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L’énergie, révélateur récent d’inégalités anciennes

Cités HLM de Villiers-le-Bel ©Remibridot/Flickr/CC
Cités HLM de Villiers-le-Bel ©Remibridot/Flickr/CC
Oui, la précarité énergétique aggrave les inégalités, nous confirme Éric Lagandré, de l’Agence nationale pour l’amélioration de l’habitat. Non sans émettre une double recommandation. Attention à ne pas en masquer les causes structurantes (explosion des prix de l’immobilier, relégation spatiale, etc.), et en direction des pouvoirs publics, prendre garde à concevoir la rénovation thermique au bénéfice des plus précaires.

Les prix domestiques de l’énergie sont encore trop bas pour justifier, auprès des ménages, les investissements d’efficacité énergétique dans les logements qui permettraient à la France de réduire ses émissions de gaz à effet de serre (conformément à ses engagements internationaux). Cette idée fait consensus dans les milieux professionnels de l’énergie, alors même que la question de la précarité énergétique s’est imposée sur le devant de la scène depuis la fin 2009. C’est dire à quel point de tension le dilemme se trouve porté : prix insupportables pour les ménages à revenus modestes, ou prix insuffisants du point de vue de la collectivité ?

La découverte de la précarité énergétique

La progression, depuis 2007, des prix payés par les particuliers pour les combustibles domestiques (+ 70 % pour le fioul, + 34 % pour le gaz naturel) et, plus encore, le débat sur la taxe carbone en 2009 ont révélé une facette jusque-là inaperçue des inégalités sociales : la différence de qualité thermique des logements. C’est un bénéfice secondaire notable de la création, en 2007, du Diagnostic de performance énergétique, qui a  permis cette prise de conscience. Le pays dispose là d’un outil et d’une unité de mesure : l’étiquette énergie1. Il est devenu possible d’examiner la distribution des performances thermiques du parc de logements et de la croiser avec une segmentation simple du parc (public-privé, individuel-collectif).


Répartition des logements selon le type d'habitation

A : logements les plus économes, I : logements les moins économes.

Source : Étude des performances thermiques du parc de logements, Julien Marchal Anah-2008

Or les écarts de performance peuvent être considérables (jusqu’à un rapport de 1 à 20). La mauvaise performance thermique se situe davantage dans le parc privé que dans le parc social public (grâce à une gestion technique du parc public finalement très efficace) et plus souvent en maison individuelle qu’en habitat collectif : un constat en décalage avec un stéréotype de la pauvreté focalisé sur les immeubles HLM dans les zones urbaines prioritaires.

Toutes choses égales par ailleurs, on parlera de précarité énergétique dès lors qu’un ménage cumule modestie des revenus et insuffisance de la qualité thermique de son logement. Et il faut évidemment redouter que ces cumuls, déjà observés dans le passé dans le domaine du confort sanitaire ou du confort thermique, n’aillent en s’aggravant.

La notion de précarité énergétique n’est cependant pas univoque ; elle concerne plusieurs champs et renvoie à plusieurs responsabilités, ce qui rend difficile sa définition par un indicateur unique. Un consensus s’est fait en 2009 pour raisonner sur le taux d’effort énergétique (la dépense d’énergie domestique rapportée au revenu disponible du ménage) et les énergéticiens ont accepté de porter une part de la responsabilité de la situation de ces ménages. Mais, s’il serait préférable de raisonner en termes de « reste à vivre » pour mieux rendre compte des difficultés des ménages qui sont également frappés par une dépense de logement élevée, on ne peut pas demander aux énergéticiens de réparer les conséquences de la spéculation immobilière.

Car la précarité énergétique, qui concerne d’abord l’habitat individuel rural et péri-urbain (surtout si on y intègre les dépenses de transports-mobilité), ne constitue certes pas le problème principal du logement en France. Elle en est plutôt un facteur aggravant.

La précarité énergétique ne constitue pas le problème principal du logement en France. Elle en est plutôt un facteur aggravant.

Travaux de rénovation : combat perdu d’avance ?

Les travaux de rénovation thermique auraient dû, depuis longtemps, remédier de manière plus systématique à l’insuffisance des performances du parc de logement. Mais ces travaux constituent un des marchés « grand public » les moins démocratisés : les propriétaires du quartile supérieur de la population représentent plus de la moitié des chantiers de rénovation2. L’émiettement de l’offre dans ce secteur (380 000 entreprises) et le face-à-face avec les particuliers se traduisent, au plan national, par une croissance inférieure à celle du Pib, des insuffisances de productivité pour les ménages à revenus modestes et l’inexistence apparente d’offres conçues pour eux.

Les politiques publiques de la rénovation énergétique structurées autour du crédit d’impôt et de l’éco-prêt à taux zéro ne se sont pas donné les moyens de réellement faire face à cette difficulté. La dynamisation du marché de la rénovation recèle probablement des gains de croissance très significatifs et les facteurs qui permettront de révéler ce potentiel commencent à faire consensus : accentuation du dialogue entre les acteurs privés du secteur et entre acteurs du public et du privé. Les progrès attendus dans la connaissance du marché et les bénéfices espérés sont suffisamment importants pour que ces acteurs, même concurrents, aient intérêt à partager leurs réflexions.

