Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Que devient l’engagement spirituel au-delà de la sphère privée ? Il peut questionner la relation de l’homme à la nature, refonder ses représentations politiques, imprégner l’intelligence collective. Un risque à prendre mais, surtout, une chance à saisir.
L’ampleur des défis écologiques nécessite la transformation de nos modes de vie et de notre rapport à l’environnement. En touchant à nos valeurs, ces changements engagent le domaine du spirituel. Mais la spiritualité est souvent considérée comme une dimension réservée à la sphère privée. Qu’en pensez-vous ?
Alain Cugno – À mon sens, l’engagement spirituel est fondamentalement privé parce qu’il intéresse l’intériorité. On pourrait aussi bien dire qu’un engagement spirituel vise à prendre conscience de ce qu’il y a de plus radical en nous. Mais, qu’on le veuille ou non, ce qu’il y a de plus radical en nous, c’est nous, c’est que nous soyons nous-mêmes ! Tout engagement spirituel, même s’il fait référence à une possible communauté, n’est sérieux que s’il implique notre solitude originaire. La suite est plus complexe, car un individu se situant seulement dans la sphère privée ne serait pas dans la sphère privée, il serait dans l’environnement domestique. Il perdrait cette radicalité. En disant cela, je pense à ce qu’écrivait Hannah Arendt en 1958, dans Condition de l’homme moderne, sur la nécessité que l’espace public et l’espace privé existent en même temps. Un espace ne peut pas exister sans l’autre : il n’y a pas de sphère publique sans sphère privée. Il faut passer de l’une à l’autre. Cela signifie se retirer en soi-même pour penser par soi-même – et sortir dans l’espace public pour s’y engager, à partir de cette pensée. Autrement dit, l’espace public sera d’autant plus intéressant qu’on y rencontrera des individus forts, qui pensent par eux-mêmes et sont conscients d’eux-mêmes. Dans le domaine de la spiritualité, ce qui correspond à la sphère privée s’appelle la foi et ce qui correspond à la sphère publique, du moins pour certaines d’entre elles, la religion. C’est dire que la sphère privée est plus forte, plus décisive que la sphère publique, mais que ce serait la dénaturer d’en déduire que la vraie vie est tout intérieure ou que la religion n’est qu’extérieure. Une religion sans foi n’est rien et une foi sans religion se prive de tout ce qui s’appelle la culture, les œuvres. Bref, une foi sans religion se transforme en simple subjectivité confite en elle-même.
Gérald Hess – Oui, ce qui relève de la spiritualité est dans la sphère privée : on touche vraiment à ce qui est singulier, à ce qui échappe au collectif. La spiritualité au sens large peut aussi prendre la forme d’une interpellation par la nature de quelque chose dont je peux apprendre : elle n’est pas forcément religieuse, dans le sens où elle n’est pas institutionnalisée. Cependant, la grande séparation privé/public qui a mené à nos institutions démocratiques me semble aujourd’hui problématique. Le philosophe John Rawls part du principe que l’État et les institutions doivent garantir les libertés fondamentales de l’individu et que le reste, ce qui relève de la définition du bien, de ce que chacun estime souhaitable ou désirable, doit demeurer dans la sphère privée. Cette séparation rend les choses très difficiles aujourd’hui. La question environnementale nous oblige à repenser non plus seulement l’ordre de ce qui est juste, mais aussi l’ordre de ce qui est bien. Voici remises sur le tapis des questions fondamentales qui relevaient de la sphère privée. Comment, dans les circonstances actuelles, réfléchir sur ce qu’est l’homme et comment réfléchir à sa relation à la nature ? Sous prétexte de préserver les libertés fondamentales, les grands théoriciens de la philosophie politique n’y ont pas vraiment réfléchi.
