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Projet – Le développement durable est-il devenu la nouvelle utopie mobilisatrice, y compris comme révolution culturelle, y compris dans une perspective géopolitique ?
Jean-Charles Hourcade – Je voudrais insister d’abord sur la dimension géopolitique. Avant même le rapport Brundtland (dont nous fêtons cette année le 20e anniversaire), qui consacra le concept de développement durable, l’idée remonte à la conférence de Stockholm en 1972. Le débat politique majeur était alors centré sur la réponse à donner au slogan de « croissance zéro » popularisé par le Club de Rome. Il fallait au contraire montrer qu’il n’y avait pas de contradiction entre développement et environnement et trouver une voie qui permette aux pays du tiers monde de participer à l’effort global pour protéger la planète. Un point important est l’attitude des Américains qui, avant même le premier choc pétrolier, réfutent la réponse prônée par le Club de Rome ; ils commencent à s’inquiéter de leur dépendance énergétique et s’interrogent sur la manière d’en sortir. De ce point de vue, une approche multilatérale pouvait être intéressante. Passé le premier choc pétrolier, les débats continuent, mais sans grandes implications pratiques. Simplement, en Europe mais aussi aux États-Unis, le débat se focalise sur les risques à long terme du nucléaire comme réponse à la raréfaction des ressources. En 1980, quand Reagan arrive au pouvoir, les États-Unis se désintéressent complètement de ces questions et gèlent toute approche multilatérale.
Les choses changent sous la présidence de G. Bush père, et l’inquiétude sur l’approvisionnement pétrolier revient au premier plan. En effet, devant la persistance de tensions avec le Moyen-Orient sur les conséquences géopolitiques de la dépendance à l’approvisionnement pétrolier, la nécessité se fait sentir d’une autre politique énergétique. L’émergence du dossier réchauffement climatique ouvre alors un espace stratégique intéressant pour les États-Unis puisqu’il implique une augmentation du prix de l’énergie partout dans le monde. Les États-Unis pourraient donc organiser une sortie du pétrole sans désavantage pour leur compétitivité internationale. D’ailleurs A. Schlesinger dans son discours à Montréal, en 1989, appelle à se rapprocher d’une certaine sobriété, pour ne pas dépendre de régions dangereuses. G. Bush père « laisse faire » le processus qui conduit à la conférence de Rio et se terminera par le protocole de Kyoto. Mais G.-W. Bush, le fils, rejette les approches multilatérales et pense résoudre les questions de sécurité énergétique sur la base simple des rapports de force. Cela explique fondamentalement son rejet de Kyoto. Le balancier semble partir aujourd’hui en sens inverse. Déjà en 2006, au sommet de Gleneagles, Blair a imposé à Bush une approche du climat comme une question de sécurité internationale.
La temporalité est ici un élément important. Mais les temps ont changé. La Chine et l’Inde ont une croissance économique très forte, elles doublent leur niveau d’infrastructures tous les vingt ans et espèrent enfin accéder à nos niveaux de vie. Il est donc moins que jamais facile a priori de les embarquer dans des réflexions sur le très long terme. Mais ces pays sont très conscients des risques que représente pour eux la dépendance énergétique dans dix ou vingt ans. C’est sur ce terrain que nous Européens, devons discuter avec eux ; ils passeront à une attitude active pour la protection du climat quand ils verront qu’il s’agit d’une question de sécurité et que nous sommes capables d’une vision géopolitique commune sur ces questions susceptibles d’amener les États-Unis à une attitude plus réaliste.
Pierre Radanne – L’historique que vient de faire Jean-Charles Hourcade est très éclairant, mais je voudrais adopter une position plus analytique. Après avoir connu une longue vague de croissance, nous sommes arrivés dans un monde dominé par une image (transmise par Apollo), celle de la terre vue de l’espace : l’humanité découvre au début des années 70 que notre monde est confronté à ses limites. De cette constatation naissent le catastrophisme écologiste et une vision dépressive de l’histoire. Le rapport Brundtland se présente comme une contre-offensive conceptuelle face à la vision d’un avenir fermé, qui se heurte aux limites du développement venant non plus de l’économique ou du social mais de l’environnement.
