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De bouclier d'une Europe prospère, censé la protéger, il y a dix ans, contre les mauvais vents de la spéculation sur les marchés des changes, l'euro est devenu l'institution qu'il convient de « sauver », au sein, cette fois, d'une Europe écrasée par le poids des dettes. Certes, l'euro a joué ce rôle de stabilisateur en permettant de supprimer une source majeure de spéculation : celle des taux de change entre pays membres de l'Union européenne. Mais sa surévaluation eu égard aux performances économiques de nombreux pays de la zone (mesurées, par exemple, à travers leurs différences de parité de pouvoir d'achat) a pénalisé leurs exportations, donc leur développement économique. C'est le cas de la France, notamment. L'adoption, par ailleurs, d'une monnaie unique en l'absence de coordination fiscale et budgétaire, dans un contexte libre-échangiste exacerbé par le dumping salarial de l'Allemagne, a creusé les différentiels de compétitivité au lieu de les réduire. Peu importe le chiffrage précis (et toujours discutable) des millions d'emplois européens perdus et des milliards gâchés à cause d'un euro trop fort, adopté par une zone qui s'est sans doute agrandie trop vite : quel que soit l'occupant de l'Élysée, il devra dire à quel prix nous sommes prêts, en Europe, à conserver la monnaie unique. Puissions-nous, en conclusion de ce numéro, lui en esquisser les principaux enjeux.
La Grèce, en tout premier lieu, paie au prix fort le coût social du sauvetage de l'euro. En témoignent la multiplication par deux du taux de suicide dans l'archipel et la désertion d'Athènes par 200 000 personnes, parties ailleurs chercher un avenir meilleur (en Australie, notamment).
Plus généralement, les restrictions budgétaires imposées par la troïka – Commission européenne, Banque centrale européenne (BCE), Fonds monétaire international (FMI) –“ promettent d'enfoncer l'économie du continent le plus prospère de la planète dans une trappe à liquidité semblable à celle dans laquelle nos parents se sont débattus durant les années 1930. Ou à celle où le Japon (autrefois, deuxième économie mondiale) est enlisé depuis vingt ans. Qui, hors de la troïka, veut de cette austérité ? Presque personne sinon les banques, la CDU (Union chrétienne-démocrate allemande) et leurs alliés –“ notamment les chefs de gouvernement « techniques » (entendre : acquis à la cause financière) installés en Irlande, en Grèce et en Italie sans consultation démocratique. Même le gouvernement conservateur espagnol de Mariano Rajoy a tenté, pendant quelques jours, un bras de fer avec ses interlocuteurs européens pour minimiser les dégâts économiques et sociaux que provoque la rigueur dans la péninsule ibérique (50 % de chômage chez les jeunes...). Une rigueur dont il sait qu'elle plonge l'Espagne dans la récession et ne contribuera pas à rétablir ses finances publiques, puisque ses recettes fiscales augmentent moins vite que les taux auxquels les investisseurs sont disposés à prêter.
Rappelons qu'en 2008, la dette publique espagnole était exemplaire : 40 % du produit intérieur brut (Pib). Elle a doublé depuis lors, essentiellement du fait de la faillite latente des cajas (caisses d'épargne) espagnoles qui, dopées à la titrisation et au « hors bilan », ont plongé le pays tout entier dans une bulle immobilière sans précédent puis, une fois cette bulle éclatée, dans la récession (-1,5 % de « croissance » du Pib prévue pour 2012). On découvre, à la lumière de la crise des subprimes, combien le décollage espagnol des années Aznar était factice, construit sur un crédit bancaire facile, accordé sans projet économique digne de ce nom. Las, en l'absence de soutien face à l'intransigeance allemande, M. Rajoy a perdu la partie, au moins temporairement, alors que son pays fait face à un problème de liquidité, et non de solvabilité. Il en va de même pour tous les autres pays de la zone, à l'exception de la Grèce et peut-être de l'Irlande. La Grèce, seule réellement non solvable aujourd'hui, connaîtra inévitablement un autre défaut souverain dans les années qui viennent, alors que son poids économique est inférieur à celui du département des Hauts-de-Seine.
C'est au nom d'un euro fort, voire de sa crédibilité, que l'on s'interdit pour l'instant de défendre en Europe une révision des traités destinée à autoriser la BCE à pratiquer ce que font la réserve fédérale des États-Unis et la Banque centrale d'Angleterre : acheter la dette publique afin de soulager les économies de la crise de liquidité à laquelle elles font face1. Or une telle politique de quantitative easing monétaire (politique monétaire expansionniste) ne serait-elle pas, au contraire, le meilleur moyen de garantir la stabilité de l'euro (éventuellement légèrement dévalué, ce qui serait une bonne nouvelle pour la majorité des Européens) ? La création d'eurobonds ne défendrait-elle pas, elle aussi, notre monnaie unique en fournissant une issue temporaire à la crise systémique de la zone euro ?
