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Dossier : À quel prix sauver l’euro ?

Le tribun et le banquier


L’un en appelle au peuple, l’autre invoque l’épargnant. À partir d’un constat commun sur les mérites de l’euro, le débat est vif entre le socialiste et le conseiller de François Bayrou. Quand l’un veut en découdre avec la droite allemande, l’autre ne jure que par l’Europe fédérale. L’un voue l’action de la Banque centrale aux gémonies, l’autre en chante les louanges. L’un préfère la sortie de l’euro à la ruine, l’autre crie à la démagogie.

Y a-t-il de bonnes raisons de vouloir sauver l’euro ?

Arnaud Montebourg – Bien sûr. La zone euro a construit une cohérence européenne. Elle a permis une affirmation, certes insuffisante mais sérieuse et solide, de l’Union européenne dans le monde. Que l’euro soit compétitif face aux monnaies de réserve mondiale, qu’il soit un outil de transaction internationale, c’est une réussite. Pas seulement en termes de prestige, mais en termes de protection économique, contre les mouvements erratiques des monnaies mondiales. Il a été une sorte d’oasis avant la crise. Nous avons échappé aux risques de contagion systémique des turbulences monétaires à l’époque de la crise asiatique, puis du krach sud-américain dans les années 2000. L’euro a donc bien joué son rôle. Là où il ne l’a pas fait, il ne le pouvait d’ailleurs pas, c’est qu’il n’a pas servi de force unificatrice des économies de l’Union européenne. Il a même accentué les divergences. En somme, le bénéfice est vis-à-vis de l’extérieur et le mal vient de l’intérieur.

Jean Peyrelevade – Je rejoins le diagnostic. L’euro a été un succès sur la scène internationale. Mais il est devenu un grave problème domestique que les dirigeants européens ont été jusqu’à présent incapables de résoudre. Pourquoi en avons-nous besoin ? À l’échelle du monde, la France seule pèse le même poids relatif que la Grèce en Europe, du moins en termes économiques. Or la dimension, dans le domaine industriel qui est l’essentiel, est une condition de l’efficacité. Si la zone euro était aussi homogène que les États-Unis, les échanges internes seraient quatre fois plus importants. Et la croissance beaucoup plus forte. Mais depuis dix ans, les deux moitiés de la zone euro divergent. Les pays d’Europe du Nord, où la productivité augmente plus vite que le salaire réel, sont sur-compétitifs. À l’inverse en Europe du Sud, les salaires progressent plus vite que la productivité, ce qui est la marque d’une perte structurelle de compétitivité. Cette double évolution n’est pas le fait de l’euro, ni des marchés financiers ou des banques qui y sont complètement étrangers. C’est la preuve d’une défaillance des gouvernants à l’échelle européenne. Ce qui est en cause, c’est la gouvernance de la zone euro.

L’euro est-il surévalué ?

A. Montebourg – Pour les pays dont la balance commerciale est excédentaire, comme l’Allemagne, il est normalement évalué. Mais pour la majorité, qui sont déficitaires, le prix de l’euro est trop élevé et freine les exportations. L’euro est devenu une monnaie minoritaire qui sert les intérêts des Pays-Bas, de l’Allemagne, de la Finlande. Tous les pays de l’Europe du Sud en pâtissent, mais aussi l’Autriche, la Belgique, et la France qui sont dans des situations intermédiaires. Nous sommes aujourd’hui à un moment de vérité : cette monnaie ne permet pas de corriger les déséquilibres internes à la zone euro, puisqu’il n’y a plus de dévaluation entre les pays membres. Les écarts entre les économies s’évaluent, selon moi, à tort, à travers la grille de l’endettement et à travers celle des budgets publics. Ce sont les données fondamentales de l’économie qui divergent : les uns suivent des stratégies de désinflation compétitive qui écrasent le coût du travail, pendant que les autres stimulent la croissance à coup de dépenses publiques. En résultent des chocs qui détruisent la zone euro de l’intérieur. Les écarts de compétitivité, les niveaux de salaires et de fiscalité appellent un rééquilibrage. Or les pays excédentaires refusent de servir de relais de croissance pour les pays déficitaires.