« La question environnementale nous oblige à repenser non plus seulement l’ordre de ce qui est juste, mais aussi l’ordre de ce qui est bien. » Gérald Hess
A. Cugno – À partir du XVIIIe siècle, la question politique est une question purement humaine. Chez Rousseau, le contrat social est une rupture totale avec la nature, à laquelle il est pourtant très sensible. Le non-humain est exclu. Or la crise de l’environnement nous oblige à reconsidérer le non-humain, non plus comme un ennemi, mais comme « faisant partie », comme ce avec quoi nous devons dialoguer d’une manière totalement nouvelle. Et cela va à l’encontre de toutes les lectures que l’on a eues des traditions. L’injonction faite à Adam, dans la Genèse, de dominer la création, a longtemps été interprétée comme le fondement de la vocation technicienne des hommes, culminant dans la formule de Descartes, se « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Mais quand on regarde le texte de plus près, on s’aperçoit que ce n’est pas si simple. D’abord, il y a deux récits : l’un fait d’Adam le maître de la nature, l’autre fait de lui le jardinier de la création. Et quand on regarde d’encore plus près, comme le fait Alfred Marx, on s’aperçoit que le prétendu maître n’est en fait qu’un intendant, qu’il est un délégué de la puissance divine, une sorte d’effigie du seul maître, Dieu – à la façon dont la statue du prince affirme l’autorité du prince. La maîtrise de l’homme est si limitée qu’il n’a, par exemple, pas le droit de tout manger. Les non-humains (les animaux, les plantes, la mer, la terre) ne lui appartiennent pas. Cette articulation entre l’humain et le non-humain interroge la façon dont nous nous pensons comme centre du monde. On arrivera à décentrer, à repenser les choses, mais on ne peut pas dire : « Retirons l’homme, la nature sera tellement plus belle sans lui. » Ce serait trahir la deep ecology elle-même et l’interpréter d’une manière caricaturale. Quand on affirme que nous devons cesser d’être anthropocentriques, je ne sais pas si l’on comprend ce que l’on dit : tout être ne peut que se prendre pour le centre du monde, c’est déjà vrai de la moindre plante. Il faut être anthropocentrique, c’est notre devoir le plus légitime – seulement, il y a mille manières de s’affirmer comme centre, y compris celles qui, justement, à partir de cette affirmation, trouvent la force de reconnaître la légitimité des autres affirmations. Chaque moment de l’immense réseau de connexions qu’est la nature s’affirme ainsi ; la manière humaine est justement d’être capable de le reconnaître. Notre nouvelle manière de nous affirmer, c’est de le faire par la reconnaissance de la dignité du non-humain. Nous sommes les seuls à pouvoir le faire.
G. Hess – Il faut en effet se méfier des caricatures de la deep ecology : Arne Naess critiquait une vision de l’écologie superficielle, à l’image de l’économie verte. Il lui opposait une « écologie profonde » qui suppose une redéfinition de l’homme dans sa relation à la nature, faisant de lui l’élément d’un champ beaucoup plus vaste. Derrière sa notion du « soi écologique », l’idée est celle d’un dialogue avec la nature : il s’agit d’engager une relation, de se laisser questionner par son altérité. On est très proche de ce que Merleau-Ponty appelle « notre chair enveloppée par la chair du monde ». Évidemment, on peut juger que l’on est toujours dans l’anthropocentrisme, dans la mesure où c’est l’homme qui se redéfinit, que c’est une représentation humaine de l’environnement… Mais critiquer un anthropocentrisme moral, c’est-à-dire une posture selon laquelle seul l’humain peut être objet de considération morale, c’est aussi essayer d’en sortir et d’élaborer d’autres postures où l’homme est considéré comme appartenant à la nature. Le philosophe américain John Baird Callicott propose ainsi une lecture citoyenne du chapitre 2 de la Genèse, tout à fait intéressante, pour enraciner dans la culture chrétienne un rapport à la nature plus conforme au contexte scientifique contemporain. Il n’y voit pas simplement l’homme comme responsable d’une création à laquelle il appartient, mais il le voit comme un citoyen parmi l’ensemble des créatures. On retrouve ici une représentation organiciste de la nature, une totalité dont l’homme fait partie.
A. Cugno – Avec cette idée que la nature ne doit plus être perçue comme la résultante d’une pression. Pourquoi les tigres ont-ils des rayures ? Pour ne pas les voir quand ils passent dans un bosquet ? Non ! C’est magnifique d’être un tigre. Considérer les êtres vivants comme des propositions, percevoir la spontanéité de la nature, ouvre un tout autre rapport à elle. Elle ne peut plus être réduite à un ensemble de forces donné sans aucune surprise. Néanmoins, parler « d’altérité » comme vous le faites est ambigu car, dès lors, on maintient la séparation…
G. Hess – La nature est une altérité qui me questionne mais, si elle peut me questionner, c’est précisément parce que je fais aussi partie de la nature et que je suis aussi un être naturel. On n’est donc pas dans l’ordre de la séparation, mais dans l’ordre de la différence, qui suppose toujours une identité commune, sans laquelle la différence ne serait pas perceptible.
Quelles peuvent être les conséquences d’un tel constat sur notre façon d’envisager la politique et d’en faire ?