Deux scénarios sont envisageables : soit il n’y a pas les moyens de faire vivre au niveau de vie occidental une population mondiale qui va se stabiliser à neuf milliards d’individus et l’on va vers un monde à deux vitesses où les relations seront de plus en plus tendues ; soit les ressources du monde sont finies, mais nous avons la volonté de trouver les conditions économiques pour permettre l’intégration de tous et parvenir à l’optimisation de l’utilisation des ressources. Des conditions de vie personnelles et collectives équitables sont la condition de la paix dans le monde.
Cependant, le concept de développement durable a des limites. D’abord, à force de vouloir tout intégrer dans une logique temporelle, on complexifie les décisions provoquant une situation où tout est à réinterpréter avec précaution. La dérive apparaît : un concept de développement durable tellement compliqué dans sa mise en œuvre qu’il relève d’un élitisme d’experts, fussent-ils militants.
Le second problème est celui du rapport à la personne. Il y a une crise de la projection, comme chaque fois que l’on assiste à un basculement de vision du monde et que les codes et les repères sont redistribués en profondeur. Face à un avenir incertain, on se retrouve dans un état de dépression collective, marquée par une crise de la prospective et l’absence d’imaginaire à long terme, plutôt que dans une perspective d’utopie. Les parts du gâteau sont de plus en plus petites et l’accès y est de plus en plus difficile. Si le concept de développement durable est un appel de l’individu vers le collectif, il faut partir des capacités des individus et redéfinir l’individu avec un « récit de vie », afin que le concept de développement durable fonctionne. Il y aura utopie le jour où les hommes auront la capacité de s’inscrire personnellement dans cette perspective.
Catherine Larrère – Je repartirai quant à moi d’une définition rigoureuse du concept d’utopie, qui a trait à la construction d’une société souhaitable. De ce point de vue, ce qui est lié à l’écologie ne peut pas être utopique ! L’utopie de Thomas More est vraiment constructiviste : d’une presqu’île, par une opération de rupture symbolique, l’utopie fait une île. L’écologie, en revanche, est un anti-constructivisme. Ainsi, Hans Jonas écrit Le Principe responsabilité contre Le Principe espérance d’Ernst Bloch, la dernière utopie constructiviste. Gardons-nous de transférer à l’environnemental des catégories inadaptées : je préfère parler, comme Pierre Radanne l’a suggéré, de grand récit. Dans un contexte de mondialisation et de diversité culturelle importante, le développement durable est-il un grand récit mobilisateur ? Ceux du XIXe siècle – le progrès, la lutte des classes – ont tous été mobilisateurs mais ils supposaient un temps ouvert et l’univers infini.
La crise environnementale est marquée par la fin des représentations de l’indéfini. L’alternative, dès lors, est celle que présente Jean-Pierre Dupuy : soit on laisse tous les pays se développer selon le modèle occidental et on va à la catastrophe naturelle, soit le Nord impose au Sud un développement entravé et nous connaîtrons bien d’autres 11 septembre ! Si on pouvait croire que les inégalités sociales pourraient être surmontées dans un temps illimité, désormais elles entrent en collision !
Le développement durable, plus qu’une utopie, est un concept, un slogan, ou même un oxymore… Les trois piliers du développement durable (économique, social et environnemental) peuvent-ils se renforcer l’un l’autre, ou doivent-ils être conciliés malgré leurs contradictions ? La première voie était la voie de l’éco-développement proposée par Ignacy Sachs il y a quelque 50 ans ; on peut voir en lui un précurseur, appelant à inventer un mode de développement économique qui ajouterait de la ressource mondiale au lieu de consommer et d’organiser le partage de la pénurie.
Dans leur définition du développement durable, le rapport Brundtland comme la déclaration de Rio ne parlent pas de nature ; le terme d’environnement n’apparaît que dans la déclaration de Rio et pour parler de « besoin d’environnement ». Quant à la justice sociale et au développement économique, on fait des projections dans l’avenir mais sans se demander de quel type de développement il s’agit. Transmettre, oui, mais quoi ? J’ai été assez choquée par le film d’Al Gore qui considère tous les humains comme s’ils étaient dans la même situation, au fond celle des Américains ! Or l’avenir des générations du Sud n’est sûrement pas semblable à l’avenir des générations du Nord !
Projet – À côté de ces projections géopolitiques, le développement durable ne peut-il être appliqué comme un slogan à de nombreuses actions et initiatives locales qui traduisent un changement de mentalité des individus comme des groupes ? Comment cela s’articule-t-il avec la vision plus large que vous avez présentée ?