Le résultat risque d’être un éclatement de la zone euro, au moins en deux zones homogènes : les pays minoritaires s’appuyant sur un « euro-mark », pendant que tous les autres ont besoin d’un euro à parité avec le dollar. Si l’Allemagne n’assume pas ses responsabilités de leader économique de la zone euro, en remontant le niveau de ses salaires et de ses prestations sociales, tout en acceptant un certain protectionnisme face à la concurrence déloyale mondiale, l’euro ne survivra pas. Les intérêts vitaux des autres nations sont désormais menacés. Soit leurs dirigeants demeurent conciliants avec la politique de l’« euro-mark » et ils provoqueront la révolte de leurs électeurs qui voteront pour la sortie de l’euro, et l’euro y périra politiquement. Soit l’euro périra économiquement et financièrement : l’Allemagne, refusant de payer pour la ruine des autres (qu’elle aura contribué à aggraver), sortira d’elle-même de la zone euro – suivant le souhait de 45 % des Allemands (davantage qu’en France).

J. Peyrelevade – Arnaud Montebourg a besoin de boucs émissaires, qui permettent d’oublier nos propres responsabilités : l’Allemagne pour l’économie réelle, les banques pour les dettes publiques, devenues depuis fort longtemps excessives. Pour appuyer sa thèse (tous coupables, sauf le peuple français), il lui faut travestir la réalité.

"Est-ce la faute des banques si depuis quarante ans, tous les gouvernement ont fait voter des budgets publics en déficit?" Jean Peyrelevade

Ainsi pour la valeur de l’euro. Depuis son apparition, la balance commerciale de la zone euro est voisine de l’équilibre. Où est la surévaluation massive ? À 1,3 dollar pour un euro, elle est très légèrement déficitaire. Depuis dix ans, la part de marché de l’Europe dans les exportations des pays industrialisés augmente, quand celles des États-Unis et du Japon diminuent fortement. Le solde industriel externe de la zone euro a été multiplié par trois et il est aujourd’hui voisin de 200 milliards d’euros. L’euro n’est donc pas une monnaie minoritaire. Avec l’euro, toute l’Europe du Nord (Allemagne, Pays-Bas, Finlande, Autriche, Belgique) a parfaitement défendu sa compétitivité. L’excédent commercial cumulé de ces pays est supérieur, en pourcentage du Pib, à celui de la Chine ! On aura du mal à les convaincre de devenir protectionnistes…

La France a deux problèmes centraux à résoudre. D’une part, remettre de l’ordre dans ses finances publiques. Est-ce la faute des banques si depuis 1973 (quarante ans !), tous les gouvernements ont fait voter des budgets publics en déficit ? D’autre part, rétablir sa compétitivité. Certes, il faut demander à l’Allemagne d’être plus coopérative. Mais nous, quels efforts allons-nous demander à notre peuple pour convaincre l’Europe du Nord que nous sommes enfin sérieux ?

A. Montebourg – M. Peyrelevade culpabilise à outrance et à tort les pays déficitaires. La compétitivité est un indicateur relatif, surtout vis-à-vis de pays dont les coûts du travail sont 40 fois moins élevés (pour la Chine) ou 5 à 10 fois moins élevés (pour les pays d’Europe de l’Est). Si l’Union européenne s’était mieux protégée, elle n’aurait pas un déficit de 150 milliards avec la Chine (20 milliards environ de déficit pour la France comme pour l’Allemagne en 2009). Nous sommes donc fondés à dire qu’un tiers de nos problèmes vient de la Chine, un tiers de la stratégie non coopérative de l’Allemagne qui tire les coûts à la baisse et un dernier tiers de nous-mêmes. Pourquoi nous infliger la charge de réparer les trois tiers ?

J. Peyrelevade – Réparons déjà le tiers dont nous avons la charge. Et les chiffres du commerce extérieur avec la Chine ont évolué. En 2011, le déficit français est de 10 milliards et l’Allemagne est pratiquement à l’équilibre.

