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Pensez-vous que les mesures d’austérité imposées à la Grèce lui permettront de résoudre durablement son problème de dette publique ?
Peut-on reprocher aux partenaires européens de la Grèce d’avoir exigé des garanties en échange de l’enveloppe de 130 milliards d’euros que la troïka – Banque centrale européenne (BCE), Fonds monétaire international (FMI) et Commission européenne – lui a fournie pour lui permettre d’échapper à un défaut de paiement ? L’Union européenne (UE) n’a pas d’autre choix que de maintenir la pression sur le gouvernement grec pour obtenir des réformes structurelles visant à redresser les comptes publics. Il y a quand même eu une falsification des chiffres du déficit présentés par Athènes à Bruxelles !
Il y a cependant des limites aux résultats que l’on peut attendre d’une telle cure d’austérité : l’aide de la troïka va permettre à la Grèce de franchir un obstacle important, mais on demeure sur du court terme. Si tous les engagements de la Grèce sont respectés et si toutes les hypothèses – de croissance notamment – sur lesquelles le plan a été établi restent valides, le plan devrait permettre de stabiliser le niveau de la dette grecque.
Mais si des paramètres changeaient, il faudrait réadapter le plan. Or la Grèce est dans une situation particulière : les déséquilibres y sont généralisés et elle ne dispose pas des mêmes ressources industrielles que les autres pays européens. Cette situation conduit à un dilemme. D’un côté, il faut honorer le service de la dette pour que le pays continue à être financé, au prix de taux élevés pour que des investisseurs continuent à souscrire à des emprunts publics. De l’autre, si ces taux sont plus élevés que les taux cumulés d’inflation et de croissance, la difficulté à rembourser la dette continuera de s’accroître.
En cas de crise de surendettement, comment trouver une solution équitable qui s’impose à tous les créanciers ?
Un traitement inégalitaire de l’ensemble des créanciers n’est pas obligatoirement un traitement inéquitable. Il me paraît raisonnable que la BCE n’assume pas de pertes sur ses achats de dette dans la mesure où ceux-ci, conformément aux traités, n’avaient pas pour objectif de financer l’État grec. De même, pourquoi les créanciers publics de la Grèce, qui ont consenti à lui prêter de l’argent à des taux préférentiels alors que sa situation financière lui fermait l’accès aux marchés, seraient-ils sanctionnés par un effacement équivalent de leur contribution ? C’est leur secours qui, depuis quelques années, a permis à Athènes de rembourser les emprunts obligataires des créanciers privés.
"L'organisation politique américaine et la primauté du dollar expliquent qu'ils s'en sortent plus facilement."
Dans le cas grec, le problème n’est pas uniquement financier, il est aussi politique. Nous partageons, en effet, une même monnaie, symbole d’une construction politique. C’est la première fois dans l’histoire que nous sommes amenés à régler un problème de dette avec un pays avec lequel nous partageons notre souveraineté. Si on annule la dette, quelle sera la crédibilité de la construction politique et monétaire à laquelle appartient la Grèce du point de vue des investisseurs ? Personne ne sait répondre. L’effacement partiel des dettes grecques pourrait banaliser l’idée qu’un État de la zone euro peut faire faillite. La crédibilité de l’ensemble des États de la zone serait minée, conduisant à terme à une augmentation des taux auxquels nous empruntons. C’est la raison pour laquelle le cas grec doit rester isolé. Et la lenteur des négociations est intimement liée à la mise en place d’un programme de réforme crédible par le gouvernement, et à la conformité du traitement réservé aux titres détenus par la BCE avec les traités. Sans ce problème politique, la réponse serait très différente.
Comment expliquer que la crise des dettes publiques fasse de la zone euro la cible des marchés plus que les États-Unis ?
Les chiffres de la dette aux États-Unis sont bien plus graves qu’en Europe. Mais l’organisation politique américaine et la primauté du dollar expliquent qu’ils s’en sortent plus facilement. Aux États-Unis, la faillite de l’État de Californie, par exemple, ne met pas en péril le dollar. Dans la zone euro, le manque de fédéralisme et l’absence de prêteur en dernier ressort1 nourrissent l’inquiétude des marchés : on ne sait pas comment un défaut de paiement sera résolu ni quelles en seraient les conséquences sur l’ensemble du système européen.