Trois millions de ménages constituent la cible prioritaire des programmes d’action contre la précarité énergétique. Pour le programme « Habiter mieux » de l’Agence nationale pour l’amélioration de l’habitat (Anah), l’objectif à sept ans est de traiter les logements de 300 000 ménages. Au niveau national, les résultats sont encore loin des rythmes correspondant à cet objectif, mais ils progressent. Ils sont même excellents dans certaines régions, comme en Bretagne ou en Lorraine où, forts de dizaines d’années de coopération, les pouvoirs publics et des associations attentives au monde de l’entreprise déploient leurs actions en bonne intelligence, en respectant les échelles territoriales pertinentes.

Identifier les ménages concernés par la précarité énergétique, aller à leur rencontre, leur permettre de se reconnaître dans la politique qui leur est destinée suppose un apprentissage dont la lenteur explique souvent la modestie des résultats. Mais faute de progrès rapides dans cette direction, il faudra envisager sérieusement de renforcer l’assise et l’efficacité des tarifs sociaux de l’énergie, puis accroître cet effort à mesure du renchérissement de l’énergie, lequel rentabiliserait une plus grande part des travaux de rénovation. Un programme public de travaux de rénovation visant les ménages défavorisés suppose aussi d’identifier les bons relais, de manière à les transformer en force de vente de la lutte contre la précarité énergétique. On pense d’abord ici aux élus des petites communes et aux artisans du bâtiment.

Le nœud des prix de l’immobilier

Il ne faudrait pas que la découverte de la question de la précarité énergétique vienne, par effet de mode, faire écran et masquer la souffrance occasionnée par la progression des prix de l’immobilier. Car le risque est bien là. Quand les urbanistes organisent volontiers des séminaires de prospective de la société post-carbone, combien de séminaires sur la société post-spéculation immobilière ?

Il ne faudrait pas que la découverte de la précarité énergétique vienne, par effet de mode, masquer la souffrance occasionnée par la progression des prix de l’immobilier.

Or, entre 1960 et 2007, les prix des logements anciens ont été multipliés par 5 ou 6, tandis que ceux des produits pétroliers consommés par le public n’avaient pas progressé à francs constants. Cette explosion affecte à la fois directement le reste à vivre de ceux qui accèdent à la propriété et, avec retard, celui des locataires du secteur privé, notamment dans l’agglomération parisienne. Nous n’en avons probablement pas encore complètement pris la mesure en termes de tension entre les détenteurs du parc et leurs héritiers, et surtout entre héritiers et non-héritiers, notamment d’origine immigrée. D’autant que la progression des prix est largement portée par la propension à vivre dans l’entre-soi.

Si l’on observe des mutations des statuts d’occupation du parc de logements depuis les années 1960, on constate que les propriétaires occupants sont devenus majoritaires et que la part des locataires bénéficiant d’un loyer réglementé a continué à progresser. La part des ménages locataires du secteur privé ou susceptibles d’accéder pour la première fois à la propriété est donc devenue nettement minoritaire. Une majorité de la population partage donc confusément le sentiment qu’elle profite de la hausse des prix des logements. Elle est soutenue en cela par la croyance commune accréditant de manière irraisonnée les bienfaits de toute croissance : la hausse des prix des actifs, qu’ils soient boursiers ou immobiliers, est généralement présentée sous les traits d’un indicateur de bonne santé économique, comme il en est de la hausse du Pib.

Les politiques publiques, de leur côté, ont souvent eu pour effet, si ce n’est pour projet, de soutenir le marché, via les aides financières et les aides personnelles tant à l’accession qu’à la location privée : elles paraissaient favoriser la fluidité du marché et la démocratisation de la propriété. Mais, finalement, les pouvoirs publics semblent relativement impuissants devant l’ampleur financière du phénomène.

C’est dire à quel point la réflexion sur la transition énergétique entre en collision avec l’une des questions les plus sensibles pour notre société. Et l’urgence qu’il y a à réfléchir sur les possibilités d’un pilotage des prix de l’immobilier. Comment imaginer imposer à la population une progression à moyen et long terme des prix de l’énergie sans essayer de maîtriser ceux de l’immobilier ?

La délicate gestion des copropriétés

L’agglomération parisienne ignorait quasiment le régime de la copropriété au lendemain de la Seconde Guerre mondiale : l’immobilier de rapport était constitué d’immeubles entièrement locatifs, à l’exception de quelques logements occupés par le propriétaire ou sa famille. Progressivement (et cela est vrai dans le reste du pays), ces immeubles anciens ont disparu ou été mis en copropriété. Et partir des années 1960, la construction neuve de l’habitat collectif privé a massivement adopté ce régime.

