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Ce texte fera date. De même que l’encyclique Populorum progressio fut, en son temps (1967), la charte du « tiers-mondisme » catholique, Laudato si’ sera pour longtemps la charte des chrétiens qui se mobilisent pour « sauver la planète ». Et pas seulement des chrétiens, car le pape François précise, dès l’introduction, qu’il s’adresse à « chaque personne qui habite cette planète » (Laudato si’, 3). Certains commentateurs la présentent déjà comme la feuille de route de la Cop21.
Les références explicites et systématiques aux principes fondateurs et régulateurs de la pensée sociale de l’Église (bien commun, destination commune des biens, option préférentielle pour les pauvres, subsidiarité et solidarité) font entrer l’écologie intégrale dans la doctrine sociale de l’Église catholique par la grande porte. C’est là une volonté exprimée par le pape, qui souligne que son encyclique « s’ajoute au Magistère social de l’Église » (15).
François s’inscrit clairement dans une continuité, citant abondamment ses prédécesseurs et de nombreuses conférences épiscopales. Dans le même temps, il fait preuve d’humilité, se référant longuement aux apports de la science, citant des sources orthodoxes ou un sage soufi et reconnaissant que nous, croyants, « avons été infidèles au trésor de sagesse que nous devions garder » quand « une mauvaise compréhension de nos propres principes nous a parfois conduits à justifier le mauvais traitement de la nature, la domination despotique de l’être humain sur la création, ou les guerres, l’injustice et la violence ». Pour François, « c’est le retour à leurs sources qui permet aux religions de mieux répondre aux nécessités actuelles » (200).
Une lecture rapide pourrait laisser l’impression d’un foisonnement de thèmes, d’analyses, de propositions, sur des registres très divers. Impression erronée : c’est au contraire une profonde unité qu’une lecture plus attentive permet de percevoir. « Tout est lié » : telle pourrait être la clé de lecture de Laudato si’. La question écologique, certes centrale, n’y est jamais séparée des autres questions que le pape entend poser à ses frères humains : la question sociale (quelle solidarité avec les plus pauvres ?), la question éthique (comment vivre ? selon quelles valeurs ?), la question spirituelle (quel sens donner à notre passage sur cette terre ?).
Il est aisé de relever, presque au hasard, des formules qui expriment les divers liens évoqués dans le document. Celui, d’abord, entre écologie et justice sociale : « Il n’y a pas deux crises séparées, l’une environnementale et l’autre sociale, mais une seule et complexe crise socio-environnementale. Les possibilités de solution requièrent une approche intégrale pour combattre la pauvreté, pour rendre la dignité aux exclus et simultanément pour préserver la nature » (139). Ou encore : « Une vraie approche écologique se transforme toujours en une approche sociale, qui doit intégrer la justice dans les discussions sur l’environnement, pour écouter tant la clameur de la terre que la clameur des pauvres » (49), un enseignement déjà présent aux sources du christianisme : « Quand la justice n’habite plus la terre, la Bible nous dit que toute la vie est en danger » (70).
« La dégradation de l’environnement comme la dégradation humaine et éthique sont intimement liées. » (François, Laudato si’)
Un autre lien rattache ensuite écologie et éthique : « La dégradation de l’environnement comme la dégradation humaine et éthique sont intimement liées » (56), « L’actuel système mondial est insoutenable de divers points de vue, parce que nous avons cessé de penser aux fins de l’action humaine » (61). Un autre, enfin, relie écologie et spiritualité : « Nous sommes, nous-mêmes, les premiers à avoir intérêt à laisser une planète habitable à l’humanité qui nous succédera. C’est un drame pour nous-mêmes, parce que cela met en crise le sens de notre propre passage sur cette terre » (160) car « ce qui est en jeu, c’est notre propre dignité ». Cette spiritualité invite à « consacrer un peu de temps à retrouver l’harmonie sereine avec la création, à réfléchir sur notre style de vie et sur nos idéaux, à contempler le Créateur, qui vit parmi nous et dans ce qui nous entoure, dont la présence ‘ne doit pas être fabriquée, mais découverte, dévoilée1’ » (225). Parmi les nombreuses raisons d’admirer François d’Assise et de se mettre à son école, le pape relève précisément le fait qu’il ne sépare pas « la préoccupation pour la nature, la justice envers les pauvres, l’engagement pour la société et la paix intérieure » (10).
Sur cette conviction que « tout est lié », François fonde la proposition d’une « écologie intégrale » (titre du chapitre 4). S’il s’agit bien d’abord de sauver la planète, « notre maison commune » menacée par des maux que le chapitre 1 expose longuement (pollutions, réchauffement climatique, atteintes à la biodiversité, etc.), si les différentes espèces, loin de constituer uniquement des ressources pour l’homme, ont « une valeur en elles-mêmes », il faut aussi réduire les inégalités (entre individus et entre pays), protéger les cultures – « la disparition d’une culture peut être aussi grave ou plus grave que la disparition d’une espèce animale ou végétale » (145)–, promouvoir une « écologie de la vie quotidienne » (cadre de vie, urbanisme). Ces objectifs ne sont pas concurrents, mais se conditionnent réciproquement.
C’est dans ce développement sur l’« écologie intégrale » que le pape explicite, plutôt brièvement, ce qu’il entend par « écologie humaine » : l’homme doit respecter la « loi morale inscrite dans sa propre nature », car il y a un lien entre « une logique de domination sur son propre corps » et une « logique de domination sur la création » (155).
