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« Environnement : ne pas ignorer les conflits »

© Christophe Losberger 2010
© Christophe Losberger 2010

Entretien - La catastrophe écologique a déjà commencé. Elle bouscule nos représentations du monde, où la nature avait été abandonnée à la science. De là à convoquer les religions ? Leur rapport à l’écologie est controversé. Pour la philosophe Catherine Larrère, c’est par le débat, le conflit et dans la diversité que l’on inventera une nouvelle façon de vivre entre nous, avec la nature.


Selon vous, faut-il parler de « crise » ou de « catastrophe » écologique ?

Catherine Larrère – Le changement climatique est en route : on le voit par les températures moyennes actuelles qui n’ont jamais été aussi élevées, par le changement des dates de migration des oiseaux, par le nombre de réfugiés climatiques, par le fait que des îles du Pacifique sont recouvertes par la montée des eaux… Notre tort est de toujours penser que c’est ce qui va se passer plus tard. Non, c’est quelque chose qui est en train de se passer. Des événements particuliers, comme l’ouragan Katrina, attirent l’attention. Mais bien d’autres aussi ! Par exemple, les conflits au Darfour ont une composante environnementale importante. Les conditions climatiques aggravent nombre de phénomènes sociaux dramatiques. Et cela ne devrait pas s’arranger… Or une crise, par définition, est censée trouver une solution. Le mot ne convient plus vraiment.

On sait que les choses ne vont pas redevenir comme avant. On ne pourra pas empêcher la hausse des températures, qui a déjà eu lieu et qui va se poursuivre, même en arrêtant aujourd’hui d’émettre du CO2 : il y a de l’irréversible. On peut parler de catastrophe, à ceci près qu’il ne s’agira pas forcément d’un effondrement complet, où tout s’arrête. On se dirige sans doute davantage vers ce qui s’est passé à l’île de Pâques, dont tous les habitants n’ont pas disparu, vers un appauvrissement de la vie, des conditions beaucoup plus difficiles, plutôt que vers la catastrophe hollywoodienne où la tour s’effondre ! La vie continuera, mais de plus en plus mal.

On peut parler de catastrophe, à ceci près qu’il ne s’agira pas forcément d’un effondrement complet. La vie continuera, mais de plus en plus mal.

En quoi ce contexte interroge-t-il nos représentations du monde ?

Il nous invite à réexaminer des questions un peu laissées de côté. Le thème de la nature, depuis la fin du XIXe siècle, était sorti du champ philosophique. On s’est intéressé au langage et l’on s’est mis à trouver naïf de s’interroger sur l’être ou la nature. En France, surtout, à la suite d’une tradition déjà longue, on aime dire que la nature n’existe pas, que c’est une entité métaphysique qui a une portée surtout normative ou religieuse, et qui ne s’appréhende que dans une série d’oppositions dualistes (naturel/artificiel, nature/culture). Pourtant, il n’est pas inutile de continuer à parler de nature. Cela permet de formuler une vérité simple, mais souvent oubliée : nous les humains, nous ne sommes pas seuls au monde !

Des auteurs comme Luc Ferry considèrent que l’écologie ne peut s’appuyer que sur une vision romantique, subjectiviste et sentimentale de la nature, qui s’oppose à la vision moderne de la nature, rationnelle, celle qui est à la base de la science, de la technique et de l’industrie. J’estime au contraire, avec mon mari, que la question écologique, l’idée de protection de la nature, procède de la modernité. Ce sont nos conceptions scientifiques de la nature qui modèlent notre rapport à celle-ci, lequel change en même temps que les conceptions scientifiques. Les schémas de préservation et de prévention des risques sont issus de la science moderne mais, en même temps, ils nous conduisent à en sortir, à aller au-delà de la modernité.

