Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Avec son enseignement centré sur l’interconnexion de tous les êtres, l’harmonie avec la nature, la diminution de la souffrance et la satisfaction, le bouddhisme développe une approche intrinsèquement écologique. Cet engagement prend différentes formes. Nous décrirons ici celui de deux grandes organisations, après avoir évoqué une figure marquante, celle de Phra Prachak.
Fondateur d’un mouvement luttant contre la déforestation en Thaïlande, Phra Prachak travaille, à partir d’enseignements bouddhistes, à la prise de conscience des défis écologiques planétaires. Ce moine pérégrine pieds nus depuis plus de dix ans, d’une forêt à l’autre et d’une jungle à l’autre. Il est célèbre pour avoir mendié en faveur de la forêt de Dong Yai, dont les villageois coupaient les arbres. Ils acceptèrent pourtant d’en faire don, en faisant ainsi un monastère forestier. Phra Prachak célébra la consécration des arbres avec des chants bouddhistes et en attachant les robes couleur safran des moines autour des troncs. La forêt était devenue un palais sacré aux yeux des villageois. Depuis lors, les groupes de défense de l’environnement ont souvent eu recours à de telles cérémonies pour protéger les forêts. Phra Prachak a aussi organisé des marches dans la jungle profonde pour méditer et construire avec la nature une relation source de croissance personnelle et d’approfondissement du soin pour l’environnement.
La forêt de Dong Yai était cependant liée aux intérêts de la mafia locale, de policiers corrompus et d’avides fonctionnaires. Cible d’attaques, Phra Prachak fut arrêté et affronta de longues années de procès. Pourtant, le mouvement continue : des consécrations d’arbres ont lieu régulièrement, ainsi que des marches en forêt auxquelles participent aussi bien des tudong traditionnels thaï (moines forestiers errants) que des militants de l’écologie profonde.
Le Réseau international des bouddhistes engagés1 s’inspire de l’expérience de ses fondateurs, dont l’apport a été essentiel pour définir le cadre de l’engagement social et écologique du mouvement à ses débuts. Maha Ghosananda (1929-2007) fut considéré comme le « Gandhi du Cambodge ». Les bouddhistes pratiquants connaissent bien Pas à pas, son seul livre. Dans le chapitre « Le présent est la mère de l’avenir », il rappelle que l’élaboration d’un nouveau modèle nous contraint à nous centrer sur le présent, sur la manière dont nous pouvons changer nos sociétés afin de les rendre plus pacifiques, plus justes et en meilleure harmonie avec la nature. Buddhadasa Bhikkhu (1906-1993), peut-être le plus connu des moines bouddhistes du Siam, déclarait que, pour atteindre l’éveil, il fallait transformer son avidité en générosité, sa haine en amour bienveillant, l’illusion en sagesse et en réelle compréhension : apprendre à être moins égoïste et à respecter davantage les autres êtres doués de sensations.
L’influence de ces éminents sages bouddhistes intéresse au premier chef notre société moderne, fortement marquée par la consommation à outrance, la pollution, le changement climatique et les désordres sociaux. Leur apport a aussi une portée interreligieuse : pour Maha Ghosananda et Buddhadasa Bhikkhu, il ne fallait pas considérer la religion de nos amis comme inférieure à la nôtre. Chaque religion est unique, mais nous pouvons coexister en harmonie. Si nous savons traduire le langage profane en langage religieux, nous respecterons les écritures (la Bible ou le Coran) telles qu’elles sont, comme des guides pour devenir de meilleurs êtres humains et servir les autres plus que nous-mêmes. Lors de sa création voici plus de vingt ans, le Réseau international des bouddhistes engagés a offert aux kalyanamitra (amis spirituels) un espace de partage d’expériences et d’étude des questions contemporaines à partir d’enseignements bouddhistes. Récemment, des programmes collaboratifs ont rassemblé ses membres autour de questions d’intérêt commun, comme le changement climatique et les conflits interethniques.
À l’initiative du Réseau des bouddhistes engagés, naissait en 2012 le « Réseau interreligieux pour le climat et l’écologie ». Ce réseau pan-asiatique de diverses communautés spirituelles vise le partage d’expériences locales et l’acquisition d’une sagesse capable de construire une résilience et de promouvoir la guérison dans un monde où la lutte contre les inégalités et les vulnérabilités est rendue plus difficile par le changement climatique. De même, à l’initiative des bouddhistes japonais, des visites d’étude ont permis aux membres du Réseau des bouddhistes engagés d’entendre des témoignages de première main sur la catastrophe nucléaire de Fukushima.