François est particulièrement sévère pour les dirigeants de ce monde (qui font passer leurs intérêts avant le « bien commun »), relevant le « drame de l’immédiateté politique » (178) et la soumission de la politique au secteur financier, dont le pouvoir est celui « qui résiste le plus » (57) aux efforts nécessaires. Il incrimine quelques tendances de fond, citées à maintes reprises comme responsables de l’impasse dans laquelle nous sommes : les comportements individualistes et consuméristes, une exaltation de la liberté individuelle qui n’accepte plus de se voir limitée par le « bien commun », la perte du sens de la responsabilité à l’égard de nos semblables. Plus novateur dans la pensée sociale de l’Église, c’est le « paradigme technocratique dominant » (101) qui est dénoncé : « À l’origine de beaucoup de difficultés du monde actuel, il y a avant tout la tendance, pas toujours consciente, à faire de la méthodologie et des objectifs de la techno-science un paradigme de compréhension qui conditionne la vie des personnes et le fonctionnement de la société » (107). Notons que ce ne sont pas les progrès apportés par la technologie qui sont ici visés (pas question de retourner à l’âge des cavernes, et le pape sait apprécier la beauté d’un avion ou d’un gratte-ciel !), mais la tendance à penser toutes les relations sous le mode de l’efficacité. Le beau, le gratuit, le relationnel en sont dévalorisés.
Le texte s’en prend aussi au « relativisme », moins dans sa version idéologique que dans sa version pratique : « Quand l’être humain se met lui-même au centre, il finit par donner la priorité absolue à ses intérêts de circonstance, et tout le reste devient relatif » (122).
Dans sa conclusion, le pape souligne que sa réflexion est « à la fois joyeuse et dramatique » (246), formule qui traduit bien l’impression générale ressentie par le lecteur. Dramatique, oui, car le document ne minimise jamais les menaces : « Nous n’avons jamais autant maltraité (…) notre maison commune » (53). L’adjectif « grave » scande les constats : « graves conséquences », « graves effets », « graves dommages », « graves injustices », etc. Ayant souligné que « les prévisions catastrophistes ne peuvent plus être considérées avec mépris ni ironie » (161), François met un soin particulier à débusquer, pour les écarter fermement, toutes les « solutions » qui ne seraient que des demi-mesures – « une écologie superficielle ou apparente se développe, qui consolide un certain assoupissement et une joyeuse irresponsabilité » (59) – et va jusqu’à critiquer la notion même de « juste milieu » : « Les justes milieux retardent seulement un peu l’effondrement » (194). Il note que « beaucoup de ceux qui détiennent plus de ressources et de pouvoir économique ou politique semblent surtout s’évertuer à masquer les problèmes ou à occulter les symptômes » (26). Or les effets négatifs « ne cesseront pas d’empirer si nous maintenons les modèles actuels de production et de consommation » (26). Quand « une minorité se croit le droit de consommer dans une proportion qu’il serait impossible de généraliser » (50), il conclut qu’une « certaine décroissance » est nécessaire dans « quelques parties du monde » (193).
« Nous n’avons jamais autant maltraité (…) notre maison commune. » (François, Laudato si’)
Et pourtant, on peut dire de sa réflexion qu’elle est « joyeuse ». D’abord parce que le pape répète qu’il n’y a pas là de fatalité et que l’homme peut, s’il le décide, s’engager dans la « conversion écologique » (216-221) dont il trace les grandes lignes. Et aussi parce que la recherche de la paix, de la joie, de la louange fait partie, précisément, du changement que chacun peut commencer dès maintenant s’il le décide. Que ce soit pour sauver la planète ou pour donner sens à nos vies, il nous faut renoncer à une relation instrumentale aux créatures, ralentir la vitesse, faire silence, contempler la beauté de la création : « Si nous nous approchons de la nature et de l’environnement sans cette ouverture à l’étonnement et à l’émerveillement, si nous ne parlons plus le langage de la fraternité et de la beauté dans notre relation avec le monde, nos attitudes seront celles du dominateur, du consommateur ou du pur exploiteur de ressources, incapable de fixer des limites à ses intérêts immédiats. En revanche, si nous nous sentons intimement liés à tout ce qui existe, la sobriété et le souci de protection jailliront spontanément » (11). L’ascèse préconisée par le pape n’a rien de triste : c’est une « sobriété heureuse » (224). Un texte d’une belle tonalité franciscaine !
Parler de « conversion écologique », c’est se référer à une attitude relevant de la spiritualité : nouvelle figure du « tout est lié ». Et dans cette conversion, il importe de lier le micro et le macro, le changement personnel de style de vie et la manière de faire de la politique au niveau mondial. Il ne faut pas opposer ces deux niveaux d’action, car ils sont liés : c’est en changeant modes de vie et modes de consommation que les citoyens font pression sur les décideurs politiques et économiques, surtout s’ils se regroupent pour agir : « Elle est louable la tâche des organismes internationaux et des organisations de la société civile qui sensibilisent les populations et coopèrent de façon critique, en utilisant aussi des mécanismes de pression légitimes, pour que chaque gouvernement accomplisse son propre et intransférable devoir de préserver l’environnement » (38).
Radical au sens étymologique du mot (il va à la racine des causes), ce texte désarçonnera les partisans des demi-mesures. À toutes celles et tous ceux qui ont soif de justice, de beauté, de dignité, de sens, Laudato si’ offrira un ballon d’oxygène, une ressource précieuse, des repères pour l’action. Puisse cette courte évocation donner l’envie de lire ce texte fondateur dans son intégralité, de le méditer, d’en discuter pour en prendre toute la mesure.
1 Exhortation apostolique Evangelii gaudium (24 novembre 2013), §71.