Une revue bimestrielle, exigeante et accessible, au croisement entre le monde de la recherche et les associations de terrain.
Vous participez, en Grèce, à la campagne pour l’audit de la dette. En quoi consiste votre mouvement ?
Ira Sinigalia – Plutôt que des actions coup de poing, nous avons choisi de mener des recherches sur l’origine de la dette grecque. Nous tentons par exemple de connaître le coût réel des Jeux olympiques d’Athènes de 2004 : il n’y a aucune estimation officielle. De même à propos des privatisations : combien coûtent-elles au contribuable ? Le gouvernement veut brader les entreprises publiques à des compagnies privées, alors qu’elles sont profitables ! Ainsi de la DEI, dans le domaine de l’énergie, de l’Opap [équivalent de la Française des jeux] ou de la Banque agricole de Grèce, rachetée par Piraeus Bank, une banque privée sauvée de la faillite par le second prêt de sauvetage à la Grèce : nous perdons progressivement des sources de revenus pour l’État, qui permettraient pourtant de financer le système de santé.
Mais dans nos recherches, nous nous heurtons au blocage du gouvernement, qui refuse de donner accès aux informations. Il est probable que des membres du gouvernement ont une responsabilité dans cette dette, que nous considérons comme en partie illégitime, sinon illégale. Ainsi, le scandale Siemens a révélé que des responsables politiques grecs avaient octroyé des marchés publics à cette entreprise en contrepartie de commissions. Une très large partie du budget est consacré à l’achat d’armement, et des sommes colossales sont versées sous la table pour l’obtention des marchés. Mais l’écheveau des responsabilités est très difficile à démêler, car les versements sont effectués via des sociétés offshore : on se trouve pratiquement face à de véritables mafias. Akis Tzohatzopoulos, ancien ministre de la Défense [de 1996 à 2000 dans le gouvernement de Costas Simitis, ndlr], est tout de même aujourd’hui derrière les verrous.
Lors des recherches, le mouvement essaie de travailler en réseau au niveau européen et de sensibiliser la population sur l’impact de la dette sur nos vies et sur l’environnement : ainsi, avec la récession, les politiques environnementales sont les premières victimes de l’ajustement structurel, et pour récupérer de l’argent, le gouvernement légalise à présent des maisons construites sans autorisation dans des espaces naturels protégés. Il envisage aussi de vendre des terrains publics comme l’ancien aéroport international d’Athènes, Ellinikon, le village d’Afandou à Rhodes ou le quartier de Kassiopi à Corfou, à des prix sans doute inférieurs à leur valeur réelle.
Quelle est la situation sociale en Grèce ?
I. Sinigalia – Le taux de chômage était de 9 % en 2009, il est officiellement passé à 21 % en mars 2012 (plusieurs estimations officielles parlent de 24 %) et il ne cesse de grimper. Depuis qu’il a accepté de se mettre sous la tutelle de la troïka (FMI, Union européenne et Banque centrale européenne), en mai 2010, le gouvernement met en place un plan de dévaluation interne, qui se concentre sur la réduction des salaires et des retraites et table sur l’augmentation des exportations. Or cette politique s’avère un poison pour la Grèce. Chaque jour, on déplore au moins un suicide dans le pays. Il y a deux mois, un vieil homme s’est tiré une balle dans la tête sur la Place Sidagma à Athènes ; il avait écrit qu’il ne pouvait plus subvenir à ses besoins et qu’il ne voulait pas être une charge pour ses enfants.
Tout le système social est menacé par les coupes budgétaires. Des maladies comme le cancer ne sont plus prises en charge : les malades doivent financer eux-mêmes leur traitement ! Dans certains hôpitaux, le manque de médicaments empêche d’effectuer les opérations. Des écoles ne parviennent plus à fournir les manuels scolaires. De nouvelles coupes dans les services de santé devraient être annoncées en septembre. Personne ne sait où cette dégradation va s’arrêter.
Quel est votre regard sur l’euro ? N’a-t-il eu que des effets négatifs sur la Grèce ?
I. Sinigalia – Accompagné d’une autre orientation politique, dans un monde différent, peut-être que l’euro nous aurait été bénéfique. Mais dans la réalité, ses effets sont très négatifs. Le problème ne tient pas seulement à la gestion de la transition de la drachme à l’euro : l’euro est l’expression d’une orientation politique, celle du néolibéralisme européen en réponse à la mondialisation. L’euro est le choix des banques, des multinationales, avec l’objectif de rester une monnaie forte au niveau international.
« L’euro est le choix des banques, des multinationales. »
Si la Grèce est entrée dans l’euro, ce n’est pas seulement parce que les responsables politiques grecs l’ont voulu, c’est aussi parce que les concepteurs de la monnaie unique avaient besoin, pour asseoir une monnaie internationale, d’étendre la zone monétaire. Le Portugal et la Grèce y sont entrés, alors qu’ils ne respectaient pas les critères de convergence définis par le traité de Maastricht. Même l’Italie y a été contrainte, malgré les réticences de Berlusconi. Ce marché intérieur a été créé, finalement, dans l’intérêt des Allemands : ceux-ci réalisent 41 % de leurs exportations vers l’Europe du Sud ! La Grèce a perdu de sa productivité et de sa compétitivité avec l’euro. L’industrie du sucre assurait autrefois notre autosuffisance. À présent, nous importons le sucre de Pologne. Le gouvernement a aussi profité des faibles taux d’intérêt pratiqués dans la zone euro pour capitaliser le secteur public, qui est devenu un véritable terrain de scandales, selon le principe « tu votes pour moi, je te donne un emploi public », nonobstant la qualification ou la formation des personnes.