Catherine Larrère – La fameuse image de la terre vue de l’espace est symptomatique d’un phénomène étrange, comme si la globalisation donnait de la dignité aux questions ! Cette montée de la globalisation me laisse sceptique. Les initiatives locales sont en effet différentes et par là très intéressantes, même si parfois elles n’ont qu’un lien très ténu avec le développement durable.
Pierre Radanne – Le développement durable n’est pas un concept pur mais quelque chose de très empirique et de besogneux : un cahier des charges de ce qu’il faudrait faire pour ne pas rater l’avenir en même temps qu’une tentative de pacification des tensions (comment essayer d’améliorer notre propre relation à la planète dans un espace très difficile). Cette dimension besogneuse est d’ailleurs très chaleureuse.
Sur le fond, nous vivons en ce moment un changement de vision du monde, de civilisation comme au début de la Renaissance ou à l’entrée dans la révolution industrielle. Entre 1740 (l’invention de la machine à vapeur) et 1997 (protocole de Kyoto), nous avons cru au développement illimité. Ce changement de vision du monde entraîne une renégociation entre espace public et espace privé. Ce dernier a été très ouvert et, aujourd’hui, à travers les questions écologiques, nous vivons un retour du collectif dans la morale personnelle et dans notre mode de vie. Sur le plan local, notre manière de gaspiller les ressources est un événement collectif. Mais cela ne signifie pas la fin de l’expansion humaine : les espaces sont très ouverts dans le domaine de la communication immatérielle, du recyclage infini des mêmes matières, et dans le domaine culturel.
Jean-Charles Hourcade – Je suis d’accord pour réfuter, sans plus ample inventaire, l’idée de limite ; c’était l’intuition de Sachs quand il a créé le Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (CIRED) en opposition à l’idée malthusienne du Club de Rome. En fait, le vrai problème aujourd’hui réside dans le débat entre ceux qui pensent que la technologie donnera une réponse à tout (les biocarburants ou l’énergie nucléaire) et ceux qui pensent que l’on ne s’en sortira pas sans un effort sur les modes de consommation. On leur fait parfois le procès idéologique de vouloir imposer une sorte de dictature (en faveur de modes de vie sobres). Mais c’est oublier qu’en moins de 50 ans le marketing nous a fait grandement évoluer par rapport au comportement d’achat de nos aïeuls : il y a en fait une sorte de dictature mettant en avant l’éphémère et l’artificialité.
Catherine Larrère – En effet, le changement de conscience en la matière commence avec l’idée que la crise environnementale n’est pas une question technique qui trouvera une solution technique, car toute réponse technique crée de nouveaux problèmes. Il ne s’agit donc pas d’aller plus en avant, mais de changer de mentalité. Je suis frappée par le fait que, pour beaucoup, les limites sont à trouver dans la nature, en se référant à une théorie des équilibres qui fixerait ces limites. Or, sur le plan local, dans la pratique, la règle n’est pas l’équilibre dans la nature mais plutôt la perturbation et le chaos. Cela a d’ailleurs permis des progrès sur le plan local, car on est passé d’une vision de l’homme perturbateur à une vision qui autorise l’action de l’homme tout en renforçant la biodiversité.
À partir de là, on peut se poser la question de l’articulation entre une vision globale et cette conception locale des interventions humaines éventuellement positives. Comment passer de l’une à l’autre ? L’attention portée aux limites n’est-elle pas trop exclusive et ne devons-nous pas voir les choses autrement ?
Pierre Radanne – La nature n’a pas de projet stable prédéfini. On en est à la énième extinction d’espèces et à chaque fois, la nature est repartie sur une autre base, par une autre voie. Perturbations et nouveaux équilibres s’inventent (après les grands incendies de forêt, par exemple). Mais les différents déséquilibres ne sont pas tous équivalents…
Jean-Charles Hourcade – Il faut donc faire attention aux usages polémiques du mot limites. Je rappellerai deux exemples très simples : pour ce qui est des ressources fossiles, d’abord, ce qui importe n’est pas de savoir où sont les limites des réserves, mais le fait qu’au rythme actuel d’extraction et de consommation, il y aura des tensions liées à l’inégalité géographique de la distribution des ressources.
Sur le climat, on ne sait pas si on peut vivre dans une terre de niveau moyen de température à trois ou quatre degrés de plus qu’aujourd’hui. Le vrai problème réside dans les coûts économiques et sociaux dus à la friction entre les rythmes du changement et les capacités d’adaptation des sociétés.