A. Cugno – La question posée est celle de la communauté politique. Il nous faut devenir des êtres capables de nous transformer pour entrer dans cette communauté biotique à laquelle nous sommes confrontés. Cela n’empêche pas une supériorité de l’homme, car cette supériorité ne veut pas dire dévalorisation des autres. C’est là qu’il faut réussir à penser une nouvelle articulation entre le tout et la partie. Car les systèmes politiques où la partie est moins que le tout sont des régimes totalitaires. Le tout est bien moins que la partie, mais la partie n’est rien si elle n’est pas à un moment l’expression du tout.
G. Hess – On peut envisager la communauté humaine de différentes manières, notamment comme une communauté politique et, dès lors, comme une communauté de discours. L’homme est l’une des rares espèces – si ce n’est la seule – à pouvoir parler, communiquer. Ce sont donc les liens qu’il faut repenser et, si j’ose le dire ainsi, cette dialectique entre communauté de discours (qui ne peut être que celle des hommes) et communauté écouménique (où l’homme n’est qu’un élément parmi d’autres).
Changer nos représentations et reconnaître l’homme comme « citoyen parmi les créatures », comme appartenant à la nature, peut-il amener un changement de comportement ?
A. Cugno – On ne peut pas se donner des représentations qui permettraient de nous transformer : on ne se transforme jamais qu’après un événement. L’événement a un pouvoir radical de renouvellement de la donne. Le niveau de radicalité nécessaire au changement, c’est celui où la foi est engagée. Les spiritualités nous disent : « Vous allez être d’accord avec ce que je vais dire, mais vous ne pouvez pas savoir pourquoi. » Avec le sentiment que cet accord sur ce qui vient d’être dit est plus profond et fondateur que des discours ayant des procédures de vérification. Est-ce qu’un renouvellement peut avoir lieu au niveau radical qu’est celui de la spiritualité sans un événement extérieur historique ? L’enjeu est là.
G. Hess – Sans doute y a-t-il toujours un événement qui précède la transformation. Mais j’aimerais croire qu’un événement qui ne soit pas catastrophique puisse enclencher cette transformation. Qu’est-ce qui fait qu’un déclic est possible ? Peut-on le préparer ? Cela a toujours été le problème de la phénoménologie : on ne sait pas très bien comment faire pour engager l’épochè – le point de suspension et de basculement. Il y a des gens qui se transforment, d’autres pas ! Il faut sans doute un événement…
« On ne se transforme jamais qu’après un événement. Le problème est que la catastrophe est tellement lente qu’elle ne fait pas événement. » Alain Cugno
A. Cugno – Le problème est que la catastrophe est tellement lente qu’elle ne fait pas événement. Nous vivons le syndrome de la grenouille : si on met une grenouille dans une casserole à 35°C, elle sort d’un bond. Mais si vous la plongez dans l’eau froide et allumez le feu, elle ne sortira pas et se laissera cuire. C’est bien ce que nous vivons. En outre, « ne pas trop s’inquiéter » est une des stratégies humaines de survie.
G. Hess – Il nous faut en effet une lecture un peu psychanalytique : le refoulement est une stratégie pour pouvoir continuer son existence. Il ne faut peut-être pas en vouloir à un climato-sceptique : il est pris dans son existence quotidienne et trouve là une manière de se préserver. Ce qui est plus grave, c’est l’inaction à l’échelle politique, à l’échelle collective.
Si le changement ne se fait pas au niveau individuel, comment l’enclencher au niveau collectif ? Un élu n’est-il pas choisi pour appliquer un programme qui convienne aux électeurs ?
G. Hess – C’est tout le dilemme de la démocratie écologique. Le système démocratique est composé essentiellement de citoyens électeurs, qui sont des individus. Donc s’il n’y a pas de changement à l’échelle de l’individu, s’il n’y a pas d’autres projets, un enthousiasme pour une existence plus sobre, pour une société de partage, il y a peu de chances que la démocratie devienne écologique. Nous sommes face à un réel paradoxe : on souhaite créer un système qui tienne compte des limites biosphériques, ce qui suppose inévitablement des restrictions, des interdits… Or cela serait aussi perçu comme des atteintes à la liberté individuelle. Notre anthropologie de l’individualité est questionnée par les enjeux écologiques. Il faut sortir d’une sorte d’égocentrisme dans lequel nous sommes tombés avec un acquis démocratique, qui est en même temps un bienfait. C’est là un problème non résolu : comment réformer notre système pour qu’il soit en mesure de prendre en compte les enjeux écologiques tout en respectant les acquis démocratiques ? Sans doute en repensant la question de la prospérité, du bonheur dans la sobriété, bref, en redéfinissant la liberté moderne. Cela dit, je crains que dans nos sociétés occidentales contemporaines, fondées essentiellement sur la nécessité de la croissance pour fonctionner, l’événement déclencheur pour une transformation sociale et institutionnelle soit de l’ordre d’une catastrophe ou de mini catastrophes successives… pas forcément en lien direct avec l’écologie, d’ailleurs.