La voie d’une Europe fédérale est-elle un scénario plausible, souhaitable ?

A. Montebourg – L’Europe fédérale est un slogan électoral. Nous avons des institutions fédérales, mais elles jouent certains intérêts nationaux plutôt que de tous les fédérer. La Banque centrale est une institution fédérale mais elle n’est pas gérée de manière fédérale. Faisons faire à la Banque centrale européenne (BCE) ce que toutes les banques centrales font dans le monde : monétiser la dette des États au lieu de la payer à la sueur des contribuables. Une Europe fédérale demanderait aussi de réguler le taux de change sur le plan mondial, comme le fait le dollar, pour faire face aux difficultés économiques des pays membres. Elle supposerait aussi de coordonner les questions budgétaires aux questions monétaires. Or nous sommes dans le dysfonctionnement le plus total.

Pour le moment, la zone euro est une zone mark. Sans qu’on puisse dévaluer, ce qui est catastrophique pour l’économie européenne. Ceci est la conséquence d’un abus de pouvoir de la droite allemande. M. Rajoy, pourtant leader de la droite espagnole, espère secrètement la victoire de M. Hollande pour pouvoir desserrer l’étau, ce qu’a rendu impossible le « Merkozysme ». Ce condominium des droites libérales franco-allemandes, en raison des faiblesses structurelles de la France et d’une politique de complaisance, a conduit l’Allemagne à diriger la zone euro en fonction de ses seuls intérêts. Nous sommes à l’inverse du fédéralisme, au retour du nationalisme économique dans la zone euro. Lors de la construction de l’union monétaire, on a fait deux erreurs historiques, dont certains Français éminents portent aussi la responsabilité. On a voulu à la fois une monnaie forte et des frontières ouvertes. Aucun pays ou continent dans le monde n’a fait les deux. Soit vous avez une monnaie faible et vos frontières sont ouvertes, soit vous avez une monnaie forte et vos frontières sont fermées ou peuvent l’être. Les années Delors, d’une certaine manière, nous coûtent cher. C’est comme si on avait construit une cathédrale sur du sable.

J. Peyrelevade – Oui, il y a une erreur de conception à l’origine de la zone euro. Dès lors que les déséquilibres internes ne peuvent plus être corrigés par des variations des taux de change, il faut essayer d’éviter leur apparition ou leur creusement et, pour la partie résiduelle, organiser des transferts d’argent des pays créditeurs vers les pays débiteurs. Cela implique une très forte coordination des politiques macroéconomiques et une solidarité explicite entre les différents pays de la zone. Donc une Europe fédérale. Toute autre réponse relève de l’illusion.

Une Europe fédérale est un préalable absolu au rôle qu’Arnaud Montebourg espère voir jouer à la Banque centrale européenne. Depuis bientôt dix ans, l’Europe du Nord accumule les excédents vis-à-vis de l’Europe du Sud. Elle détient aujourd’hui, à travers ses entreprises, ses compagnies d’assurances, ses investisseurs institutionnels, un stock considérable de créances nettes, de l’ordre de 2000 milliards d’euros, sur l’Europe du Sud (Grèce, Portugal, Espagne, Italie, France). Ces pays sont débiteurs nets dans les mêmes proportions. Le montant représente près de 20 % du Pib de la zone euro. Et les montants bruts sont trois à quatre fois supérieurs. Les interdépendances sont telles qu’un éclatement de l’euro serait une catastrophe absolue pour les uns comme pour les autres. Un mouvement de change de l’ordre de 30 %, sans doute inéluctable si on devait revenir à des monnaies nationales, provoquerait des pertes en capital gigantesques à partager entre Europe du Nord et Europe du Sud. Une dépression majeure s’ensuivrait, provoquée par une vague de faillites sur le territoire européen.