« Comme l’abeille qui tire le miel de la fleur sans nuire à sa couleur ni à son parfum, ainsi le sage doit-il interagir avec son environnement. »
Face à l’émergence de violences entre bouddhistes et musulmans, en particulier au Myanmar et au Sri Lanka, plusieurs groupes internationaux, parmi lesquels le Mouvement international pour un monde juste (Just), ont organisé une série de débats sur les racines de ces conflits. En 2013, se réunissait en Malaisie le Forum international spécial bouddhistes et musulmans sur la paix et le développement durable, qui allait aboutir à la publication, en mars 2015, de la « Déclaration de Jogjakarta », qui s’inspire des valeurs partagées par nos écritures respectives et d’autres textes canoniques sur la vie en harmonie avec l’environnement. Voici quelques exemples tirés de la tradition bouddhiste : « Comme l’abeille qui tire le miel de la fleur sans nuire à sa couleur ni à son parfum, ainsi le sage doit-il interagir avec son environnement » (« Dhammapada » 49). « Un jour, un dieu demanda au Bouddha : ‘Quelle est, parmi ceux dont le mérite croît jour et nuit, le juste et le vertueux qui entrera au royaume de la félicité ?’ Et le Bouddha répondit : ‘Le mérite de ceux qui plantent des bosquets, des parcs, construisent des ponts, créent des étangs, des demeures, etc., croît jour et nuit et ces êtres religieux vont au ciel.’ » (« Vanaropa Sutta »).
Fondé en 1995 en Thaïlande, le Mouvement d’éducation spirituelle (« Spirit in education movement ») est un « frère » du Réseau international des bouddhistes engagés. Il fait appel à la sagesse bouddhiste tout en accueillant d’autres influences. Par des programmes de sensibilisation, le mouvement engage des groupes de la société civile à travailler sur la question des besoins et sur les moyens de les satisfaire ensemble. Ces projets visent à bâtir la résilience des communautés face aux pressions de la mondialisation économique, de la consommation, de la pollution et du changement climatique. Des structures (comme Suan Nguen Mee Ma) soutiennent également l’entreprenariat social et l’investissement responsable. Suan Nguen Mee Ma a notamment lancé le « Thaï green market network » (« Réseau thaï des marchés verts ») qui rassemble des fermes biologiques familiales et des consommateurs soucieux de l’environnement.
Le concept à l’origine de l’indicateur du « bonheur national brut »2 (concept présenté lors d’une conférence internationale à Thimphu en février 2004) provient aussi de la sagesse bouddhiste : le développement durable doit adopter une approche holistique en accordant une importance égale aux aspects non économiques du bien-être. Le Réseau international des bouddhistes engagés, le Mouvement d’éducation spirituelle et Suan Nguen Mee Ma ont d’ailleurs rejoint le mouvement du bonheur national brut, structuré autour de la « School for Wellbeing Studies and Research ». En lien avec des experts tels que Joseph Stiglitz, Helena Norberg-Hodge ou Matthieu Ricard, ce think tank effectue des recherches sur la société du bien-être, le bonheur, les limites de la croissance et le développement durable. Sous l’inspiration de l’indienne Vandana Shiva, la School for Wellbeing Studies and Research a également lancé, avec ses partenaires de la région du Mékong, le programme « Vers une Asie biologique » dont la principale réalisation est la mise en route d’un réseau de jeunes agriculteurs biologiques.
Toute cette dynamique s’appuie sur l’interconnexion d’initiatives à petite échelle. Fondateur de la « Right Livelihood Foundation », Jakob von Uexküll a cependant entrepris de leur donner une audience mondiale. Il a ainsi lancé le World Future Council, qui réunit 50 personnalités du monde entier et constitue un groupe de pression en faveur des droits des générations futures en plaçant leurs intérêts au centre de l’élaboration politique.
Les consécrations d’arbres, le bonheur national brut, les réseaux verts et le réseau interreligieux pour le climat et l’écologie s’inspirent tous de la sagesse bouddhiste. L’interconnexion, le respect de tous les êtres, la reconnaissance et le travail pour remédier à la souffrance font partie de leur esprit et de leur efficacité. Offrir la vision d’un monde qui prend soin des aspects sociaux, écologiques, culturels et spirituels ainsi que de l’activité économique constitue une voie vers une planète plus harmonieuse et plus équilibrée.
Cet article a été traduit de l’anglais par Christian Boutin. Il reprend des passages d’articles de Sulak Sivaraksa (« Seeds of Peace », vol. 30, n° 1, janvier-avril 2014) et de Pracha Hutanuwatr et Jane Rasbash (« Wilderness & Spiritual Growth », 2001).
1 International network of engaged buddhists (Ineb). C’est l’une des principales organisations du Forum international des relations entre bouddhistes et musulmans.
2 Cf. Patrick Viveret, Hans et Wallapa van Willenswaard, « Bhoutan : c’est quand le bonheur ? », Revue Projet, n° 331 [NDLR].