Mais la création monétaire est rejetée par la CDU sous prétexte qu'elle serait inflationniste (ce qui n'est pas prouvé2) et elle n'est que mollement défendue par l'actuel gouvernement français au motif qu'elle conduirait à une dévaluation de l'euro et, in fine, à la perte de crédibilité de la BCE. Et la mutualisation des budgets nationaux à l'échelon européen, que supposent les eurobonds, marquerait un abandon partiel de souveraineté auquel le gouvernement français n'est jusque-là pas prêt à consentir.
Après le prix social (payé aujourd'hui par les pays méditerranéens) et le prix monétaire (le refus de la création monétaire), le prix à payer du sauvetage de la monnaie unique pourrait bien être politique : la confiscation du pouvoir démocratique par la sphère financière. Car certains, en France, préconisent d'ores et déjà, quel que soit le futur occupant de l'Élysée, la désignation d'un « Mario Monti » à Matignon. Un gestionnaire qui ne soit pas issu du monde politique (mais de préférence du monde financier), dont la tâche, rigoureusement « technique », consisterait à « rassurer » les marchés et à protéger l'euro.
En cas d'attaque spéculative massive sur la dette publique française, cette tentation sera forte, quelle que soit la couleur du gouvernement en place. 70 % de la dette publique française est détenue par des investisseurs non-résidents. C'est à eux que les banques, qui depuis 2004 détiennent le monopole de distribution des bons du Trésor français, ont vendu notre dette. Que les banques françaises n'aient pas privilégié les prêteurs nationaux fragilise considérablement le pouvoir politique face « aux marchés » et rend l'hypothèse d'un recours à un technicien d'autant plus plausible. Surtout depuis que, parmi les scénarios européens envisagés3, le « scénario japonais » a acquis une certaine vraisemblance grâce à l'apparent succès des opérations de prêt d'une envergure inédite, menées par Mario Draghi, à la tête de la BCE, entre décembre et février derniers.
La BCE a prêté mille milliards d'euros aux banques européennes au taux de 1 % à trois ans. Celles-ci en ont utilisé 400 milliards pour combler les trous noirs de leurs bilans. En dépit de leurs dénégations répétées, les banques sont en effet le point faible de l'économie européenne aujourd'hui –“ la dégradation de nos finances publiques est avant tout la conséquence des errements du secteur bancaire. Hormis le cas grec, la dégradation récente des finances publiques européennes est essentiellement le fait des errements du secteur bancaire européen et du caractère auto-réalisateur de la panique des marchés financiers (qui, en augmentant le taux d'emprunt d'un pays par crainte d'insolvabilité, menacent de faire advenir cela même qu'ils craignent). Cent autres milliards d'euros ont été placés en achat de dette publique (italienne et espagnole) à des taux très avantageux (plus de 5 % à trois ans). La différence de rendement, 4 % environ, est financée par les contribuables des pays concernés. Enfin, 500 milliards ont été replacés par les banques dans les comptes de la BCE. Autant d'argent qui pourrait servir à amorcer la pompe financière de la transition énergétique ou encore à réduire l'ampleur du credit crunch (restriction de crédit) dont sont victimes les PME...4 Or ce déluge de liquidité peut donner l'illusion qu'une « martingale »5 a enfin été trouvée pour tirer l'Europe hors de l'impasse où l'inféodation de ses institutions à la sphère financière l'a précipitée. A l'instar de la politique menée par la Banque centrale du Japon depuis plusieurs années, il s'agit pour l'opération Draghi d'inonder les banques d'argent frais afin de leur permettre d'éviter la banqueroute et de laisser ce déluge alimenter marginalement les finances publiques des États en difficulté, sans pour autant relâcher la pression sur leurs dépenses publiques.
La dégradation de nos finances publiques est avant tout la conséquence des errements du secteur bancaire.
Nous imaginons déjà ce qu'un « Monti » à Matignon proposerait en termes de politique économique : une réduction de 20 % des salaires des fonctionnaires, la désindexation des retraites à l'égard de l'inflation, la suppression d'une part significative des remboursements maladie, la réduction des droits des chômeurs6, la flexibilisation accrue du marché du travail (par exemple la suppression du contrat à durée indéterminée), etc. Nous savons que ce programme ne permettra pas davantage à l'économie française de redresser ses finances publiques qu'à la Grèce, l'Irlande, l'Espagne ou le Portugal. Gageons qu'il ne permettra même pas à l'Italie de Mario Monti d'échapper à une nouvelle tourmente financière dès cette année. Nous savons encore que ce programme, sous couvert de stricte gestion « technique » des finances publiques, relève d'une option politique bien connue : ces « mesures structurelles » figurent sur l'agenda des « décideurs financiers » depuis plusieurs décennies. Elles visent en partie à mettre en œuvre le démantèlement de l'État-providence hérité de l'après-guerre. Un programme dénué, jusqu'à preuve du contraire, de toute légitimité démocratique.
