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Selon la Fondation Abbé Pierre, plus de 8 millions de Français, soit 15 % de la population, se trouvent aujourd’hui en situation de « précarité énergétique » : ils n’ont pas un accès normal et régulier aux sources d’énergie permettant de répondre à leurs besoins. Il s’agit d’une des tendances lourdes de la marginalisation. Le 28 mars dernier, la commission du débat national sur la transition énergétique auditionnait plusieurs acteurs au titre de leur engagement sur le sujet. Un plan de rénovation thermique est en cours d’élaboration sous la responsabilité de Delphine Batho et Cécile Duflot. Mais répondra-t-il tout à fait à la question posée ? Car on doit s’interroger sur la manière dont le système des acteurs politiques et sociaux construit en France une politique à la mesure de l’enjeu. Quel est leur rôle dans la prise de conscience collective ? Comment la question a-t-elle été mise à l’agenda politique ? Quand la situation s’aggrave pour de nombreux ménages, l’articulation entre les acteurs peut-elle devenir plus efficace mais aussi plus solidaire ? Un détour par les politiques menées en Europe permet de mieux comprendre la réalité et les conditions d’une réponse plus adaptée au problème.
La mobilisation sur ce sujet est d’abord venue du Royaume-Uni. La notion de « pauvreté », et non de « précarité » énergétique y est apparue dès les années 1970, lors des premiers chocs pétroliers. La question des indicateurs a été très vite marquée par le calcul du taux d’effort énergétique, c’est-à-dire la part du revenu consacré aux dépenses d’énergie. C’est Brenda Bordman qui, en 1991, introduit un indicateur plus précis : sont concernés les ménages qui doivent consacrer plus de 10 % de leur revenu disponible aux dépenses énergétiques minimales pour le chauffage, l’éclairage, l’équipement du logement1. Une politique publique active, fondée sur des acteurs diversifiés, associations caritatives, mais aussi fournisseurs d’énergie et État, a été très tôt élaborée, avec des moyens financiers importants, à destination de publics ciblés : personnes âgées, habitants des logements sociaux, ménages à faibles revenus. Des instruments législatifs ont été mis en place avec les « Utilities Acts » en 2000 ; l’important programme SHESP (Social Housing Energy Saving Program) est développé avec les bailleurs sociaux ; le projet Warm Zone est mis en œuvre par l’association caritative National Energy Action dans une quinzaine de municipalités. Les fournisseurs d’énergie sont, à chaque fois, très présents dans les dispositifs.
D’autres pays européens n’avaient pas vraiment besoin d’une telle politique. Ainsi, en Suède, on n’avance aucun chiffre sur la précarité énergétique et l’on fait état d’un taux de coupures très bas. La régulation du système énergétique y est différente : les normes sont strictes en termes d’efficacité thermique et énergétique des bâtiments, les équipements ménagers sont performants et il existe un système puissant de protection sociale universelle. Le gouvernement joue un rôle fondamental et une aide municipale soutient les consommateurs qui ont des impayés. L’assistance sociale, en lien avec les fournisseurs d’énergie, accompagne les personnes surendettées pour qu’elles gardent un droit à l’électricité́2.
À l’inverse, la précarité énergétique est peu prise en compte par les pouvoirs publics allemands. Ce que ne manquent de dénoncer les associations : associations de défense des consommateurs (« Bund der Energieverbraucher »), associations caritatives (Caritas par exemple), de quartiers ou d’immigrés. Il arrive que des sociétés de logements, voire quelques entreprises, viennent en aide aux ménages face à des fournisseurs qui abusent de leurs pouvoirs. Mais, plus souvent, les initiatives sont induites par les préoccupations face au changement climatique, ainsi la campagne d’information « Heizspiegel », menée par un acteur privé, CO2online, et pourtant financée à 100 % par le ministère de l’Environnement et les communes.
Selon les pays, les modes de régulation sont donc très différents. Même si l’Union européenne a pris des mesures – les directives de juin 2009 sur le marché intérieur de l’électricité et du gaz et plusieurs textes sur la précarité –, le principe de subsidiarité s’applique et chaque État membre oriente sa politique énergétique avec ses opérateurs nationaux. La publication par l’Union européenne en 2009 d’un guide, Lutter contre la précarité énergétique en Europe3, et les préconisations du Conseil économique et social de l’Union (en 2011) ont tout de même rappelé la nécessité d’une définition et l’importance accordée à ses questions.
La réponse à la précarité énergétique est donc un défi fortement dépendant des modes de régulation existants et, si elle devient un véritable enjeu politique, ce n’est encore que de manière éclatée entre les pays et très focalisée sur le logement.