Jean-Pierre Jouyet parle de l’euro comme d’un acte de foi politique…

A. Montebourg – Faut-il accepter notre ruine pour garder un totem ? Il n’y a que dans les sociétés primitives que l’on accepte de se sacrifier pour le temple. La foi a des limites ! Il y a des gens qui sont en train de crever économiquement en France : 350 000 personnes en dessous du seuil de pauvreté en cinq ans, 1 million de chômeurs en plus, 750 000 emplois industriels détruits en dix ans, 900 usines fermées en trois ans. Voilà les dégâts de cette politique.

Une société sans projet est une société qui se déchire et s’autodétruit. Si l’euro doit mener la France à la ruine, les Français préféreront l’abandonner. Si rien n’est fait pour remédier aux défauts historiques de la zone euro et si la droite allemande continue à refuser de coopérer, on ne pourra pas sauver l’euro. Pourtant, c’est notre devoir de le sauver.

Mais il n’y aura pas d’explosion de la zone euro. Il y aurait alors une monnaie non plus unique, mais commune. La monnaie unique interdit toute adaptation intérieure. Avec la monnaie commune, l’euro serait conservé pour les échanges internationaux, mais entre les pays de l’Union, il serait possible de procéder à des dévaluations. Il y aurait un « euro-franc », un « euro-mark », un « euro-lire », etc., permettant des ajustements par la monnaie. L’Allemagne se retrouverait face à des dévaluations compétitives autour d’elle. L’équilibre de la zone serait rétabli par le rôle ancien qu’occupaient les monnaies, tout en conservant l’euro comme monnaie de transaction extra-européenne et internationale.

J. Peyrelevade – C’est de la démagogie que d’envisager tranquillement la disparition de l’euro et son remplacement par un système fumeux de double monnaie. Celui-ci n’a jamais marché nulle part, sauf à imposer un contrôle des changes extrême à l’intérieur de la zone euro et un protectionnisme étroit. Car qui décidera qu’un agent économique est fondé à demander de l’euro international et pour quelles transactions ? Et à quel prix ? Comment évitera-t-on la fuite devant la monnaie nationale au profit de l’euro commun dès lors qu’une dévaluation se profilera ? Arnaud Montebourg plaide en fait pour une économie française fermée.

A. Montebourg – Avoir une monnaie qui joue son rôle, comme dans tous les grands pays du monde, ce n’est pas plaider pour une économie fermée. Car aucun pays ne peut, sous peine de mourir, abandonner à la fois sa politique budgétaire (désormais sous le contrôle des marchés), sa politique monétaire (confiée à une banque centrale qui ne lutte pas contre le chômage) et sa politique commerciale (la Commission européenne organisant le libre-échange sans limite). C’est pourtant ce que les libéraux européens nous infligent comme tortures inutiles ! Le désastre économique est bien là et la révolte populaire n’est plus très loin.

"Aucun pays ne peut, sous peine de mourir, abandonner sa politique budgétaire, sa politique monétaire et sa politique commerciale." Arnaud Montebourg

Le plan de réduction de 25 % de la dette de la Grèce est-il suffisant pour lui permettre de repartir ?

A. Montebourg – La stratégie « austéritaire » des droites européennes ressemble à la saignée des médecins de Molière. Je vous saigne et vous serez guéri. Mais finalement le malade meurt exsangue. Il est demandé à la Grèce d’observer un plan d’austérité qui réduit l’activité économique et alourdit encore la dette au lieu de l’alléger. Le problème n’est pas la dette ni l’inflation. La dette grecque aurait pu être traitée, il y a trois ans – il y en avait pour moins de 100 milliards, par une taxe sur les transactions financières, outil des gauches européennes pour faire payer le système financier. Cette solution indolore aurait permis à l’économie grecque de s’en sortir sans appauvrir les gens. Aujourd’hui, ils consentent de très lourds efforts et continuent de s’enfoncer dans la crise.

Les réactions seront extrêmement violentes. Le Portugal est sur le même chemin. L’Irlande n’en est pas très éloignée, ni l’Espagne, ni l’Italie. La France et la Belgique sont-ils les prochains sur la liste ? Cette stratégie stupide ne règle pas le problème, elle l’aggrave. Quels sont ces dirigeants qui attaquent les États, seuls capables de nous secourir dans une économie financière en déroute ? Ces incompétents méritent d’être expulsés par leur peuple des fauteuils qu’ils occupent.