« Notre anthropologie de l’individualité est questionnée par les enjeux écologiques. » Gérald Hess
Mais je crois aussi très fort à l’idée du modèle, de la figure exemplaire. Je suis un fervent partisan de l’éthique des vertus. Si nos personnalités publiques prenaient des engagements importants et vivaient une vie de vertu (dans la vigilance, l’humilité par exemple), cela pourrait avoir un effet. Une vertu, c’est une disposition pratique qui mène à l’action. Elle implique donc une part d’apprentissage, d’habitudes. Par l’éducation, on peut intérioriser certaines dispositions pratiques, comme la solidarité. Par exemple, Arne Naess, dans sa jeunesse, était habitué à participer à des camps, très en vogue en Norvège, où les enfants sont au contact de la nature : cela a certainement eu une influence sur ses réflexions ultérieures.
A. Cugno – Les politiques ne sont pas là pour faire la volonté de ceux qui les ont élus, mais pour leur apprendre ce qu’ils veulent. Le paradigme absolu est Robert Badinter : en 1981, tous les sondages montrent que les Français sont majoritairement pour la peine de mort. Badinter dit : « Non, ce n’est pas cela que vous voulez. En réalité, vous ne voulez plus de la peine capitale, même si vous ne vous en rendez pas compte. » La peine de mort est abolie et, en effet, chacun y trouve sérénité et satisfaction. Mais je dirais que les moments de révélation ne peuvent apparaître que dans un champ d’habitus. Il n’y a pas de révélation musicale pour quelqu’un qui n’a pas fait de gammes. Pas de révélation en sculpture sans apprentissage. De même, la révélation qui nous fera dire : « Oui, on peut vivre autrement » se fera en s’appuyant sur des gens qui auront été formés autrement. Or la transformation de l’éducation (qui ne concerne pas seulement l’école et la famille, mais toute la société) ne se fera pas sans élément déclencheur, sans raison de changer. L’événement capable de nous tirer d’affaire, de nous changer à la profondeur requise, nous ne pouvons pas le provoquer. Nous pouvons l’espérer, l’attendre – en misant sur l’intelligence collective qui travaille toute société de manière invisible. À qui douterait d’une telle intelligence, on peut citer, certes dans un tout autre domaine, ce qui s’est passé en France le 11 janvier 2015. Espérons que le prix à payer sera moins dramatique.
Le détour par la spiritualité ne risque-t-il pas de mener à des choses radicalement dangereuses ?
G. Hess – Oui, cela peut aussi être un danger, mais on ne peut pas le dire à l’avance. Il y aura toujours des dérives possibles par des personnes qui ont vécu une expérience authentique, mais souhaitent l’imposer aux individus d’une collectivité comme étant la seule véritable. En même temps, dès lors que cela signifie une profonde transformation de soi, je tends à penser que cela peut être une chance.
A. Cugno – En effet, on peut vivre une expérience authentique, profonde – et la trahir soi-même en retournant son sens à 180°. Ce n’est pas comprendre qui est difficile, c’est pérenniser ce que l’on comprend et qui n’excède guère, en général, le temps d’un éclair. Plus ce qui est en question est profond et radical, plus sa perversion peut être terrible. Après tout, presque tous les fanatismes se réclament de véritables spiritualités. Mais, oui, ce qui est un danger est toujours aussi une chance.
Propos recueillis par Marie Drique et Bertrand Hériard.
Voir dans ce dossier l’article d’Alfred Marx, professeur émérite d’Ancien Testament [NDLR].
Philosophe norvégien, Arne Naess a forgé dans les années 1970 le concept de « deep ecology » [NDLR].
C’est-à-dire la totalité du monde vivant [NDLR].
Chapo web - Que devient l’engagement spirituel au-delà de la sphère privée ? Il peut questionner la relation de l’homme à la nature, refonder ses représentations politiques, imprégner l’intelligence collective. Un risque à prendre mais, surtout, une chance à saisir.