En France, c’est la lutte contre l’exclusion qui a progressivement éveillé l’intérêt pour la précarité énergétique : la convention EDF-GDF conclue en 1985 avec les préfets, la loi sur le Revenu minimum d’insertion en 1988, la loi Besson sur le logement de 1990, la loi de lutte contre l’exclusion (en 1998) esquissent, chacune à leur manière, cet enjeu. En décembre 2004, les Plans départementaux d’action pour les personnes défavorisées – en lien avec le Fonds solidarité logement (FSL) – commencent à le prendre en charge. Mais on est encore loin du compte : en 2005, le manifeste associatif « Précarité, habitat social et énergie4 » et la création du Réseau des acteurs de la pauvreté et de la précarité dans le logement (Rappel) témoignent de l’influence des associations, de la montée de l’exclusion énergétique dans le logement et d’une volonté de coordonner les actions.
Il faut attendre la loi Grenelle I de 2009 et surtout celle du 10 juillet 2010, dite « Grenelle II », pour que soit définie, à l’article 11, la notion de précarité énergétique et pour voir les pouvoirs publics s’en saisir sérieusement. Alors que les données avaient été publiées en 2006 dans le cadre de l’Enquête nationale logement, celle-ci devient soudain un sujet de préoccupation majeur. Insee Première, qui titre en 2011 : « Avoir froid ou dépenser trop pour se chauffer », présente les chiffres en identifiant deux catégories de la population les plus concernées. D’une part, les ménages qui consacrent plus de 10 % de leurs revenus pour chauffer leur logement, d’autre part, ceux qui sont dans l’impossibilité d’atteindre une température convenable. Les propriétaires, les personnes de 65 ans et plus et les habitants des maisons individuelles sont les plus représentés dans la première catégorie. Les jeunes, les locataires et les ménages habitant en logement collectif sont, eux, surreprésentés dans la seconde. Une multiplicité d’acteurs s’engage alors : les acteurs associatifs bien sûr, très mobilisés, mais également l’État. Celui-ci prend cette fois des mesures concrètes, essentiellement focalisées sur l’habitat. Pendant que le médiateur de l’énergie, institué en 2007, voit ses compétences élargies, les agences de l’État sont chargées par le gouvernement de mettre en œuvre la politique : l’Ademe (Agence de développement et de maîtrise de l’énergie) apporte son expertise, l’Anah (Agence nationale d’amélioration de l’habitat) déroule à partir d’octobre 2010 le programme « Habiter mieux ». Doté de gros moyens financiers (1,25 milliard d’euros), il cible les propriétaires occupants dont les ressources financières sont modestes ou très modestes.
Cette impulsion de l’État suppose de s’intégrer dans un cadre territorial, et le programme est soumis à la signature par les départements d’un Contrat local d’engagement (Cle) de lutte contre la précarité énergétique. Le 26 octobre 2010, le Bas-Rhin signe le premier, pour 600 logements rénovés par an, première étape d’une couverture du territoire départemental deux ans plus tard. À l’échelle communale, la ville de Saint-Flour, dans le Cantal, est la première à adopter un protocole d’aide pour la rénovation thermique des logements privés des ménages les plus modestes. À chaque fois, une convention est signée entre les différents acteurs pour définir le rôle de chacun (préfet, collectivités locales, caisses d’allocations familiales, mais aussi opérateurs). Le FSL de chaque département accorde des aides financières aux personnes qui peinent à payer leur loyer et les charges relatives à leur logement. Les centres communaux et intercommunaux d’action sociale (CCAS, CIAS) sont au cœur de l’action pour l’aide aux impayés d’énergie : en 2012, 80 % d’entre eux ont fait face à une augmentation des demandes d’aides.
Ainsi, les politiques publiques françaises semblent proposer à la fois une réflexion, des mesures et une déclinaison dans les territoires départementaux ou communaux. Mais la prise de conscience est récente et encore limitée.
Tout d’abord, une meilleure identification des enjeux permettra de mieux appréhender la précarité énergétique. Que recouvre exactement cette notion5 ? Plusieurs approches complémentaires se croisent : une approche à partir de l’économie de la consommation qui améliore le calcul des taux d’effort énergétique (identifier les ménages dont la consommation s’écarte de la dépense médiane) ; une approche sociologique à partir du sentiment de restrictions sur le chauffage et le carburant ; une troisième approche qui porte sur le ressenti du niveau de confort dans l’habitat.
