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« Laissez les pauvres tranquilles », s’indignait Gandhi. Comme une invitation à ne pas s’enfermer dans la « bien-pensance ». À propos de la transition énergétique, de quelle façon le sentiment de justice, et donc les « pauvres », risquent-ils d’être instrumentalisés pour bloquer des choix décisifs pour le long terme ? C’est la question à laquelle souhaite répondre cet article. Le terme de « pauvre » ne fait pas référence ici à une catégorie sociologique, mais à une figure invoquée dans les discours publics. Il englobe tous les « non riches », les « vrais pauvres », mais aussi bien les couches moyennes qui se sentent fragilisées.
Cette alerte est motivée par plusieurs épisodes récents. Elle part de l’idée que la pertinence des porte-paroles des non riches est incertaine concernant les enjeux de long terme, en ces temps de raccourcissement des cycles médiatiques. Pour les revenus, l’emploi, les conditions de travail, la retraite, les salariés ont les syndicats. On peut certes les contester, mais ils expriment, sur la durée, quelque chose du monde du travail. Quant aux mouvements comme le Secours catholique ou le Secours populaire, leur légitimité de porte-paroles des précaires vient du contact direct qu’ils ont avec eux sur des dossiers concrets. En revanche, syndicats et associations caritatives sont moins attendus et légitimes pour parler de l’effet de serre, du nucléaire ou du changement climatique. Quant aux associations de défense de l’environnement, leur ancrage social ne garantit pas qu’elles soient, sur ces sujets, des porte-paroles crédibles des couches défavorisées.
Or la transition énergétique, élément de réponse nécessaire à la crise économique1, ne pourra éviter les tensions dues à la hausse des factures énergétiques. L’expression incertaine des non riches sur ces sujets facilite alors l’émergence de rhétoriques qui invoquent opportunément les pauvres pour bloquer une décision qui dérange – et ce n’est d’ailleurs pas nécessairement par pur cynisme. Ne s’interdit-on pas, ce faisant, de trouver les marges de manœuvre qui permettraient de concilier souci du long terme et réponse aux urgences du présent ?
Il fut un temps où tout ingénieur-économiste apprenait que « les prix doivent dire les coûts comme les horloges doivent dire l’heure », selon l’expression de l’ex-président d’EDF, Marcel Boiteux. L’application de ce principe suppose, pour ne pas aggraver les inégalités sociales, la présence de compensations financières ou modulations tarifaires, mais celles-ci doivent être calibrées de façon suffisamment subtile pour ne pas masquer le signal reçu par les citoyens sur les coûts réels du maintien et de l’expansion des infrastructures. Ce message a une tonalité froidement technocratique et on a vu se substituer à lui des approches plus « politiques » au nom de l’équité.
Ce fut le cas lors de l’épisode de la taxe carbone, sous Nicolas Sarkozy, lorsque, pour montrer qu’on ne voulait pas s’en prendre aux consommateurs, Jean-Louis Borloo annonça qu’un chèque vert allait être remis aux ménages. L’échec de la taxe était scellé2 ! Elle ne frapperait que les entreprises et celles-ci allaient se mobiliser au nom de l’argument de compétitivité pour la faire tomber, obtenant que les gros émetteurs participant au marché européen de permis d’émissions en soient exemptés. Le Conseil constitutionnel invalida la loi pour cause de rupture de l’égalité devant l’impôt. Or le chèque vert était un leurre : la hausse des coûts de production entraînée par la hausse des coûts de l’énergie se serait transmise de secteur en secteur et c’est tout le panier de la ménagère qui aurait été renchéri et non les seuls coûts de l’énergie.
L’idée de fausser la vérité des prix au nom d’objectifs sociaux s’est retrouvée dans l’annonce d’une baisse de 6 centimes des carburants, fin août 2012, baisse vite effacée mais qui traduisait une promesse de campagne de François Hollande. Elle est encore à l’origine des retards répétés de révision à la hausse des prix de l’électricité, et de l’annonce d’une baisse du prix du gaz dans le discours du président de la République. Certes, on peut remettre en cause la règle de fixation des prix du gaz et ne pas accepter sans discussion les demandes de hausse tarifaire d’EDF. Mais, plutôt que d’informer l’opinion sur les coûts du développement de nos systèmes énergétiques et de discuter ainsi de leur évolution, ce qui est mis en avant médiatiquement est la préservation du pouvoir d’achat des plus fragiles. Or on peut se demander si l’on sert ainsi vraiment leurs intérêts bien compris.