Chapo papier – Le « point de basculement » qui provoque un changement de comportement chez les individus ne peut être ni prédit ni garanti. Pour que les transformations nécessaires à une société plus écologique s’opèrent, le politique doit prendre le relais.
[WEB ONLY[L’ampleur des défis écologiques nécessite la transformation de nos modes de vie et de notre rapport à l’environnement. En touchant à nos valeurs, ces changements engagent le domaine du spirituel. Mais la spiritualité est souvent considérée comme une dimension réservée à la sphère privée. Qu’en pensez-vous ?
Alain Cugno – À mon sens, l’engagement spirituel est fondamentalement privé parce qu’il intéresse l’intériorité. On pourrait aussi bien dire qu’un engagement spirituel vise à prendre conscience de ce qu’il y a de plus radical en nous. Mais, qu’on le veuille ou non, ce qu’il y a de plus radical en nous, c’est nous, c’est que nous soyons nous-mêmes ! Tout engagement spirituel, même s’il fait référence à une possible communauté, n’est sérieux que s’il implique notre solitude originaire. La suite est plus complexe, car un individu se situant seulement dans la sphère privée ne serait pas dans la sphère privée, il serait dans l’environnement domestique. Il perdrait cette radicalité. En disant cela, je pense à ce qu’écrivait Hannah Arendt en 1958, dans Condition de l’homme moderne, sur la nécessité que l’espace public et l’espace privé existent en même temps. Un espace ne peut pas exister sans l’autre : il n’y a pas de sphère publique sans sphère privée. Il faut passer de l’une à l’autre. Cela signifie se retirer en soi-même pour penser par soi-même – et sortir dans l’espace public pour s’y engager, à partir de cette pensée. Autrement dit, l’espace public sera d’autant plus intéressant qu’on y rencontrera des individus forts, qui pensent par eux-mêmes et sont conscients d’eux-mêmes. Dans le domaine de la spiritualité, ce qui correspond à la sphère privée s’appelle la foi et ce qui correspond à la sphère publique, du moins pour certaines d’entre elles, la religion. C’est dire que la sphère privée est plus forte, plus décisive que la sphère publique, mais que ce serait la dénaturer d’en déduire que la vraie vie est tout intérieure ou que la religion n’est qu’extérieure. Une religion sans foi n’est rien et une foi sans religion se prive de tout ce qui s’appelle la culture, les œuvres. Bref, une foi sans religion se transforme en simple subjectivité confite en elle-même.
Gérald Hess – Oui, ce qui relève de la spiritualité est dans la sphère privée : on touche vraiment à ce qui est singulier, à ce qui échappe au collectif. La spiritualité au sens large peut aussi prendre la forme d’une interpellation par la nature de quelque chose dont je peux apprendre : elle n’est pas forcément religieuse, dans le sens où elle n’est pas institutionnalisée. Cependant, la grande séparation privé/public qui a mené à nos institutions démocratiques me semble aujourd’hui problématique. Le philosophe John Rawls part du principe que l’État et les institutions doivent garantir les libertés fondamentales de l’individu et que le reste, ce qui relève de la définition du bien, de ce que chacun estime souhaitable ou désirable, doit demeurer dans la sphère privée. Cette séparation rend les choses très difficiles aujourd’hui. La question environnementale nous oblige à repenser non plus seulement l’ordre de ce qui est juste, mais aussi l’ordre de ce qui est bien. Voici remises sur le tapis des questions fondamentales qui relevaient de la sphère privée. Comment, dans les circonstances actuelles, réfléchir sur ce qu’est l’homme et comment réfléchir à sa relation à la nature ? Sous prétexte de préserver les libertés fondamentales, les grands théoriciens de la philosophie politique n’y ont pas vraiment réfléchi.
