurs occidentaux (Montesquieu, Arendt, Aristote, Éric Weil…), il veut construire la démocratie sur des fondements anthropologiques africains. Il analyse les conférences nationales souveraines à partir de catégories comme la palabre, l’initiation, la fête de la liberté retrouvée. Il comprend la palabre comme un espace de résolution non violente des conflits, un espace où les hommes s’affrontent du point de vue des arguments, où l’on peut même confondre quelqu’un en lui disant ce qu’il a fait de mal, mais où ce qui est dit doit aboutir à une certaine harmonie de la vie collective, de la vie sociale ou clanique. Une deuxième dimension réside dans l’initiation : on y vit des épreuves avec d’autres, qui ont pour finalité de faire de soi un homme, un Muntu, pour permettre de bien vivre dans la société qui l’accueillera plus tard comme adulte. La conférence nationale est une « fête de la liberté retrouvée » (p. 148). Pour Eboussi, l’homme est celui qui renonce à la violence, mais aussi celui qui sait dire non, qui résiste, qui entre en dissidence. L’Afrique doit entretenir une « mémoire allergique4 » après l’expérience traumatisante de la traite négrière, de la colonie, elle doit récuser tout ce qui déshumanise. Sans confiance, point de politique. D’où l’importance, quand le pouvoir opprime et truque les élections, d’une action « fiduciaire » [Paul Ricœur nomme ainsi l’impérieuse nécessité d’être reconnu de bonne foi et d’être cru, NDLR]. En résumé, « la réinstitution de l’humain est le véritable enjeu des débats sur la démocratie5 ».
1 Fabien Eboussi Boulaga, Les conférences nationales en Afrique noire. Une affaire à suivre, Karthala, 2009 [1993]. Sauf mention contraire, les citations qui suivent sont extraites de cet ouvrage.
2 F. Eboussi Boulaga, « Une redéfinition anthropologique de la démocratie », Quest : une revue africaine de philosophie, n°1, 1998, p. 151.
3 F. Eboussi Boulaga, « La démocratie n’est pas un borborygme », germinalnewspaper.com [en ligne], 10/06/2012 (consulté le 24/02/2016).
4 F. Eboussi Boulaga, Lignes de résistance, Éditions Clé, p. 291.
5 Ibid., p. 240.