En stabilisant des prix au nom de la préservation du pouvoir d’achat des plus fragiles, sert-on leurs intérêts bien compris ?
Prenons l’exemple des carburants. Leurs prix sont grosso modo restés stables, en euros constants, depuis plusieurs décennies. Poussées par la hausse des prix de l’immobilier et les politiques urbaines, les couches populaires ont quitté les villes pour aller en banlieue et disposer de logements à plus bas prix. La déconnection domicile-travail s’est développée sans contrainte, y compris en zones rurales. Le recours à l’automobile est devenu indispensable pour se rendre au travail et faire ses achats dans les supermarchés de la périphérie des villes. C’est cette dépendance organisée à l’automobile3 qui explique le paradoxe de la grande sensibilité de larges fractions de la population à toute hausse des prix de l’essence, alors même que le pouvoir d’achat au kilomètre parcouru n’a cessé d’augmenter. Si l’on avait levé une taxe carbone, au moment de la baisse des prix du brut dans les années 1980, on aurait mieux servi les intérêts de populations aujourd’hui rendues très vulnérables aux prix des carburants.
Dans le cas de l’électricité, l’appel à des prix bas pour préserver le pouvoir d’achat des ménages a conduit à de curieuses alliances objectives en se combinant avec la critique écologique du modèle centralisé type EDF et avec l’idéologie de la concurrence pour justifier la libéralisation des marchés électriques en Europe. Mais l’électricité est un drôle de produit : si je ne payais que le coût qu’EDF et ERDF dépensent aujourd’hui pour alimenter le chauffage de mon bureau, le prix serait très inférieur à ce qu’il faudrait pour assurer le développement des équipements nécessaires afin que je puisse me chauffer dans dix ans. Ce sont les capacités futures que je dois payer aujourd’hui. Or, vu les délais de construction, tout nouvel opérateur peut, en pur régime de marché, venir casser les prix en couvrant ses dépenses immédiates, sans inclure les coûts de développement. Il faut alors des prix très élevés pour que des capitaux privés prennent malgré tout le risque d’investir. On doit donc limiter ces risques en créant un « marché européen intégré » via des investissements massifs en transmission, mettant en contact des pays dont les coûts de production sont aujourd’hui très disparates ; mais la conséquence normale est d’aligner les prix vers le haut, vers les coûts des systèmes nationaux les moins efficaces. Comme le dit Marcel Boiteux : « On avait ouvert l’électricité à la concurrence pour faire baisser les prix, et il faudrait aujourd’hui les élever pour permettre la concurrence !4 »
On ne rend pas service à la population en lui masquant les coûts réels de l’essence et de l’électricité auxquels elle sera confrontée dans deux, cinq ou dix ans. Mais il est si facile de détourner son regard des pièges qui se tendent ! La hausse des prix du pétrole ? Il suffit de libérer l’exploitation des gaz et pétrole de schiste. Celle de l’électricité ? Il suffit, selon les goûts, de relancer un programme nucléaire ambitieux ou de libérer davantage les marchés de l’électricité, d’annoncer des baisses spectaculaires du prix du photovoltaïque et des éoliennes, ou la pénétration de smart grids5 pour résoudre les problèmes posés par l’intermittence des renouvelables. Une taxe carbone ? Il suffit de réorienter la recherche et développement et de mettre l’industrie automobile en demeure de fournir des voitures électriques.