J. Peyrelevade – Affirmer que la dette publique n’est pas le problème est un non-sens. Il n’y a pas d’autre solution que de revenir à l’équilibre budgétaire pour rassurer nos prêteurs, en insistant pour que l’Europe entière retrouve le sens de l’effort partagé et de la coopération. Et François Hollande lui aussi sera contraint d’appliquer une politique beaucoup plus rigoureuse que celle sur laquelle il aura été élu.

D’où vient notre problème actuel ? Tous les pays de la zone euro, ou presque, ont un excès de dette publique. Ils ont donc besoin de prêteurs, qui portent aujourd’hui 8 000 milliards de créances sur les États de la zone euro. Et qui sont ces prêteurs ? À plus des trois quarts, les citoyens de la zone euro. Il s’agit d’abord d’un problème domestique, qui tient aux défauts de fonctionnement de la zone euro. Les marchés financiers n’y sont pour rien.

Qui porte cette dette publique ? Pas les citoyens en direct, mais les institutions financières, banques, compagnies d’assurances, fonds de pension, caisses de retraite, Sicav obligataires, gestionnaires de patrimoine auxquels ils confient leurs économies. Pendant des années, les autorités publiques leur ont expliqué qu’il n’y avait aucun risque à prêter aux États de la zone euro. Les institutions financières les ont crues et chacune portait des dettes souveraines de tous les pays de la zone, de façon indifférenciée.

Jusqu’à la faillite de Lehmann, les taux d’emprunt de tous les États – Grèce comme Allemagne – étaient identiques. Soudain, lors de l’apparition de la tricherie grecque sur le déficit budgétaire, le discours changea : « Attention, messieurs les prêteurs, si vous prêtez à la Grèce, au Portugal, à l’Espagne, vous prêtez à vos propres risques. » Les prêteurs arrêtèrent aussitôt de prêter aux pays les plus risqués, d’autant qu’ils eurent à supporter les conséquences du défaut grec (70 % de créances effacées). C’est facile de vilipender les marchés, mais seriez-vous prêt, aujourd’hui, à placer vos économies personnelles en obligations portugaises ou espagnoles ?

L’Europe du Nord, qui dispose d’un montant considérable de créances sur l’extérieur, pourrait certes se passer de prêteurs étrangers (qui, au demeurant, continuent à lui faire confiance) et « nationaliser » complètement sa dette publique. Mais l’Europe du Sud, ayant un problème structurel de balance de paiements, a besoin tous les ans de trouver de nouveaux prêteurs. Tant que la balance commerciale est déficitaire, la « nationalisation » de la dette publique que souhaite Arnaud Montebourg est impossible. La France est dans la même position qu’un ménage surendetté qui maudit ses prêteurs quand ceux-ci arrêtent leurs concours.

A. Montebourg – Le danger vient de libéraux comme M. Sarkozy qui ont privatisé la dette. Les Japonais ont 220 % de dette, sans problème de marché financier puisqu’ils empruntent auprès de leurs ressortissants. La France est non seulement surendettée, ce qui est une hérésie, mais elle est dans la main des créanciers privés et spéculateurs. Sa politique se fait donc, comme l’aurait tristement déploré le général De Gaulle, à la corbeille. Mais il est d’intérêt public que les marchés financiers se soumettent aux intérêts des économies européennes.

La mise sous tutelle des banques a-t-elle à voir avec le sauvetage de la zone euro ?

A. Montebourg – Si l’on pense que les marchés financiers doivent être plus forts que le suffrage universel, il faut continuer. Sinon, il faut prendre des mesures de compression, d’interdiction, de sanction. La nationalisation, dans notre droit constitutionnel, suppose une indemnisation. Mais doit-on indemniser des actionnaires qui ont commis des fautes ? C’est pourquoi, je suis pour la mise sous tutelle, autrement dit le durcissement des règles, tel que proposé dans le programme de François Hollande : interdiction des activités spéculatives, séparation des activités des banques, rapatriement des avoirs des paradis fiscaux.

