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Les enquêtes menées en France sur le terrain de l’agriculture paysanne1 permettent de formuler quelques hypothèses sur la manière dont ceux qui la pratiquent lient croyances religieuses et exercice de leur métier. Près de la moitié des agriculteurs paysans rencontrés témoignent d’un ancrage religieux ou spirituel. Le groupe le plus important est constitué par les chrétiens (25 % sont catholiques ou protestants). D’autres (environ 13%) se réfèrent à des sources spirituelles comme le bouddhisme, Gaïa, la nature…
Une première façon de considérer la cohérence entre croyances religieuses et pratiques agricoles renvoie au respect de la nature, par analogie avec le respect du prochain. Pour des chrétiens influencés par les mouvements d’action catholique et par une théologie soucieuse des questions sociales, l’attention à la nature se présente comme le prolongement de ces préoccupations. L’exploitation de la nature est considérée comme source de l’exploitation des hommes. « J’ai le souci de l’environnement et j’essaie aussi d’avoir le souci des autres peuples », explique ainsi François, agriculteur dans la Sarthe et responsable d’une équipe Chrétiens dans le monde rural. Il refuse d’utiliser le soja pour ne pas encourager les conditions de travail dégradantes dans lesquelles cette culture est produite dans les pays du Sud.
La foi incite les croyants à être attentifs à la manière dont l’exploitation de la nature renvoie à une quête de superflu, aliénante pour l’homme.
La foi incite ici les croyants à être attentifs non pas à la nature pour elle-même, mais à la manière dont son exploitation renvoie à une quête de superflu, aliénante pour l’homme. En témoigne Patrice, catholique et membre de la Confédération paysanne : « Les biens basiques, il faut les satisfaire, c’est un devoir de les soulager, mais il y a un moment où il y a un passage du nécessaire au superflu, et là je dois pas collaborer au superflu. J’ai des jalons, du Christ à Gandhi – qui n’est pas chrétien mais me renvoie au christianisme – del Vasto, Ellul [...], ils me renvoient à cette voie là. »
Une autre attitude consiste à vouloir se fondre de manière harmonieuse, équilibrée et juste dans un ordre naturel qui existe en dehors des hommes. La pratique agricole accorde ici une valeur à la nature pour elle-même et non seulement dans sa relation aux êtres humains. Des chrétiens « classiques » (pratiquant leur religion dans un cadre surtout paroissial) considèrent la nature comme création obéissant à des « lois naturelles » que l’homme doit respecter. Pour Philippe, membre de la Confédération paysanne dans le Lot, « quand on se dit qu’on va se mettre en bio parce qu’on respecte plus les animaux, la nature, et on joue pas avec ce qui a été créé, on s’amuse pas à bidouiller, on ne pense pas que c’est une démarche religieuse aussi, mais (…) c’est inséparable. »
Des personnes déchristianisées, souvent touchées par des spiritualités orientales, mettent aussi au centre de leurs pratiques ce souci de réconcilier l’homme avec la nature, vue comme un tout, un cosmos ordonné. Pascal, longtemps bouddhiste, s’est installé comme maraîcher bio dans le Lot après avoir travaillé comme ingénieur : « Paysan, on est dans un milieu, dans un écosystème. Il faut essayer de conjuguer toutes les lois qui régissent cet écosystème pour pas faire de dégât et essayer de rétablir l’harmonie qui a ou qui peut exister entre l’homme et la nature puisqu’on l’a coupée, qu’on se considère à côté. »
D’une façon plus générale, non-croyants comme croyants justifient leurs pratiques agricoles alternatives par le respect de la vie ou du vivant. On peut comprendre cette invocation comme le souci de sanctuariser – de sacraliser – un principe à l’intérieur de la nature. Respecter la vie renvoie à la volonté de prendre soin de sa propre vie et de celle de ses proches (depuis des préoccupations sanitaires jusqu’à la volonté de réaliser son « moi »). La prise de conscience d’une solidarité de toute vie amène à se sentir concerné et responsable.
La prise de conscience d’une solidarité de toute vie amène à se sentir concerné et responsable.
Dans une société submergée par la puissance technique de l’homme, la vie se définit comme un principe non aliénable, nécessaire aussi bien à la pérennité de la planète qu’à la possibilité de se réaliser en tant que personne. C’est la source de la singularité dans un monde qui s’uniformise. L’exemple-type est ici le rejet de l’usage des organismes génétiquement modifiés (OGM) en tant que « manipulation du vivant ». Pour Pierre, installé dans l’Aveyron, d’origine catholique mais aujourd’hui non-croyant, « le sacré, c’est un respect absolu sur des choses. (…) T’as pas le droit de faire souffrir [les animaux], (…) pas que pour avoir un super produit économique. C’est ta relation avec quelque chose qui est devant toi et qui est vivant, sensible. Ça c’est de l’ordre du sacré. Ne pas manipuler les différents règnes du végétal – ça rejoint la question des OGM – (…) tu respectes ces choses-là ». Cette sacralisation de la vie permet à la fois le travail de la nature induit par l’agriculture et le respect d’un principe indéfinissable, irréductible et nécessaire.
Les croyances religieuses influencent les pratiques agricoles en fournissant un cadre dans lequel considérer les rapports entre l’homme et la nature au-delà du simple souci productif. Si cette influence concerne surtout les croyants, elle infuse aussi les représentations éthiques des non-croyants, souvent d’origine chrétienne. Que la vie soit perçue, selon les sensibilités, comme un principe d’ordre obéissant à des lois ou comme une source de liberté et de créativité, elle incite à une attitude de respect.
1 L’« agriculture paysanne » renvoie à un réseau d’agriculteurs se rattachant plus ou moins intensément à la Charte de l’agriculture paysanne, portée par les Associations pour le développement de l’emploi agricole et rural (Adear), la Confédération paysanne, les Associations pour le maintien d’une agriculture paysanne (Amap) et d’autres. Cette agriculture alternative concerne entre 10 % et 20 % des 500 000 exploitations agricoles françaises.