Pierre Radanne – Mais la confrontation aux limites ne constitue pas une borne finale pour l’histoire humaine ! La question qui est posée est plutôt celle de la démocratie et du rapport de l’individu à la société. Au-delà du volontarisme technologique, une dérive symétrique tout aussi problématique existe autour de l’automatisation des comportements et la force des injonctions et des normes. L’exigence de respect de la personne est toujours nécessaire pour éviter son écrasement par un big brother qui n’est jamais loin…
Catherine Larrère – Nos réflexions se croisent et ne s’opposent pas sur cette question. Je relativise les limites et je mets en parallèle la réussite des mesures de protection de la nature à l’échelon local pour réfléchir au global. Il me paraît insuffisant de prendre des limites pour les appliquer aux sociétés telles qu’elles sont, alors que la question que pose le développement durable me semble être celle de l’inventivité dans les formes sociales. C’est pour cela aussi que je ne suis pas d’accord avec le film d’Al Gore car il néglige l’aspect politique de la question, en affirmant qu’il ne s’agit que d’une question morale.
Projet – Laissons les limites et revenons à l’utopie mobilisatrice : le pessimisme appartient peut-être aux experts et les individus expérimentent avec l’impression de participer au développement durable. N’est-ce pas une reconstruction démocratique ?
Catherine Larrère – Oui et il y a une relation entre la façon dont on a répondu à la question sociale au XIXe siècle et aujourd’hui à la question environnementale. Les gestes individuels peuvent avoir des conséquences négatives : au XIXe siècle, la réponse a été une demande d’État plus forte, alors qu’aujourd’hui la demande de démocratie participative est plus forte que la demande de contrainte. Alors qu’il y a 40 ans, les parcs nationaux ont été imposés par des technocrates nationaux, aujourd’hui les gens du lieu participent à la gestion des parcs et se les approprient.
Jean-Charles Hourcade – La démocratie participative est une idée sympathique mais je constate qu’en Europe, le réflexe spontané, le résultat du jeu de lobby et de processus institutionnel plus ou moins bien maîtrisé est de créer des normes. Cette tendance m’inquiète. De ce point de vue, le rapport au marché est intéressant à condition de savoir que le marché non régulé est loin de toujours conduire à des solutions optimales. En revanche, l’existence de mécanismes de marché peut être un garde-fou important par rapport aux décisions politiques souvent imposées en fonction des compromis tactiques ou de normes administratives parfois arbitraires. Le marché peut permettre à l’individu de trouver des marges de manœuvre et un minimum de liberté de comportement.
Quant aux pays en développement ce serait une erreur de penser que le concept de développement durable est pour eux une notion vide. Ils en ont bien compris l’enjeu, et pas seulement leurs élites comme le montrent certaines initiatives locales lancées sous ces bannières.
Pierre Radanne – En parlant de crise de la projection, nous pensons à la société française. Mais les Africains aujourd’hui, dont les traditions se perdent, rêvent de piscines en voyant des films américains… Pourtant, ils savent qu’ils n’atteindront pas ce niveau de développement. Dans de telles conditions, sur quoi se construire ? Pour eux le développement durable correspond au seul langage commun dans le monde. C’est là toute la force du concept. Aujourd’hui, l’écriture besogneuse d’un socle commun de points de repère pour toute l’humanité est fondamentale. Depuis quelques années est réapparu le concept symétrique de la décroissance. Revendiquer, en face, l’idée de développement n’a pas la même signification pour un Américain et pour un habitant du Burkina Faso. Mais pour tous, c’est un chantier sur lequel ils s’engagent quand ils emploient le concept. Une maturation psychologique est sans doute en cours.
Catherine Larrère – Un exemple pour illustrer la force du langage. Quand après des années d’expansion et de productivisme dont ils ont souffert, on a dit aux agriculteurs français qu’ils allaient devenir les gardiens du paysage pour promeneurs du dimanche, cela ne leur a pas plu du tout. Aujourd’hui, ils sont partants dans le développement durable, car ils peuvent y mettre une représentation d’eux-mêmes qui ne les choque pas. Quand on parle de slogan, c’est avec un peu de mépris. Pourtant, l’expérimentation utopique semble possible quand elle s’appuie sur les mots.