Conséquence de ce « laisser-faire les acteurs de l’immobilier » de la part de l’État, l’entretien et l’amélioration de la qualité de ces immeubles se trouvent fortement compliqués et freinés par les processus de décision (impliquant de réunir des majorités de copropriétaires). Aussi de nombreux immeubles ont-ils accumulé d’importants retards dans la programmation des travaux nécessaires. Si bien que des propriétaires âgés, aux revenus modestes, sont confrontés à des difficultés considérables face à des besoins de réinvestissement : ceux-ci atteignent fréquemment de 10 000 à 20 000 euros par logement – des sommes pouvant représenter une forte part de leurs revenus, mais une part limitée de la valeur vénale de leur bien. Les situations de blocage qui en résultent rendent impossible la réduction progressive des dépenses d’énergie de ces immeubles, qui ne font pour autant pas partie des bâtiments les plus énergivores, contrairement à une partie des maisons individuelles construites avant 1974.

La copropriété ne pose un problème énergétique que comme conséquence de difficultés de gestion qui résultent souvent des processus de transformation des quartiers anciens. Par contrecoup, ces immeubles, pris dans une spirale de dévalorisation, risquent fort de devenir de moins en moins séduisants pour les acquéreurs et de voir s’accumuler les difficultés sociales de toutes sortes.

C’est pour prévenir ce type d’évolutions que le rapport Braye3 (2012) recommande de rendre obligatoire le versement, par les copropriétaires, de provisions pour grosses réparations. Mais ce mécanisme ne portera pas ses fruits avant plusieurs années, le temps que les sommes provisionnées deviennent significatives. Les difficultés propres à la copropriété justifieraient un prélèvement sur la valeur au moment des transactions, prélèvement réaffecté au financement des travaux nécessaires – qu’ils aient ou non trait à la performance thermique –, dans une logique mutualiste, de préférence à une obligation pure et simple de mise aux normes.

Face au risque d’inertie

Les questions propres à la transition énergétique interrogent les dynamiques d’inégalité, au cœur de notre modèle économique et social, bien plus qu’on ne pourrait le soupçonner. Ce que notre modèle implicite d’urbanisme et d’économie immobilière a laissé faire, sans y prendre garde, pourrait provoquer de formidables inerties dans les années qui viennent : les hausses de prix de l’immobilier sont difficilement réversibles, tant les acquéreurs les plus récents risquent de souffrir d’un retournement du marché. Les difficultés de gouvernance des copropriétés ne le sont guère moins.

Inversement, comme le souligne l’urbaniste Paul Chemetov, la voie de la densification doit être explorée sérieusement : elle réduit potentiellement la dépendance à l’automobile, crée immédiatement de la valeur immobilière et peut même aider à financer les travaux de rénovation énergétique indispensables. On observe ainsi l’émergence prometteuse d’opérations de surélévations de copropriétés anciennes qui génèrent par création de valeur immobilière la capacité locale de financer les travaux de rénovation.

Cette voie pourrait être empruntée dans le cadre des opérations d’aménagement d’initiative publique sans nécessiter un bouleversement réglementaire. Le relèvement des coefficients d’occupation des sols dans les zones pavillonnaires s’inscrit également dans cette perspective. De telles opérations sont cependant difficiles à rendre massives : elles mettent notamment en jeu le cadre de vie d’une partie importante de la population et posent des questions délicates de « gouvernance démocratique de la densité urbaine ». Au mieux, leur impact reste de l’ordre de celui de la construction neuve dans le pays, soit environ 1 % du parc chaque année : un impact limité, même si aucune piste de progrès ne doit être négligée. De manière moins spectaculaire, les opérations spontanées d’agrandissement des maisons du parc pavillonnaire de première couronne parisienne ont probablement encore plus de sens.

Enfin, il s’agit de remédier aux insuffisances de la structuration du milieu professionnel, car le potentiel de progrès pour l’avenir est à la mesure des carences héritées. Quelques initiatives récentes d’industriels et d’entreprises invitent à imaginer de nouvelles formes de mises en réseau, associant acteurs privés du bâtiment et financements publics, afin de mettre sans délai au service de la lutte contre la précarité énergétique les circuits d’information de proximité dans lesquels sont engagés artisans et entreprises. Ce type de structuration est aussi de nature à favoriser la cohésion et la dynamique de l’ensemble du milieu professionnel. La réanimation de logique d’offres n’aiderait-elle pas, paradoxalement, à faire face à la montée des inégalités du côté de la demande avec la réactivité nécessaire ?

La question énergétique constitue aujourd’hui une raison supplémentaire de s’attaquer aux inégalités croissantes. L’ampleur de la tâche commande de suivre toutes les pistes qui se présentent : redistribution entre consommateurs, rénovation thermique… quitte à rompre avec l’habitude de traiter les inégalités sous le seul prisme de la demande en mobilisant les fournisseurs de biens et services.



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1 Une dépense conventionnelle rapportée à la surface du logement.

2 Parmi ceux entrepris par les propriétaires du logement qu’ils habitent.

3 Dominique Braye, « Prévenir et guérir les difficultés des copropriétés. Une priorité des politiques de l’État », rapport de l’Anah, janvier 2012.


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