Dès lors, la crise des dettes souveraines place la zone euro dans une situation délicate. Et l’on voit bien, dans certains pays, les pressions politiques qui s’exercent pour la remodeler et changer ses conditions de fonctionnement. Certains voient même dans un éclatement de la zone euro et une réapparition des monnaies nationales un retour à une souveraineté perdue et la voie d’un rééquilibrage économique et financier (à travers la dévaluation des monnaies). Mais si un pays comme la Grèce sortait de la zone euro, sa monnaie serait dévaluée et sa dette libellée en euros exploserait du jour au lendemain. Surtout, la marge d’incertitude dans la zone serait encore plus grande. À mes yeux, cette option n’est ni raisonnable ni profitable pour les peuples : il en résulterait un repli sur soi et la mise en œuvre de stratégies isolées, alors que l’Europe a, au contraire, besoin d’être unie et forte face à de grands blocs économiques et financiers internationaux. Comme le souligne Mario Monti [président du Conseil italien], il est « important d’inclure, pas d’exclure » : nous ne pouvons pas nous permettre que l’euro devienne un facteur de désagrégation et de séparation entre citoyens européens.
Mais l’absence d’une gouvernance européenne forte est clairement un élément de fragilité. C’est dans ce domaine qu’il nous faut progresser. Mettre en place un plan de relance au niveau européen me semble être le seul moyen de réduire le déficit. Grâce aux efforts communs pour assainir les finances et l’économie de l’Europe, nous sommes sur la bonne voie pour la confiance des citoyens et des marchés. Le pacte budgétaire fixe des règles contraignantes pour renforcer durablement la discipline. Mais tous ces efforts seront vains si les économies nationales ne retrouvent pas la voie de la croissance durable. Le levier décisif sera l’amélioration de la compétitivité et non les seuls plans de relance budgétaire à court terme.
Est-il nécessaire de réviser les traités européens, notamment le mandat de la Banque centrale européenne, pour sauver la zone euro ?
Un traité existe déjà. Et il n’y a pas de discussion entre les États pour aller plus loin en matière d’intégration monétaire, ni de consensus pour faire de la BCE un prêteur en dernier ressort. Cependant, l’action quotidienne de la banque centrale relativise le problème, compte tenu des liquidités qu’elle met à la disposition des acteurs depuis quelques mois.
Ce qui manque au traité européen, c’est à la fois un véritable gouvernement économique, vecteur de coordination des politiques fiscales et macro-économiques, engageant des réformes structurelles (travail, retraite, recherche et innovation) et des projets symboliques européens, notamment dans les technologies de pointe et les infrastructures. On ne sortira pas de la situation actuelle de l’Europe sans un plan de relance ciblé sur les dépenses d’avenir. Or un tel scénario suppose une zone solidaire aux plans budgétaire, économique et financier. L’enjeu est de donner plus de profondeur institutionnelle à la zone euro. Réagir nationalement nous condamnerait à la domination des marchés et à des attitudes populistes, qui conduiront à défaire la construction politique la plus originale de l’histoire : l’union des peuples européens, symbolisée par la mise en commun d’une monnaie. Car avant d’être une construction communautaire, l’euro est un acte de foi politique.
Quand l’Europe disposera d’une véritable gouvernance économique, elle pourra mettre en place des eurobonds (obligations communes à tous les pays de la zone euro), qui contribueront certainement à rassurer les marchés et à assurer une unité. Mais cet élément ultime de solidarité suppose une discipline importante pour chaque pays, un resserrement de la gouvernance politique et le retour au calme sur le front des dettes publiques.
"L'Europe mérite une réelle ambition politique."