La Grèce doit-elle quitter la zone euro ?
I. Sinigalia – En intégrant la zone euro, les États perdent de leur pouvoir : celui de dévaluer comme ils l’entendent. Dès lors, faute d’équilibrer par la monnaie, on ajuste socialement : on parle de dévaluation interne. Celle-ci s’est traduite en Grèce par la réduction de 22 % des salaires et des retraites. Et la Troïka suggère des coupes supplémentaires, de façon à nous aligner sur la Croatie et la Bulgarie. Mais le salaire minimum n’y est que de 583€ : on ne peut pas vivre avec ça ! Le prix de l’essence en Grèce est déjà le plus cher d’Europe…
« Sortir de la zone euro ? On risque d’y être forcé. »
Alors, sortir de la zone euro ? C’est une question difficile, je crois cependant qu’il le faudra, et de toute façon on risque d’y être forcé car la crise est systémique. On est confronté à un déséquilibre entre les pays du centre de l’Europe (Allemagne, Pays-Bas, Finlande) et ceux de la périphérie, les premiers s’enrichissant au détriment des seconds. Une telle situation n’est pas tenable, d’où la colère croissante contre les Allemands, que je regrette. Nous devons en partie ce décalage au gel des salaires en Allemagne depuis dix ans. Les Allemands ont à présent le sentiment de porter sur leurs épaules les pays de l’Europe du Sud, mais nous trouvons que cette attitude prend des formes très arrogantes. En témoigne, par exemple, cette « une » d’un magazine allemand qui montrait la Vénus de Milo le doigt pointé sur les Grecs.
On nous accuse de ne pas s’acquitter de nos impôts. C’est très injuste : nous payons nos impôts, en Grèce ! Les salariés du public, comme ceux du privé, n’ont guère le choix.
« Nous payons nos impôts, en Grèce ! »
Bien sûr, plusieurs catégories s’en exemptent : les armateurs, avec le soutien du gouvernement, mais aussi certains groupes professionnels, comme les avocats, les médecins, les ingénieurs. Un système où la majorité paie tandis qu’une minorité ne paie pas est insupportable. Il faut le réformer, mais ne faisons pas pour autant le procès de tous les Grecs.
Les Grecs gardent-ils cependant quelque espoir dans l’avenir ?
I. Sinigalia – À en croire les sondages, le désespoir est très profond. Seuls 10 % des Grecs estiment qu’ils seront épargnés par les mesures dictées par la troïka. La majorité juge que la situation va continuer à empirer et les gens ont peur. Beaucoup sont stressés parce qu’ils ne peuvent plus payer leurs dettes. Ceux qui sont éduqués quittent le pays pour tenter de gagner leur vie à l’étranger. Les esprits les plus créatifs fuient. La Grèce devient un pays de vieux, un État failli, peut-on même dire !
Tant que la crise s’approfondit, la division sociale ne peut que s’accroître. Cela est vrai en Grèce comme dans le reste de l’Europe, avec la menace de réactions extrêmes. Les fantômes du fascisme se sont réincarnés dans le parti néonazi Chryssi Avghi (Aube dorée), qui a fait son entrée au parlement au printemps 2012. À mes yeux, ce sont des criminels. Le nombre d’immigrés qui arrivent en Grèce est important. Mais Athènes s’est vue interdire de leur délivrer des visas Schengen. Dès lors, ils restent. Et de fait, certains n’ont d’autre recours que la délinquance pour survivre. L’extrême droite en fait son fonds de commerce.
Avant la crise, l’Aube dorée plafonnait à 0,27 %. Il recueille à présent 7 % des suffrages. Et même 21 % chez les jeunes, qui y trouvent non seulement un parti politique, mais une famille, un réconfort devant une situation pour eux désespérante – le chômage touche la moitié d’entre eux.
« Le fascisme pénètre habilement la société en insistant sur la solidarité, sur les valeurs. »
Il faut faire attention : le fascisme pénètre habilement la société en utilisant parfois une rhétorique de gauche, en insistant sur la solidarité, sur les valeurs, sur la défense des droits des Grecs – mais d’une façon très discriminante. Des partisans de l’Aube dorée vont même jusqu’à cibler leurs voisins, qui vivaient jusque là paisiblement, pour les mettre dehors. Ils se considèrent comme des serviteurs de la collectivité, des chevaliers protecteurs des vieilles dames, qu’ils aident à traverser la route, etc. Tous les soirs, à Athènes, des pogroms sont organisés, avec le soutien silencieux des policiers, qui accordent en grande partie leurs suffrages au parti. Le vrai visage de celui-ci s’est révélé, lors d’un débat télévisé peu avant les législatives. Son porte-parole Ilias Kasidiaris a frappé la représentante d’un autre parti, et jeté un verre d’eau sur une autre. On a cru que c’en était fini de Chryssi Avghi. L’agresseur est devenu député !
L’historien Eric Hobsbawm a qualifié le XXe siècle d’« âge des extrêmes », j’estime que le XXIe n’est pas en reste ! Sans verser dans le marxisme, il me semble qu’on ne pourra sortir de cette crise sans sortir de l’économie capitaliste. En Grèce, nous avons le sentiment d’être des animaux de laboratoire : on teste sur nous des politiques menées pour la première fois dans un pays de la zone euro.
Propos recueillis par Jean Merckaert en juillet 2012