La question politique posée aujourd'hui à l'Europe est relativement simple : consentira-t-elle à un tel scénario, sous la pression d'un gouvernement allemand qui confond l'euro avec le mark et qui refuse de voir que la récession du marché européen provoquera sa propre chute ? Ou bien une coalition politique osera-t-elle s'y opposer et remettre à plat le « pacte de (dé)croissance » que tentent d'imposer Berlin, Bruxelles et l'actuel gouvernement de Paris pour faire valoir ce que répètent à l'envi tant d'économistes : l'heure est à la construction d'une Europe politique fédérale autour d'un euro réévalué à la baisse7, à une monétisation partielle des dettes publiques par voie de création monétaire de la Banque centrale européenne, et à un vaste programme de transition énergétique et climatique8 ?
Les "mesures structurelles" des "décideurs financiers" visent à démanteler l'État-providence hérité de l'après-guerre.
Une telle coalition devrait être capable de faire face à deux interlocuteurs : le gouvernement allemand –“ qui ne sera pas renouvelé avant les élections législatives de septembre 2013 –“, les investisseurs des marchés financiers –“ qui n'hésiteront pas à utiliser leur « droit de vote » pour dicter leur politique au prochain occupant de l'Élysée. Face au premier, il est possible que les mauvaises perspectives de croissance pour 2012 et les bons résultats d'une coalition « rouge-verte » SPD, die Grünen, die Linke dans les sondages obligent le gouvernement allemand à tempérer son intransigeance. Face aux seconds, rappelons que « rassurer les marchés financiers » n'a guère de sens : les injonctions des investisseurs privés sont intrinsèquement contradictoires –“ rigueur un jour, relance le lendemain –“, dictées par les intérêts de court terme des épargnants (et non le souci du bien commun) et soumises à l'humeur des opérateurs qui travaillent dans les salles de marchés.
Mais pour peu que Paris et une alliance SPD, die Grünen, die Linke, en Allemagne s'y accordent, la BCE pourrait être contrainte –“ sans révision des traités –“ à financer une réindustrialisation verte en Europe (au lieu d'alimenter les spéculations bancaires) et à mettre sous tutelle le secteur bancaire pour l'obliger à se désendetter sans mettre en péril l'économie réelle. En commençant par prononcer la séparation des métiers bancaires. Financer un tel programme pourrait relever du mandat de la BCE. La transition vers une économie décarbonée est le meilleur moyen de diminuer notre dépendance à nos importations de pétrole et de réduire ainsi l'inflation importée par le coût de l'énergie. Une telle politique mettrait-elle l'euro en danger ? Elle serait, au contraire, le meilleur signal qui puisse être adressé aux investisseurs du monde entier : car –“ le dernier rapport du FMI le redit avec force –“ la sous-capitalisation du secteur bancaire européen est la vraie menace qui pèse sur la monnaie unique. Et l'euro deviendrait la monnaie du prochain leader de la transition écologique.
1 / Rappelons que cette crise résulte non seulement de l'augmentation massive des déficits publics due au sauvetage des secteurs bancaires sinistrés (allemand, irlandais, espagnol...), mais aussi des considérables besoins de liquidité des banques elles-mêmes.
2 / La première source de création monétaire du monde, ce sont les banques commerciales, qui font marcher la « planche à billets » chaque fois qu'elles accordent un crédit. Si toute création monétaire était ipso facto inflationniste, il conviendrait de fermer immédiatement les banques ! Et pourquoi les milliards injectés par la BCE ne sont-ils pas jugés inflationnistes ?
3 / Cf. Gaël Giraud, « Dette : que nous réserve 2012 ? », Projet, n° 326, février 2012, disponible sur Revue-projet.com.
4 / L'encours du crédit bancaire aux PME françaises n'a augmenté que de 4 % en 2011 : un accroissement dérisoire face aux besoins du tissu industriel français.
5 / Aux jeux de hasard, méthode plus ou moins fiable permettant au joueur d'accroître ses gains [ndlr].
6 / Rappelons que l'Assurance-chômage (Unedic), contrainte de se financer sur les marchés financiers, est donc évaluée par les agences de notation, et que son coût d'emprunt explosera suivant celui de la dette publique française. Il sera alors très facile d'arguer qu'il est devenu « tout simplement impossible » de financer les allocations chômage...
7 / La monnaie commune pourrait être transformée en monnaie unique ; voir dans ce dossier l'article d'André-Jacques Holbecq.
8 / Cf. Gaël Giraud et Cécile Renouard, Le facteur 12. Pourquoi il faut plafonner les revenus, Carnets nord, 2012.