Je voudrais insister ici sur l’importance du dialogue franco-allemand, par-delà les clivages politiques, car l’Europe mérite une nouvelle donne et une réelle ambition politique. C’est un défi pour le monde et pour l’Europe que de réfléchir à la résorption des déséquilibres et à la gestion des ressources de la planète. Au-delà des mécanismes techniques, la question politique est celle du lien entre les États européens : quelle forme de solidarité est acceptable ? Comment définir une souveraineté européenne nouvelle qui soit comprise des citoyens ? Pour demeurer influente dans le monde et promouvoir un ordre international plus coopératif, notre Europe doit retrouver ses valeurs. Car l’intégration européenne, avec ses drames, mais aussi dans la préservation des identités, demeure un exemple inégalé de coopération durable. Ce symbole du vivre ensemble peut être le précurseur du vivre en paix planétaire.
Que pensez-vous du fait que la BCE prête à 1 % aux banques de l’argent que celles-ci prêtent à 5 % à l’Italie à même maturité ?
Je relève que grâce à la BCE et à son rôle dans la lutte contre la spéculation contre les titres d’État et les titres bancaires, on a évité la faillite du système et une récession profonde. Ensuite, les prêts de la BCE aux banques et ceux des banques commerciales ne sont pas de même nature. Les premiers sont, pour l’essentiel, des prêts à très court terme, si l’on excepte l’opération exceptionnelle à trois ans que la BCE vient de lancer2. La BCE prête au jour le jour pour maintenir un marché interbancaire – ce qui permet aussi de faciliter les adjudications3 des États. Or, à très court terme, vous pouvez prêter à des taux d’intérêt bas. D’autant que ces prêts sont quasiment sans risque pour la banque centrale – ils sont acceptés en échange d’un collatéral de très bonne qualité. En revanche, les prêts des banques à l’économie ou aux États sont souvent à beaucoup plus long terme (jusqu’à trente ou cinquante ans) et ils présentent de plus grands risques (notamment les crédits aux entreprises). Il est normal que le rendement reflète cette prise de risque.
La santé financière des banques européennes inquiète. Faut-il qu’elles rendent davantage de comptes sur leur situation et leur activité ?
Il existe des différences marquées entre les systèmes bancaires en Europe. Depuis la crise financière, les régulateurs ont entrepris des réformes très importantes à travers les nouvelles règles de Bâle 3 en matière de fonds propres, de prévention du risque de liquidité et de rémunérations des opérateurs de marché. Ces mesures permettront de solidifier le système, en limitant la prise de risque et en conditionnant les capitaux propres aux risques portés dans les bilans. À terme, elles devraient contribuer à réorienter les financements bancaires vers l’économie réelle en renchérissant les activités les plus spéculatives. Mais dans un premier temps, elles pourraient entraîner une diminution de l’offre de crédits. La vigilance des pouvoirs publics est donc nécessaire : sur les modalités par lesquelles les banques entendent rehausser leurs fonds propres et restructurer leurs bilans et sur les conditions d’accès des PME et des très petites entreprises au crédit bancaire. À plus long terme, les règles prudentielles devront être renforcées pour assurer la solidité des acteurs, mais sans pénaliser les activités de financement de l’économie par rapport aux activités de marché.
Ensuite, que la puissance publique – l’État comme les régions [16 d’entre elles le font déjà en France, ndlr] –, demande aux banques avec lesquelles elle travaille ce qu’elles font de leurs dépôts, où elles les placent et comment elles les emploient, me paraît légitime. En revanche, il n’y a pas lieu de mettre les banques sous tutelle alors que le financement de l’économie est aujourd’hui le problème numéro un de la croissance. Le rôle des établissements financiers est de financer l’économie, celui de la puissance publique est de faire en sorte que ces établissements soient sains. L’essentiel est d’éviter la faillite du système et que les dépôts français soient préservés. Je suis pragmatique : si ce risque existe, alors une participation publique dans les banques se justifie. Le Royaume-Uni l’a fait, la France le fait pour Dexia.
Rassurer les marchés financiers peut-il être un objectif de politique économique ?