Des poursuites devraient par ailleurs être engagées contre les dirigeants et les actionnaires de Dexia, du Crédit agricole, de la Banque populaire ou de la Caisse d’épargne. Commençons par demander des comptes. Il y a eu 16 milliards d’euros de perdus dans les subprimes et 95 milliards dans l’affaire de Dexia ! Or aucune procédure n’est, à ma connaissance, ouverte au pôle financier du Palais de Justice de Paris.

J. Peyrelevade – Démagogie encore ! Il y a d’une part une crise de la régulation et d’autre part une crise de la dette publique européenne. Il ne faut pas confondre.

Un État qui juge excessifs les sacrifices qu’on lui demande pour se refinancer a-t-il d’autres recours que le défaut de paiement ?

A. Montebourg – Si la Banque centrale européenne faisait son travail, il y a longtemps que tout serait réglé. Regardez la politique de la Banque d’Angleterre et des banques centrales américaine ou chinoise. Elles monétisent la dette sans excès, permettant d’injecter des liquidités dans les États, et leur évitant ainsi d’être l’objet de la spéculation et de devoir relever drastiquement l’impôt. Comparés aux avantages, les inconvénients pèsent peu. Ce n’est pas en période de récession ou de dépression économique qu’on risque la montée de l’inflation – qui est aujourd’hui importée, en raison de la montée des prix des matières premières.

Dès lors, l’interdiction que s’impose la zone euro de pratiquer la création monétaire en faveur des États est absurde. D’autant que pour éviter aux banques un tarissement du crédit, la BCE vient de leur prêter 1 000 milliards à 1 %, qu’elles ont remis en partie dans les livres des comptes de la banque centrale au lieu de financer l’économie. C’est un scandale européen ! Et les banques reprêtent aux États à 5 %. L’écart est aux frais du contribuable, qui renfloue ainsi les banques. Cette situation justifierait une nationalisation automatique sans indemnité des banques, puisque ce sont les contribuables qui assument leur pérennité. Leurs actionnaires profitent d’un abus de position dominante dans le système de la BCE. La seule solution pour éviter le défaut de paiement, c’est donc la Banque centrale. Elle seule peut atténuer le prix économique et social de la dette publique. Sinon, tout dirigeant politique raisonnable finira par entamer un bras de fer avec ses créanciers. La Russie l’a fait, l’Argentine et l’Islande l’ont fait aussi. Deux ans plus tard, ces pays empruntaient à des taux normaux. N’a-t-on rien d’autre à proposer à la jeunesse que de rembourser avec dix ans de sa sueur la dette de son pays, c’est-à-dire préférer le rentier à l’entrepreneur ?

J. Peyrelevade – Curieuse conception de la démocratie où l’on envisage de sacrifier une catégorie de citoyens, les épargnants, parce qu’ils se sont laissé convaincre pendant quarante ans de prêter de l’argent à un État impécunieux. Je ne connais rien de plus absurde que de dénoncer la dictature des marchés. Un tiers de la dette publique française, 600 milliards d’euros, sont portés par des institutions françaises, pour le compte d’épargnants français. Que l’on prononce un défaut, et l’ensemble du système financier français sera en faillite. Et combien d’épargnants ruinés ! Croit-on que les pays de l’Europe du Nord, leurs institutions et leurs citoyens, se laisseront dépouiller sans réaction des créances considérables qu’ils ont accumulées sur nous-mêmes, du fait de notre impéritie ?