L’optimisme technologique est en effet un classique des débats sur l’énergie. Nécessaire à des paris de long terme, il peut devenir un mirage qui fait diversion. Le pétrole de schiste et le gaz de schiste ? Au mieux une ou deux décennies de répit, à moins que l’enthousiasme ne retombe plus vite6. L’électricité ? La mutation du système électrique en Allemagne est enclenchée sur la base de prix élevés pour les consommateurs. Elle aura un impact sur tous ses voisins européens (France comprise). Les énergies nouvelles ? Leur temps de déploiement et leur coût réel sont trop incertains pour apporter la garantie de bas prix. Les projets « bas carbone » ? On voit mal des industries automobiles en mauvaise santé se risquer à investir massivement sur les véhicules électriques au-delà de ce qu’elles ont engagé si le coût d’usage des véhicules classiques n’est pas renchéri par une taxe carbone ou un nouveau choc pétrolier.
Le recours à l’optimisme technologique est un classique des débats sur l’énergie.
Le piège intellectuel réside à la fois dans la tension entre enjeux de court terme et défis du long terme et dans l’incertitude sur ce long terme. Peut-être, après tout, découvrirons-nous de nouvelles réserves d’énergie fossiles (il y a peu de chances qu’elles soient bon marché), peut-être les énergies nouvelles tiendront-elles leurs promesses et le nucléaire répondra-t-il enfin aux inquiétudes légitimes relatives à la sécurité. Mais une chose est sûre, cela demandera plusieurs décennies et des efforts d’investissement. En masquant cette réalité, les discours sur l’énergie bon marché font, comme par le passé, un cadeau empoisonné aux « non riches ». Ils confortent la perpétuation des mécanismes qui les mettent aujourd’hui en grande précarité : éclatement urbain, dépendance à l’automobile, habitats mal entretenus… Sans compter l’éclatement géographique des filières de production et la mise en concurrence des productions alimentaires locales par une grande distribution qui peut sans crainte jouer sur des coûts de transport bas.
Ce faisant, on accélère ce que l’on dit craindre en ralentissant les adaptations qui réduiraient les inéluctables tensions sur l’offre énergétique. Au fur et à mesure que les mirages sur de nouvelles cornes d’abondance énergétique s’évanouiront, le piège va se refermer. Le choc des prix sera d’autant plus douloureux que l’on ne s’y est pas préparé. S’accroîtront ainsi l’impression d’impuissance, l’exaspération et le sentiment de défiance à l’égard des « élites ».
Est-ce à dire que la vraie générosité consiste à appliquer sans fard une vérité des prix, quitte à accepter un peu de casse sociale ? C’est le genre de faux dilemme qui permet d’instrumentaliser la pauvreté en évitant de revenir à la racine du problème. Depuis l’après-guerre, la société française repose sur un contrat social implicite dont l’une des conditions est la faiblesse des prix de l’énergie (la péréquation tarifaire en zone rurale en est un exemple typique). C’est à partir de là que l’on a modernisé l’industrie et l’agriculture, séparé les lieux de travail, de vie et de loisirs, étalé les villes, vidé certaines zones rurales et fait de l’automobile un quasi-besoin de base.
Même si on reste sceptique face aux thèses catastrophistes sur une raréfaction à court terme des ressources énergétiques, on ne peut ignorer que les prospectives énergétiques sérieuses montrent le caractère inéluctable des tensions sur l’énergie. Nous avons donc le choix entre attendre que la réalité fasse voler en éclats le contrat social actuel ou renégocier ce contrat, en le fondant sur une mutation de nos systèmes énergétiques capable de sortir les populations les plus vulnérables du piège énergétique. Ceci ne se fera pas en lui masquant l’existence de ce piège. Si un randonneur malavisé s’est engagé sur une mauvaise passe, lui dira-t-on : « Continue, pas de problème », ou plutôt : « Ne t’affole pas, prends telle prise à droite et tu verras une vire qui te fera sortir de la zone dangereuse » ? Si une femme de berger doit faire 80 km par jour en voiture pour aller travailler et compléter les revenus de son mari, on ne l’aidera pas en lui disant : « Nous vous garantissons que les prix de l’essence n’augmenteront pas. »
La renégociation de ce contrat social ne se fera pas en traitant les questions de précarité énergétique en purs termes énergétiques. Réduire la vulnérabilité énergétique de l’épouse du berger suppose d’abord de réformer l’économie de la production et de la vente des fromages de montagne et de penser une économie des hautes vallées qui ne la condamne pas à faire ses 80 km quotidiens. Réduire celle des chômeurs, c’est d’abord augmenter l’emploi en basculant sur une taxe carbone une partie du financement de la protection sociale, en lieu et place des charges sociales. Réduire celle du banlieusard, c’est veiller à ce que les prix de son logement commencent à baisser.