Non, ce n’est pas un objectif en tant que tel. Il doit y avoir un volontarisme politique, une autonomie politique. Mais il est incontestable que les marchés financiers ont, depuis la crise de la dette, renforcé leur autorité sur les États et sur l’ensemble des agents économiques (entreprises et banques y compris). Les rapports entre gouvernements et marchés se sont durcis, la contradiction entre le jeu démocratique et le pouvoir des marchés atteignant aujourd’hui un point culminant. On peut comprendre, dans ces conditions, l’interrogation de l’opinion sur le pouvoir réel des régulateurs, sur le déséquilibre entre les autorités de contrôle et la puissance des marchés. Et cette interrogation existe partout : le mouvement des « indignés » est d’ailleurs plus puissant à Wall Street et à la City, où ce déséquilibre est le plus manifeste, qu’à Paris ou à Berlin. Face à ce constat, ou bien on organise les marchés et on a davantage de prise sur eux, ou bien on laisse le système dans son inorganisation et son opacité actuelle, et le politique se retrouvera victime d’une pression de fait.
Mais si les marchés n’ont pas toujours raison, dans certains cas ils jouent un rôle utile. Quand ils mettent le doigt sur l’endettement public, le sujet est réel. Il serait faux de réduire leur inquiétude à de la spéculation. Leur « dictature » de fait porte en elle-même une certaine rationalité. Les marchés n’appellent pas simplement à une plus grande rigueur budgétaire : ils demandent plus de prévisibilité sur la gouvernance économique européenne et les perspectives de croissance.
Quelle autorité avez-vous sur les marchés financiers quand, de votre propre aveu, 50 % à 75 % des transactions financières ont lieu de gré à gré, hors de tout contrôle ?
L’Autorité des marchés financiers (AMF) n’est pas sans pouvoirs. Elle peut notamment prononcer des sanctions pécuniaires en cas d’abus de marché (opérations d’initiés, manipulations de cours, diffusion de fausses informations), et ce grâce à une coopération entre régulateurs de plus en plus intense. Mais il est certain que le régulateur ne voit pas tout. L’idéal serait d’avoir un reporting portant sur toutes les transactions réalisées par les intermédiaires financiers. Mais avec le développement des sites offshore, des dark pools4, et tant que l’on ne s’est pas mis d’accord sur une meilleure organisation des marchés, une plus forte régulation reste quelque peu illusoire. L’Europe doit en effet se doter d’une organisation structurée des marchés et remédier aux déficiences de la directive « sur les marchés d’instruments financiers », qui est à l’origine d’une opacité très excessive des marchés. Les travaux de révision de cette directive doivent réhabiliter le rôle des marchés en tant que lieux de rencontre transparents entre acheteurs et vendeurs où les investisseurs particuliers peuvent venir en confiance, et les remettre au service du financement de l’économie.
Mais il reste fort à faire pour assurer une véritable transparence des marchés. Ainsi, le domaine des centres offshore est celui dans lequel j’ai vu le moins de progrès concrets de toute ma vie professionnelle. Avec les États-Unis ou le Royaume-Uni, même sur les marchés opaques, on coopère très bien en matière policière, par exemple dans la répression des délits d’initiés. 40 % des enquêtes de l’AMF sont d’ailleurs d’origine internationale. Mais pour la définition des règles, la coopération internationale est très faible et on s’aligne sur le moins-disant. D’évidence, il y a toujours des paradis réglementaires.
Le principal défi pour les autorités de régulation, comme pour les autorités publiques, est de faire face au constat selon lequel le profit financier est d’autant plus important que l’opacité est grande : en effet, les salles de marchés et les fonds sont les véritables « sociétés secrètes du xxe siècle ».
1 / Prêteur auprès duquel on se refinance « en dernier ressort » : lorsqu’on n’y parvient pas auprès du marché monétaire [ndlr].
2 / Fin février, la BCE a alloué près de 530 milliards d’euros à 800 banques de la zone euro. Cette opération exceptionnelle de prêts à trois ans vise à stabiliser le système financier européen et à relancer le crédit.
3 / Attribution d’un marché par mise en concurrence.
4 / Marchés financiers parallèles échappant à tout contrôle.