On pense souvent que la modernité aurait si bien développé la vision rationnelle de la nature qu’elle l’aurait menée à sa fin. Descartes ne préfère-t-il pas le mot de « matière » à celui de « nature », qui a trop de connotations religieuses (païennes) ? Comme si, en conséquence, continuer à parler de nature ne pouvait être qu’un retour à l’irrationnel ou au religieux. Or il y a de la nature avant la modernité (les Grecs) et après (Darwin aussi bien que la physique quantique). Et la nature dont s’occupe la modernité ne se réduit pas à une conception purement mécanique. Les écrits de Bacon révèlent un rapport très violent à celle-ci : on la viole, on la met à la question. Si elle n’était qu’un ensemble mécanique et inerte, pourquoi tant de violence ? Il y a un fort investissement affectif dans cette violence. Ce n’est pas un hasard non plus si les éthiques environnementales, qui accordent à la nature une dimension morale (ce que l’on appelle la « valeur intrinsèque »), ont émergé dans toutes les anciennes colonies de peuplement britanniques : en Amérique du Nord, en Australie et en Nouvelle-Zélande. Ces lieux ont été soumis à une destruction extrêmement rapide, ce qui a provoqué une nostalgie de ce qui existait auparavant. Aux États-Unis, la grande ruée vers l’Ouest a pris soixante ans… Soixante ans pour détruire un pays ! Il me semble que l’on n’a jamais un rapport neutre, purement technique, à la nature, mais on ne s’en rend compte qu’après l’avoir détruite, dans la nostalgie que l’on éprouve et qui nous fait connaître la valeur de ce que nous avons perdu.

On n’a jamais un rapport neutre, purement technique, à la nature, mais on ne s’en rend compte qu’après l’avoir détruite.

On dit souvent que « les problèmes environnementaux n’auront pas une solution seulement technique ». On peut aussi dire qu’ils n’auront pas une solution seulement scientifique. Car la science actuelle ne prend pas en charge un certain nombre d’éléments, ne serait-ce que la totalisation de ce qu’elle fait. Elle ne dit pas tout de l’être ou de la nature. C’est là qu’intervient le travail de la philosophie.

Au-delà du cartésianisme, un auteur comme Lynn White estime qu’il faut chercher dans la tradition judéo-chrétienne les racines d’une conception purement instrumentale de la nature… Pour quelles raisons ?

Dans un article sur « les racines historiques de notre crise écologique », publié dans la revue Science en 1967, Lynn White Junior (un historien des techniques médiévales) trouvait les racines de l’anthropocentrisme (l’attention exclusive portée à l’humanité) dans la Bible, au début de la Genèse : l’homme, créé à l’image de Dieu, se trouve coupé du reste de la nature, qui n’est plus qu’un objet créé, dont les êtres humains peuvent faire ce qu’ils veulent. Ce rapport instrumental à la nature deviendrait effectif au Moyen-Âge, quand se met en place la supériorité technique occidentale sur le reste du monde. Elle s’exprime dans la capacité à capter l’énergie à son profit (développement de l’énergie hydraulique) et s’affirme ensuite avec le développement d’une science moderne où la physique s’allie aux mathématiques et vise le pouvoir sur la nature. Cette interprétation « despotique » de la Genèse a été contestée au nom de la vision dite de l’« intendance » (stewardship en anglais) : l’homme est en charge de la nature que Dieu lui a confiée et il peut avoir à rendre des comptes. Mais l’idée est toujours de placer dans la tradition biblique, et plus précisément dans son héritage chrétien, les sources du rapport occidental à la nature et l’origine des dégradations entraînées par une relation dominatrice.

Comment interprétez-vous l’appel de Nicolas Hulot aux institutions religieuses sur les questions environnementales ? Est-ce révélateur de la nature de la crise ? Est-ce une simple instrumentalisation ?

Honnêtement, je ne sais pas. Pour John Baird Callicott, spécialiste des éthiques environnementales qui a écrit un livre sur les visions du monde et les rapports à la nature présents dans les religions, on peut utiliser le contenu écologique des religions au service de la cause environnementale. Tout est mobilisable pour faire changer les représentations. Si les religions sont prêtes à aider, allons les chercher. Mais cela ne remet pas en cause, chez lui, l’idée que le critère pour juger les différentes visions du monde reste la science actuelle. Callicott est persuadé que c’est la science qui dit la vérité de notre rapport à la nature. On sort de l’instrumentalisation si on pense que, en faisant appel aux religions, on peut peut-être comprendre quelque chose sur la nature que la science ne nous dit pas.

On sort de l’instrumentalisation si on pense que, en faisant appel aux religions, on peut peut-être comprendre quelque chose sur la nature que la science ne nous dit pas.

