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C’est au Royaume-Uni que le vocable de « fuel poverty » fait son apparition, au lendemain des premiers chocs pétroliers. En découle une première définition précise et chiffrable. Seront considérées précaires énergétiques les familles contraintes, pour les usages domestiques, de dépenser plus de 10 % de leurs ressources pour acquitter les factures d’énergie. Est ainsi défini un taux d’effort énergétique pour le chauffage, jugé problématique dès lors qu’il représente le double de l’effort consenti en moyenne par les Britanniques (en France, ce seuil correspond à la situation des ménages aux revenus les plus modestes).
Au Royaume-Uni, la distribution d’énergie est confiée depuis longtemps à des opérateurs privés très diversifiés, soumis à un régulateur indépendant qui fixe des normes de tarification maximale destinées à protéger les usagers pauvres. À défaut d’un système sophistiqué de minima sociaux comme en France, s’organise, via le régulateur de l’énergie, une solidarité entre clients des distributeurs privés.
En raison de l’augmentation durable des prix de l’énergie (1999-2000 et 2004-2006), l’ensemble de l’Union européenne (UE) commence à se préoccuper explicitement de la précarité énergétique. Elle croise deux autres évolutions : la poursuite de la libéralisation du marché européen et la montée en puissance de la lutte contre l’effet de serre. Avec l’élargissement de l’UE aux pays d’Europe centrale et orientale (dont certains sont largement dépendants de sources et de distributeurs d’énergie non nationaux), il importe de donner un cadre européen aux obligations de « service universel » que devront contrôler des régulateurs nationaux, en particulier concernant la protection des usagers vulnérables. Par ailleurs, l’objectif ambitieux de réduire de 20 % les émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2020 conduit à harmoniser les performances énergétiques requises pour des secteurs d’activité comme les transports et la construction. Ainsi plusieurs directives européennes – destinées à être transposées dans l’ensemble des États1 – comportent-elles, à partir de 2009-2010, des définitions de référence pour la précarité énergétique.
En France, la prise de conscience est tardive, mais forte, avec le Grenelle de l’environnement. Il donne lieu, en 2010, à l’adoption d’un « Engagement national contre la précarité énergétique » : moyens financiers mis en place dans le cadre du « grand emprunt » pour la rénovation thermique des logements privés, établissement de contrats locaux d’engagement contre la précarité énergétique au plan départemental, création d’un Observatoire national de la précarité énergétique. Une définition large sert de visée : sont concernées « les personnes qui éprouvent dans leur logement des difficultés particulières à disposer de la fourniture d’énergie nécessaire à la satisfaction de leurs besoins élémentaires en raison de l’inadaptation de leurs ressources ou de leurs conditions d’habitat ». Bien que vague, cette définition « à la française » a deux mérites. D’abord, elle donne une base matérielle à la situation de précarité. En se référant à la « satisfaction de besoins élémentaires », elle se rattache à l’esprit de la loi de 1998, qui définit l’inclusion sociale par l’accès effectif aux droits qui commandent une vie digne. Une définition exclusivement quantitative, mesurée par le taux d’effort budgétaire, ignore qu’un taux jugé acceptable (en dessous du seuil de 10 %) peut découler d’une auto-limitation excessive du chauffage conduisant à une perte de bien-être. Autre mérite, cette définition met le doigt sur les trois causes possibles de la précarité énergétique : l’insuffisance de ressources, des prix de l’énergie devenus trop élevés et une qualité insuffisante du chauffage ou de l’isolation du logement. Notre pays, longtemps préservé de la hausse des prix relatifs de l’énergie, doit maintenant affronter leur poussée inéluctable créée par la confrontation mondiale entre l’offre et la demande.
Dans la pratique, en France, la mesure des situations de précarité repose principalement sur le taux d’effort énergétique en matière de chauffage ou sur l’évaluation des situations subjectives de « froid ressenti ». L’une des tâches de l’Observatoire national de la précarité énergétique sera d’affiner les instruments de mesure.
1 Directives sur les marchés intérieurs du gaz et de l’électricité, directive révisée sur la performance énergétique des bâtiments.