Exergue : « La question environnementale nous oblige à repenser non plus seulement l’ordre de ce qui est juste, mais aussi l’ordre de ce qui est bien. » Gérald Hess
A. Cugno – À partir du XVIIIe siècle, la question politique est une question purement humaine. Chez Rousseau, le contrat social est une rupture totale avec la nature, à laquelle il est pourtant très sensible. Le non-humain est exclu. Or la crise de l’environnement nous oblige à reconsidérer le non-humain, non plus comme un ennemi, mais comme « faisant partie », comme ce avec quoi nous devons dialoguer d’une manière totalement nouvelle. Et cela va à l’encontre de toutes les lectures que l’on a eues des traditions. L’injonction faite à Adam, dans la Genèse, de dominer la création, a longtemps été interprétée comme le fondement de la vocation technicienne des hommes, culminant dans la formule de Descartes, se « rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Mais quand on regarde le texte de plus près, on s’aperçoit que ce n’est pas si simple. D’abord, il y a deux récits : l’un fait d’Adam le maître de la nature, l’autre fait de lui le jardinier de la création. Et quand on regarde d’encore plus près, comme le fait Alfred Marx, on s’aperçoit que le prétendu maître n’est en fait qu’un intendant, qu’il est un délégué de la puissance divine, une sorte d’effigie du seul maître, Dieu – à la façon dont la statue du prince affirme l’autorité du prince. La maîtrise de l’homme est si limitée qu’il n’a, par exemple, pas le droit de tout manger. Les non-humains (les animaux, les plantes, la mer, la terre) ne lui appartiennent pas. Cette articulation entre l’humain et le non-humain interroge la façon dont nous nous pensons comme centre du monde. On arrivera à décentrer, à repenser les choses, mais on ne peut pas dire : « Retirons l’homme, la nature sera tellement plus belle sans lui. » Ce serait trahir la deep ecology elle-même et l’interpréter d’une manière caricaturale. Quand on affirme que nous devons cesser d’être anthropocentriques, je ne sais pas si l’on comprend ce que l’on dit : tout être ne peut que se prendre pour le centre du monde, c’est déjà vrai de la moindre plante. Il faut être anthropocentrique, c’est notre devoir le plus légitime – seulement, il y a mille manières de s’affirmer comme centre, y compris celles qui, justement, à partir de cette affirmation, trouvent la force de reconnaître la légitimité des autres affirmations. Chaque moment de l’immense réseau de connexions qu’est la nature s’affirme ainsi ; la manière humaine est justement d’être capable de le reconnaître. Notre nouvelle manière de nous affirmer, c’est de le faire par la reconnaissance de la dignité du non-humain. Nous sommes les seuls à pouvoir le faire.
G. Hess – Il faut en effet se méfier des caricatures de la deep ecology : Arne Naess critiquait une vision de l’écologie superficielle, à l’image de l’économie verte. Il lui opposait une « écologie profonde » qui suppose une redéfinition de l’homme dans sa relation à la nature, faisant de lui l’élément d’un champ beaucoup plus vaste. Derrière sa notion du « soi écologique », l’idée est celle d’un dialogue avec la nature : il s’agit d’engager une relation, de se laisser questionner par son altérité. On est très proche de ce que Merleau-Ponty appelle « notre chair enveloppée par la chair du monde ». Évidemment, on peut juger que l’on est toujours dans l’anthropocentrisme, dans la mesure où c’est l’homme qui se redéfinit, que c’est une représentation humaine de l’environnement… Mais critiquer un anthropocentrisme moral, c’est-à-dire une posture selon laquelle seul l’humain peut être objet de considération morale, c’est aussi essayer d’en sortir et d’élaborer d’autres postures où l’homme est considéré comme appartenant à la nature. Le philosophe américain John Baird Callicott propose ainsi une lecture citoyenne du chapitre 2 de la Genèse, tout à fait intéressante, pour enraciner dans la culture chrétienne un rapport à la nature plus conforme au contexte scientifique contemporain. Il n’y voit pas simplement l’homme comme responsable d’une création à laquelle il appartient, mais il le voit comme un citoyen parmi l’ensemble des créatures. On retrouve ici une représentation organiciste de la nature, une totalité dont l’homme fait partie.
A. Cugno – Avec cette idée que la nature ne doit plus être perçue comme la résultante d’une pression. Pourquoi les tigres ont-ils des rayures ? Pour ne pas les voir quand ils passent dans un bosquet ? Non ! C’est magnifique d’être un tigre. Considérer les êtres vivants comme des propositions, percevoir la spontanéité de la nature, ouvre un tout autre rapport à elle. Elle ne peut plus être réduite à un ensemble de forces donné sans aucune surprise. Néanmoins, parler « d’altérité » comme vous le faites est ambigu car, dès lors, on maintient la séparation…
G. Hess – La nature est une altérité qui me questionne mais, si elle peut me questionner, c’est précisément parce que je fais aussi partie de la nature et que je suis aussi un être naturel. On n’est donc pas dans l’ordre de la séparation, mais dans l’ordre de la différence, qui suppose toujours une identité commune, sans laquelle la différence ne serait pas perceptible.