Quant à la BCE, on devrait la féliciter pour son audace. L’Europe du Nord a arrêté de prêter à l’Europe du Sud. Nous n’avons pas de coordination des politiques macroéconomiques et aucune solidarité entre les États membres. Comment les États en déficit peuvent-ils trouver les ressources pour se financer ? Comment se fait-il que l’explosion ne se produise pas ? C’est la BCE qui, sans trop le dire, recycle l’argent des pays créditeurs aux pays débiteurs. C’est elle qui, à partir des excédents déposés dans les banques d’Europe du Nord, prête des sommes croissantes au système bancaire de l’Europe du Sud. Ce faisant, elle permet au système de gagner du temps, en attendant des réformes plus définitives. C’est elle qui prend le risque d’assurer une solidarité des territoires et d’accumuler des créances sur l’Europe du Sud, ce que les États et les institutions financières ne veulent plus faire. Si l’euro explose, elle fait faillite. Intéressante situation ! Comment peut-on penser qu’elle pourrait monétiser directement la dette des États (l’Espagne, l’Italie et la France) tant que la solidarité de la zone euro n’est pas officiellement assumée par ses dirigeants et une discipline commune approuvée par tous ?

Le bras de fer s’annonce rude avec l’Allemagne…

A. Montebourg – Ce n’est pas le bras de fer de la France contre l’Allemagne, ni pour ou contre l’Europe : c’est la droite contre la gauche.

Pourquoi avons-nous un désaccord structurel et difficilement surmontable avec l’Allemagne ? Il est de nature démographique. Les Allemands ont 10 millions de personnes de moins de 20 ans, quand nous en avons 20. Eux ont à gérer le vieillissement de la population, donc à dégager des excédents financiers pour payer les retraites, quand nous avons à donner du travail à nos jeunes. On m’a rapporté une conversation entre M. Rajoy et Mme Merkel. Quand l’un disait : « J’ai 20 % de chômage chez les jeunes », elle répondait : « Moi, je n’ai pas assez de main-d’œuvre. Si nous pouvions avoir des jeunes de chez vous pour venir travailler en Allemagne… ». M. Rajoy serait resté interloqué. L’Union européenne n’est pas les USA, où on peut passer de l’Oklahoma au Texas : ce n’est pas la même langue, pas la même histoire, il y a des frontières historiques et culturelles. La mobilité du travail n’existe pas. Ce désaccord est anthropologique.

Si je rencontrais Mme Merkel, je lui dirais : « Nous avons besoin de croissance et vous d’exportations. Mais vous ne pouvez ruiner ma croissance par votre préférence pour l’exportation et moi je ne peux pas vous empêcher, par ma croissance, d’exporter. On doit trouver un équilibre. » C’est comme ça que la construction européenne aurait dû se poursuivre. Mais sous Nicolas Sarkozy, la France a cessé d’être l’interlocuteur rééquilibrant de la zone euro.

La construction européenne est-elle en péril ?

A. Montebourg – Pour l’instant, les plus critiques à l’égard de l’euro sont les Allemands. Mais la droite allemande ne peut pas imposer sa volonté à toute l’Europe. La politique de cavalier seul de Mme Merkel est parfaitement suicidaire pour l’Allemagne et dangereuse pour l’Europe. C’est une politique autocentrée, voire égoïste.

Mais la construction européenne n’est pas en cause : c’est une vision libérale de l’économie européenne contre une autre protectrice des populations. Et on a besoin d’institutions traduisant ce rapport de forces. Non pas d’une Commission gardienne des traités, qui d’ailleurs joue un rôle parfaitement néfaste dans l’interprétation libérale des textes – on a perdu l’acier et l’aluminium français et une grande part de notre industrie à cause d’elle. À titre personnel, je suis pour la suppression de la Commission dans les pouvoirs qui sont les siens. Elle devrait être une administration au service d’un gouvernement européen (une sorte d’accord entre les chefs d’État et de gouvernement) et l’initiative des lois devrait relever du Parlement ou de la chambre des États (le Conseil européen).

J. Peyrelevade – Supprimez la Commission et vous n’aurez jamais de politique économique coordonnée. L’Europe des États ne peut pas marcher sans une instance communautaire neutre, qui puisse arbitrer entre des intérêts divergents.

Propos recueillis par Jean Merckaert et Gaël Giraud le 11 avril 2012.


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