L’idée importante, au-delà même du contenu pratique des religions dans les conduites écologiques, est celle de la dimension spirituelle de la crise environnementale. Dans l’Almanach d’un comté de sable, Aldo Leopold [1887-1948], figure marquante du mouvement écologiste américain, est persuadé du besoin d’une mobilisation spirituelle (mais pas nécessairement religieuse), philosophique, psychologique… Il faut, selon lui, s’adresser aux gens individuellement, à leur cœur, à leur morale. Tout ne se dit pas dans un langage de rationalité économique ou d’efficacité technique. C’est aussi une lecture qui a été faite de l’article de Lynn White Junior. Car au-delà de l’attaque que l’on peut y voir de la Bible et du christianisme, il met le doigt sur la dimension spirituelle de nos rapports à la nature. Dès lors que ce qui a amené l’Occident à changer de rapport à la nature se trouve dans une mutation spirituelle, pour repartir sur de bonnes bases, cela se jouerait au niveau spirituel.

Faut-il dire « spirituel » ? Cette lecture peut faire croire à un lien de causalité. Or à mon sens, la question n’est pas là : c’est celle de l’ampleur de la crise. Ce n’est pas uniquement une question d’efficacité économique, mais celle d’une vision globale, affectant nos façons de vivre. De nombreux auteurs convoquent une dimension qui est de l’ordre de la conversion. Bryan G. Norton parle de « valeurs transformatrices » : des valeurs capables d’effectuer la transformation de nos goûts. Pour l’expliquer, il use d’une métaphore. Un adolescent se voit offrir un billet d’opéra par ses grands-parents. Mozart ne l’intéresse pas particulièrement, mais il s’y rend pour faire plaisir à ses grands-parents, qu’il aime. Il réalise finalement qu’il apprécie ce qu’il a vu et entendu. De même pour Norton, l’on découvre que la nature mérite d’être prise en considération. Il y a ainsi une dimension de conversion. Mais si celle-ci reste au plan individuel, dans la tête de chacun, on demeure au stade pré-politique.

Imaginons que l’alliance entre Églises et mouvements écologistes se fasse. Ne va-t-on pas réveiller de vieux démons ? Accuser les écolos d’aller « chercher le sacré » ?

Il y aura toujours ce type d’accusations. Le sacré ne va pas de soi. Mary Midgley, historienne des sciences, écologue et féministe, a beaucoup travaillé sur la pensée de l’évolution et sur la science comme religion. Elle pose bien la question : reconnaître que « nous faisons partie d’un monde plus grand que nous » est une proposition normale, que tout scientifique peut accepter. Quand cela devient-il une proposition religieuse ? Elle fait justement remarquer que ceux qui hurlent que l’écologie est religieuse devraient d’abord s’interroger sur leur propre religion de l’homme : il y a une forte sacralisation de l’humain dans notre civilisation actuelle. Peut-être peut-on considérer que le sacré est ce pour quoi on accepte de se sacrifier. Sommes-nous prêts à nous sacrifier pour la nature ?

Ceux qui hurlent que l’écologie est religieuse devraient d’abord s’interroger sur leur propre religion de l’homme.

Le sacré est un terme qu’il faut sans doute distinguer du saint, du point de vue du christianisme, en tout cas. Le christianisme rompt avec le sacré en en distinguant la sainteté : le saint échappe au monde, se place dans une transcendance, alors que le sacré est immanent : de ce point de vue, dire que la nature est sacrée ne relève pas d’une vision chrétienne. Si des chrétiens se sentent écologistes ou deviennent des écologistes, ce sont eux qui vont avoir à se poser des questions sur le sacré, à redéfinir leur rapport à la nature, à la façon dont ils la conçoivent… C’est une question qui implique tout particulièrement les religions monothéistes.

Au fond, qui est habilité à éclairer la réalité ?

Le débat démocratique, évidemment. Je ne vais pas vous dire que le dernier mot doit revenir aux experts ! Nous avons certes besoin de connaissances, et je reste fidèle à la thèse des Lumières : le développement des savoirs importe à la liberté, mais il ne s’y substitue pas. Ce que nous apprennent les questions écologiques, c’est que les questions scientifiques sont l’objet de controverses, qui ne peuvent pas rester en dehors du débat démocratique. Il s’agit de débattre entre nous de la nature dont nous voulons faire partie.

Une vision commune peut-elle sortir de ce débat ?

À mon sens, il y a du commun mais il est à construire. Car le commun sur lequel repose le contrat n’est pas donné, c’est l’idée présente dans Le contrat naturel de Michel Serres. La crise écologique met en cause notre manière d’être, entre nous et avec la nature. Il nous faut changer cette manière d’être, découvrir une autre façon de vivre en commun, en intégrant nos rapports à la nature. Ce commun est à l’horizon, il ne s’agit pas de le retrouver dans le passé.