Quelles peuvent être les conséquences d’un tel constat sur notre façon d’envisager la politique et d’en faire ?
A. Cugno – La question posée est celle de la communauté politique. Il nous faut devenir des êtres capables de nous transformer pour entrer dans cette communauté biotique à laquelle nous sommes confrontés. Cela n’empêche pas une supériorité de l’homme, car cette supériorité ne veut pas dire dévalorisation des autres. C’est là qu’il faut réussir à penser une nouvelle articulation entre le tout et la partie. Car les systèmes politiques où la partie est moins que le tout sont des régimes totalitaires. Le tout est bien moins que la partie, mais la partie n’est rien si elle n’est pas à un moment l’expression du tout.
G. Hess – On peut envisager la communauté humaine de différentes manières, notamment comme une communauté politique et, dès lors, comme une communauté de discours. L’homme est l’une des rares espèces – si ce n’est la seule – à pouvoir parler, communiquer. Ce sont donc les liens qu’il faut repenser et, si j’ose le dire ainsi, cette dialectique entre communauté de discours (qui ne peut être que celle des hommes) et communauté écouménique (où l’homme n’est qu’un élément parmi d’autres). ]]WEB ONLY]]
Changer nos représentations et reconnaître l’homme comme « citoyen parmi les créatures », comme appartenant à la nature, peut-il amener un changement de comportement ?
A. Cugno – On ne peut pas se donner des représentations qui permettraient de nous transformer : on ne se transforme jamais qu’après un événement. L’événement a un pouvoir radical de renouvellement de la donne. Le niveau de radicalité nécessaire au changement, c’est celui où la foi est engagée. Les spiritualités nous disent : « Vous allez être d’accord avec ce que je vais dire, mais vous ne pouvez pas savoir pourquoi. » Avec le sentiment que cet accord sur ce qui vient d’être dit est plus profond et fondateur que des discours ayant des procédures de vérification. Est-ce qu’un renouvellement peut avoir lieu au niveau radical qu’est celui de la spiritualité sans un événement extérieur historique ? L’enjeu est là.
G. Hess – Sans doute y a-t-il toujours un événement qui précède la transformation. Mais j’aimerais croire qu’un événement qui ne soit pas catastrophique puisse enclencher cette transformation. Qu’est-ce qui fait qu’un déclic est possible ? Peut-on le préparer ? Cela a toujours été le problème de la phénoménologie : on ne sait pas très bien comment faire pour engager l’épochè – le point de suspension et de basculement. Il y a des gens qui se transforment, d’autres pas ! Il faut sans doute un événement…
EXERGUE : « On ne se transforme jamais qu’après un événement. Le problème est que la catastrophe est tellement lente qu’elle ne fait pas événement. » Alain Cugno
A. Cugno – Le problème est que la catastrophe est tellement lente qu’elle ne fait pas événement. Nous vivons le syndrome de la grenouille : si on met une grenouille dans une casserole à 35°C, elle sort d’un bond. Mais si vous la plongez dans l’eau froide et allumez le feu, elle ne sortira pas et se laissera cuire. C’est bien ce que nous vivons. En outre, « ne pas trop s’inquiéter » est une des stratégies humaines de survie.
G. Hess – Il nous faut en effet une lecture un peu psychanalytique : le refoulement est une stratégie pour pouvoir continuer son existence. Il ne faut peut-être pas en vouloir à un climato-sceptique : il est pris dans son existence quotidienne et trouve là une manière de se préserver. Ce qui est plus grave, c’est l’inaction à l’échelle politique, à l’échelle collective.
Si le changement ne se fait pas au niveau individuel, comment l’enclencher au niveau collectif ? Un élu n’est-il pas choisi pour appliquer un programme qui convienne aux électeurs ?