Mais on ne saurait se limiter au seul logement : la vulnérabilité à la hausse des prix de l’énergie est aussi liée à l’augmentation du prix du carburant. Ce ne sont donc pas exclusivement l’habitat, les techniques d’isolation ou l’efficacité thermique qui sont en jeu, mais l’ensemble des éléments du mode de vie qui mobilisent des coûts énergétiques. Dès lors, si la précarité énergétique est bien sûr corrélée au « niveau » de vie des ménages, la politique à mener doit aussi prendre en compte leur « mode » de vie : la contrainte du lieu d’habitat, l’éloignement des commerces et des services privés et publics, le choix des modes de transport collectifs ou individuels. Le « coût résidentiel » (le prix du logement, mais aussi celui de la mobilité et de l’accessibilité) est, comme le montre le Crédoc, un facteur important, pour élaborer une réponse6. Et, dans ce domaine, la France présente des caractéristiques propres, avec un habitat périurbain particulièrement développé – notamment autour de Paris. Ce « périurbain » (terme spécifiquement français), très exposé à l’élévation du « coût résidentiel », est composé de catégories d’employés et d’ouvriers à la fois vulnérables, mal identifiées (car manquant d’identité locale) et qui constituent dès lors un terreau électoral potentiel pour l’extrême droite7.
On le voit, une approche transversale est indispensable. La politique menée doit considérer l’ensemble des dépenses énergétiques des ménages, et travailler sur les politiques publiques qui touchent au mode de vie. On est ici renvoyé aux grandes politiques sectorielles de logement, de transport, d’éducation, de santé, menées à l’échelle nationale : leur définition détermine la capacité des groupes socioéconomiques à accéder à ces services ou à en être éjectés. Mais ce constat interroge aussi les compétences des collectivités territoriales car, dans une large mesure, ce sont elles qui peuvent définir les priorités contre la précarité énergétique. Ainsi les politiques de transport, certes liées à des dispositifs d’ensemble (urbanisme, aménagement, équipement), relèvent de leurs compétences. Une étude, menée en 2011-2012, a comparé les dépenses énergétiques de ménages habitant des zones périurbaines en Île-de-France et dans l’agglomération dijonnaise : les habitants, même lorsqu’ils peuvent substituer un mode de transport en commun moins coûteux à leur voiture individuelle, le font difficilement. Seule une véritable politique locale de desserte les y incite8. Pour progresser et coordonner des actions transversales de lutte contre la pauvreté et la précarité énergétique, il est important de les penser et les construire dans les territoires. Encore faut-il que les compétences respectives des acteurs locaux soient clairement définies, avec une coordination efficace.
On invoque les départements qui ont la maîtrise du FSL, les communes dont les CCAS détiennent les outils d’aide aux ménages confrontés aux impayés... Mais ce n’est là qu’un niveau de l’action parmi d’autres. L’avant-projet de l’Acte III de la décentralisation prévoit d’attribuer la compétence de la « transition énergétique » aux communes, signe d’une nécessaire territorialisation, toutefois à approfondir. Et la perception par les acteurs de la fragilité face à la consommation d’énergie, pour l’heure trop étroite, doit prendre en compte un champ plus large.
1 Brenda Boardman, Fuel Poverty : From Cold Homes to Affordable Warmth, Belhaven Press, 1991.
2 Frédéric Huybrechs, Sandrine Meyer, Jan Vranken, « La précarité énergétique en Belgique », rapport de l’Université libre de Bruxelles et de l’Universiteit Antwerpen, décembre 2011.
3 Il a pour sous-titre : Guide de recommandations à l’attention des décideurs politiques, Étude de la précarité énergétique en Europe (EPEE), Ademe, Intelligent Energy, 2009.
4 Signé par la Fondation Abbé Pierre, le CLER, Amorce, l’Association nationale compagnons bâtisseurs, la Fédération nationale habitat et développement, la Fédération nationale des Pact, le Secours catholique, la Société française des urbanistes, l’Union nationale des associations familiales, l’union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés sanitaires et sociaux.
5 Des précisions méthodologiques sont en cours en Europe : en France, la création par l’Ademe de l’Observatoire de la précarité énergétique (mars 2011), chargé de parfaire la mesure de la précarité et de suivre les aides publiques et privées, va dans ce sens. Le réseau des bailleurs au sein de l’Union sociale de l’habitat a créé en 2012 l’Observatoire des performances énergétiques. Les collectivités et agences locales travaillent, elles aussi, à l’élaboration d’indicateurs.
6 Bruno Maresca, « La précarité énergétique pose la question du coût du logement en France », Crédoc, Consommation et modes de vie, n°258, mars 2013.
7 Laurent Davezies, La crise qui vient. La nouvelle fracture territoriale, Seuil, 2012.
8 Étude master STU Sciences-Po, soutenue par l’Institut pour la recherche de la Caisse des dépôts et consignations, 2011.