Mais, objectera-t-on, ces mesures prendront du temps à déployer leurs effets et n’éviteront pas que la transition énergétique se traduise par l’aggravation des situations des plus défavorisés. Bien sûr. Et il faut bien trouver des dispositifs, comme des tarifs spécifiques pour les besoins de base en électricité, des abattements à la base d’une taxe carbone, des aides à la rénovation des logements… Pour autant, ces dispositifs ne seront viables que dans la perspective d’une renégociation d’un contrat social partagé. Ce que le consommateur ne paiera pas, c’est, en dernière instance, le contribuable qui le paiera, ce qui est a priori juste puisque l’impôt est progressif. Mais renvoyer au contribuable sans changer les mécanismes qui ont engendré les pièges actuels, et sans perspective d’un nouveau mode de développement, conduit finalement à mettre à contribution l’essentiel des couches moyennes et à aggraver la montée évidente du refus de solidarité collective.
Les mécanismes relevés dans ce texte dans le domaine de l’énergie et, de façon incidente, dans le domaine de l’immobilier fonctionnent également dans les domaines de l’alimentation : on y fait passer le bas prix pour un service rendu au consommateur pauvre, en masquant le fait que cela se traduira plus tard par des coûts de transport plus élevés, un habitat dévalorisé parce que mal desservi, une alimentation de qualité incertaine et une perte d’emploi si, pour « tenir les prix », il faut recourir à une main-d’œuvre bon marché ailleurs. Faire du bas prix le mot d’ordre de la défense des défavorisés est in fine un bon moyen de préserver à la fois la machine à fabriquer des inégalités et un mode de développement énergétiquement fragile.
Dans une séquence du film Inside Job apparaît cette phrase de George Bush Jr, prononcée en1989 : « Rien ne vous force à avoir une maison minable ! Les gens à bas revenus peuvent avoir une aussi belle maison que tout le monde !7 » C’est cette magnifique défense des pauvres qui a justifié le mécanisme d’accès au crédit à la propriété qui engendra la bulle immobilière, l’aggravation des inégalités et la crise financière actuelle.
1 Michel Aglietta et Jean-Charles Hourcade, « Endettement public et développement soutenable en Europe : sortir des peurs », in Patrick Weil (dir.), 80 propositions qui ne coûtent pas 80 milliards, Grasset, 2012.
2 J.-C. Hourcade, « La taxe carbone, post mortem », Revue Projet, n°330, octobre 2012.
3 Jean-Pierre Orfeuil, « Quand la voiture devient contrainte », Revue Projet, n°334, juin 2013.
4 « Marcel Boiteux, Prix de l’électricité : les augmenter pour permettre la concurrence », www.easybourse.com, 9/06/2010.
5 Réseaux de distribution d’électricité intelligents, permettant d’optimiser la production, la distribution et la consommation d’électricité, grâce à des outils informatiques qui relient producteurs et consommateurs sur un vaste territoire [NDLR].
6 Rex Tillerson, PDG d’Exxon Mobil, reconnaissait en juin 2012 que les gaz de schiste n’étaient pas rentables : « Nous sommes tous en train de perdre nos chemises aujourd’hui. Nous ne faisons pas d’argent. Tous les signaux sont au rouge. » Cette phrase, en partie suscitée par une dépression conjoncturelle des prix des gaz de schiste, indique que ceux-ci ne peuvent, contraintes industrielles et montée des précautions environnementales aidant, constituer une nouvelle corne d’abondance énergétique.
7 Cité dans M. Aglietta et J.-C. Hourcade, op. cit.