G. Hess – C’est tout le dilemme de la démocratie écologique. Le système démocratique est composé essentiellement de citoyens électeurs, qui sont des individus. Donc s’il n’y a pas de changement à l’échelle de l’individu, s’il n’y a pas d’autres projets, un enthousiasme pour une existence plus sobre, pour une société de partage, il y a peu de chances que la démocratie devienne écologique. Nous sommes face à un réel paradoxe : on souhaite créer un système qui tienne compte des limites biosphériques, ce qui suppose inévitablement des restrictions, des interdits… Or cela serait aussi perçu comme des atteintes à la liberté individuelle. Notre anthropologie de l’individualité est questionnée par les enjeux écologiques. Il faut sortir d’une sorte d’égocentrisme dans lequel nous sommes tombés avec un acquis démocratique, qui est en même temps un bienfait. C’est là un problème non résolu : comment réformer notre système pour qu’il soit en mesure de prendre en compte les enjeux écologiques tout en respectant les acquis démocratiques ? Sans doute en repensant la question de la prospérité, du bonheur dans la sobriété, bref, en redéfinissant la liberté moderne. Cela dit, je crains que dans nos sociétés occidentales contemporaines, fondées essentiellement sur la nécessité de la croissance pour fonctionner, l’événement déclencheur pour une transformation sociale et institutionnelle soit de l’ordre d’une catastrophe ou de mini catastrophes successives… pas forcément en lien direct avec l’écologie, d’ailleurs.
EXERGUE : « Notre anthropologie de l’individualité est questionnée par les enjeux écologiques. » Gérald Hess
Mais je crois aussi très fort à l’idée du modèle, de la figure exemplaire. Je suis un fervent partisan de l’éthique des vertus. Si nos personnalités publiques prenaient des engagements importants et vivaient une vie de vertu (dans la vigilance, l’humilité par exemple), cela pourrait avoir un effet. Une vertu, c’est une disposition pratique qui mène à l’action. Elle implique donc une part d’apprentissage, d’habitudes. Par l’éducation, on peut intérioriser certaines dispositions pratiques, comme la solidarité. Par exemple, Arne Naess, dans sa jeunesse, était habitué à participer à des camps, très en vogue en Norvège, où les enfants sont au contact de la nature : cela a certainement eu une influence sur ses réflexions ultérieures.
A. Cugno – Les politiques ne sont pas là pour faire la volonté de ceux qui les ont élus, mais pour leur apprendre ce qu’ils veulent. Le paradigme absolu est Robert Badinter : en 1981, tous les sondages montrent que les Français sont majoritairement pour la peine de mort. Badinter dit : « Non, ce n’est pas cela que vous voulez. En réalité, vous ne voulez plus de la peine capitale, même si vous ne vous en rendez pas compte. » La peine de mort est abolie et, en effet, chacun y trouve sérénité et satisfaction. Mais je dirais que les moments de révélation ne peuvent apparaître que dans un champ d’habitus. Il n’y a pas de révélation musicale pour quelqu’un qui n’a pas fait de gammes. Pas de révélation en sculpture sans apprentissage. De même, la révélation qui nous fera dire : « Oui, on peut vivre autrement » se fera en s’appuyant sur des gens qui auront été formés autrement. Or la transformation de l’éducation (qui ne concerne pas seulement l’école et la famille, mais toute la société) ne se fera pas sans élément déclencheur, sans raison de changer. L’événement capable de nous tirer d’affaire, de nous changer à la profondeur requise, nous ne pouvons pas le provoquer. Nous pouvons l’espérer, l’attendre – en misant sur l’intelligence collective qui travaille toute société de manière invisible. À qui douterait d’une telle intelligence, on peut citer, certes dans un tout autre domaine, ce qui s’est passé en France le 11 janvier 2015. Espérons que le prix à payer sera moins dramatique.
[WEB ONLY[Le détour par la spiritualité ne risque-t-il pas de mener à des choses radicalement dangereuses ?
G. Hess – Oui, cela peut aussi être un danger, mais on ne peut pas le dire à l’avance. Il y aura toujours des dérives possibles par des personnes qui ont vécu une expérience authentique, mais souhaitent l’imposer aux individus d’une collectivité comme étant la seule véritable. En même temps, dès lors que cela signifie une profonde transformation de soi, je tends à penser que cela peut être une chance.
A. Cugno – En effet, on peut vivre une expérience authentique, profonde – et la trahir soi-même en retournant son sens à 180°. Ce n’est pas comprendre qui est difficile, c’est pérenniser ce que l’on comprend et qui n’excède guère, en général, le temps d’un éclair. Plus ce qui est en question est profond et radical, plus sa perversion peut être terrible. Après tout, presque tous les fanatismes se réclament de véritables spiritualités. Mais, oui, ce qui est un danger est toujours aussi une chance.]] WEB ONLY]]
Voir dans ce dossier l’article d’Alfred Marx, professeur émérite d’Ancien Testament [NDLR].
Philosophe norvégien, Arne Naess a forgé dans les années 1970 le concept de « deep ecology » [NDLR].
C’est-à-dire la totalité du monde vivant [NDLR].