En schématisant, il y a deux façons de considérer les questions environnementales. Soit on considère qu’elles concernent toute l’humanité et c’est alors l’humanité dans son unité qui doit affronter le problème et, pour cela, taire ses différences. C’est facilement la position des scientifiques, pour qui l’unité de l’humanité est donnée (celle, biologique, de l’espèce). Soit on considère – c’est ma position – que, certes, l’humanité entière est concernée, que, certes, il faut se rassembler, mais que l’on avancera en prenant en compte nos différences, en ne faisant pas taire le conflit. L’unité est à construire.

En juillet 1971, un « Message à 3 milliards et demi de terriens » est publié dans Le courrier de l’Unesco. Il est signé par 2200 scientifiques qui nous alertent sur la situation écologique catastrophique et qui nous disent que, pour pouvoir trouver la solution, il faut oublier nos intérêts égoïstes, faire taire ce qui nous divise. Mais leur appel est politique et on n’a jamais agi politiquement de la sorte ! Je comprends que l’on ait envie de dire que l’on est « une » humanité, « une » espèce… Et il y a bien un problème de commun, mais il reste à construire et on le réalisera au travers des différences. Ces différences tiennent aux inégalités sociales et économiques, à l’intérieur des pays comme entre le Nord et le Sud : on sait à quel point la question du développement est un point de discussion sur les questions environnementales. On ne peut pas imposer aux pays du Sud de renoncer à leur développement pour protéger la planète. Il faut trouver d’autres modes de développement qui ne soient pas destructeurs de l’environnement.

Il n’y a qu’en Occident que l’on pense la nature comme un ensemble de processus en extériorité par rapport à l’homme.

Les différences tiennent aussi à la diversité culturelle. La question de la nature, en particulier, est une idée purement occidentale. Il n’y a qu’en Occident que l’on pense la nature comme un ensemble de processus en extériorité par rapport à l’homme. Dans d’autres cultures, comme l’a montré Philippe Descola, on conçoit très différemment le rapport des sociétés humaines à leur environnement. Dans ces conditions, se régler sur l’idée occidentale de la nature, pour la protéger notamment, c’est en fait exporter des rapports sociaux européens, au détriment des sociétés locales, des hommes comme de leur environnement. Il faut donc trouver une façon par lesquelles les sociétés coexistent entre elles, chacune dans le meilleur rapport possible avec son environnement. Tout cela fait que les politiques environnementales ne peuvent pas être imposées d’en haut, de façon autoritaire et uniforme.

Propos recueillis par Marie Drique et Bertrand Hériard.

 


Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme, Bernard Grasset, 1992.

Catherine Larrère, Raphaël Larrère, Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement, Aubier, 1997.

Francis Bacon est un philosophe britannique (1561-1626).

On trouvera une anthologie de cette réflexion morale dans Hicham-Stéphane Afeissa (dir.), Éthique de l’environnement. Nature, valeur, respect, Vrin, 2007.

Lynn White Junior, « The historical roots of our ecologic crisis », Science, vol. 155, n° 3767, mars 1967, pp. 1203-1207.

John Baird Callicott, Pensées de la terre. Méditerranée, Inde, Chine, Japon, Afrique, Amériques, Australie : la nature dans les cultures du monde, Wildproject, 2011 [1994, trad. de l’anglais américain par Pierre Madelin].

Philosophe et éthicien de l’environnement [NDLR].

Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005.

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1 réactions pour « « Environnement : ne pas ignorer les conflits » »

Michel Maruca
06 July 2015

J'ai beaucoup aimé le dernier livre de Mme Larrere et de son mari. C'est un tour d'horizon, bien résumé et bien écrit, du petit monde environnemental actuel. On y apprend, entre beaucoup d'autres choses et comme le rapporte cet interview, que "la question de la nature [...] est une idée purement occidentale".

L’idée y est bien mis en exergue par la réflexion de Val Plumwood montrant que "la nature [occidentale] n'est en fait que culture pour le reste du monde".

Malheureusement, les auteurs n'ont pas exploré de mondes ou la nature n'est en fait ni occidentale, ni non plus la culture des non-occidentaux mais la culture de l'environnement par les êtres vivants non humains. Sortir la biodiversité de l’état de nature pour lui reconnaitre une action de culture (du milieu, du climat, d'elevation d’elle-même,...) semble pourtant dans l'air du temps. Notre nature, c'est surtout en fait la culture de la biodiversité.

Peut-être dans un prochain livre!

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