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« La monnaie unique, ce sera moins de chômeurs et plus de prospérité », écrivait Michel Rocard dans Ouest-France en août1992. Mais d’autres, comme Philippe Seguin, nous mettaient en garde, considérant que « la monnaie unique n’amènerait que peu d’avantages par rapport au Système monétaire européen de change fixe ajustable mais qu’elle aurait l’inconvénient majeur de son irrévocabilité presque totale et ferait perdre à la France toute forme de souveraineté à propos de sa politique monétaire » (Ouest-France, 27/09/1992). Il estimait que le grand nombre de nations au sein de l’euro rendrait extrêmement difficile toute réforme postérieure à l’adoption du traité de Maastricht. Depuis, les échanges touristiques ou commerciaux entre pays européens et avec le reste du monde ont certes été grandement facilités par la monnaie unique, mais a-t-elle pour autant tenu toutes ses promesses ?
En définitive, l’euro ne lutte que contre un seul « ennemi », l’inflation, au prix d’un niveau de chômage important et de politiques économiques inadaptées à la situation concrète de chaque pays. La priorité va au sauvetage des actionnaires des banques, malgré les déficits du budget des États et l’austérité pour la majeure partie de la population, qui se traduit par le recul de l’âge de la retraite, le repli des solidarités nationales, la privatisation des services publics, etc.
Les arguments des partisans de l’unification monétaire européenne sont connus : protection contre les crises, gestion saine des finances publiques, croissance et emploi. L’euro devait nous octroyer une position centrale dans le concert des nations. Mais « avec l’euro fou, l’Europe réussit le tour de force d’utiliser sa propre puissance économique pour se torturer » (Emmanuel Todd). Car l’euro impose aux pays de contenir les salaires et d’accroître les impôts indirects pesant sur le consommateur.
D’après le prix Nobel d’économie Robert Mundell, les conditions d’une zone monétaire optimale (qu’il a théorisées en 1961) imposent que les zones économiques qui la composent n’aient pas de différentiel d’inflation, ne subissent pas de chocs asymétriques1, mais au contraire connaissent une libre circulation des travailleurs et des flux financiers. Autrement dit, une monnaie unique implique une harmonisation fiscale et sociale et donc un gouvernement économique commun avec de forts transferts de solidarité entre zones riches et zones pauvres, de même que la similitude de diplômes et de compétences, une langue de communication commune et le sentiment d’appartenance à une nation commune. Les pays de l’Union européenne (UE), ou même seulement les pays de la zone euro, sont-ils prêts à une telle perte de souveraineté ?
Pour Joseph Stiglitz, la question ne porte plus seulement sur la survie de l’euro, mais sur « la nécessité de faire en sorte que sa disparition engendre le moins de bouleversements possibles. (…) Non seulement l’euro a fait disparaître les deux outils classiques que sont le taux d’intérêt et le taux de change, sans les remplacer, non seulement le mandat de la Banque centrale européenne est axé sur la seule inflation, mais en l’absence d’autorité fiscale commune, le marché unique a ouvert la voie à la concurrence fiscale.2 » Dès lors, nombre d’économistes prédisent, si les gouvernants s’obstinent à s’enfoncer dans l’impasse de l’euro, une aggravation générale de la situation sur le Vieux Continent : « Bien que nos concurrents américain et chinois aient intérêt à la survie de la monnaie unique européenne, celle-ci est condamnée, tôt ou tard, à une explosion incontrôlable3 », en l’absence d’un État fédéral et de transferts financiers significatifs entre États.
Il y a fort à parier qu’entre les pays du nord de la zone euro (Allemagne, Pays-Bas, Finlande, Belgique) et ceux du sud de la zone (France, Espagne, Italie, Grèce, Portugal), l’écart de croissance va s’amplifier en dépit des liens économiques et financiers qui les unissent. Aussi bien les spreads (écarts de taux d’intérêts sur la dette publique) ont-ils en effet atteint des sommets. Le 25 janvier 2012, la Grèce empruntait à 430 % à un an, et à 33 % l’an sur dix ans, alors qu’à la même date les taux étaient respectivement de 0,12 % et 1,90 % pour l’Allemagne. Le Portugal, dont on parle peu, empruntait, lui, à dix ans à 15 %.
Il est plus que probable que l’avenir de l’euro se jouera au cours de l’année 2012, malgré une volonté politique de le sauver coûte que coûte et même si la mise en place du Fonds européen de stabilité financière, bientôt remplacée par le Mécanisme européen de stabilité (MES), plus proche d’une banque que d’un fonds, et l’injection de près de 1000 milliards d’euros par la BCE au bénéfice des banques commerciales (pour trois ans à un taux voisin de 1 %) vont sans doute prolonger son agonie de quelques mois. Un saut dans l’inconnu fait peur, surtout au moment des échéances électorales. Si l’on ne peut revenir sur le passé, sur la manière dont a été construit l’euro, en amalgamant des pays aux cultures et aux habitudes aussi différentes que l’Allemagne et la Grèce ou la France, peut-être pouvons nous envisager sa transformation ?
Insatisfaisant dans sa forme actuelle, l’euro pourrait être transformé en « monnaie commune », selon la même idée qui fut à l’origine du Système monétaire européen et de l’Ecu4. Une monnaie commune est une monnaie partagée par plusieurs États, en complément de leur monnaie nationale. Elle est gérée par la banque centrale de la zone monétaire et se superpose aux monnaies nationales gérées par les banques centrales nationales, libres de mener leur propre politique monétaire, et en particulier la monétisation directe des besoins d’investissements nécessaires – d’urgence – à la transition écologique et énergétique. Chaque pays participant à la monnaie commune utilise sur son territoire sa propre monnaie. La banque centrale de chaque pays pourra fournir des devises étrangères à ses résidents. Les monnaies nationales ne sont convertibles qu’en monnaie commune.
Lors de la transition de la monnaie unique (l’euro actuel) vers une monnaie commune, chaque pays de la zone recrée sa monnaie nationale, à la parité d’un euro existant contre une unité de cette nouvelle monnaie. Chaque pays peut mener la politique monétaire de son choix mais sans qu’il puisse nuire à ses partenaires. L’équilibre des balances des paiements sera réalisé en donnant la charge de cet équilibrage aux pays excédentaires, qui seuls ont les moyens de le faire.
Les parités entre les nouvelles monnaies nationales sont alors définies d’un commun accord politique : certaines sont réévaluées (mark ou florin, par exemple) d’autres dévaluées par rapport à un cours pivot (le franc pourrait être proche de celui-ci), en fonction des balances des échanges commerciaux, des parités de pouvoir d’achat de chaque pays, voire d’autres paramètres, afin de rétablir des conditions normales d’échange. Ces parités pourraient être révisées chaque année.
Il n’y aurait pas de marché libre des changes entre les monnaies nationales des participants à la monnaie commune. Aucune spéculation ne serait donc possible sur ce terrain. Et naturellement, les mouvements des monnaies nationales peuvent être contrôlés par le pays concerné. Tous les prix resteraient inchangés, dans chaque pays, au moment du passage à ces monnaies nationales (en nominal) et à la monnaie commune. Les réajustements réguliers des taux de change donneraient aux États la marge de manœuvre nécessaire pour permettre des politiques économiques différenciées. Les échanges entre pays de la zone et pays extérieurs se feraient en monnaie commune cotée sur les marchés contre les autres devises mondiales.
Nous ne serions ni les premiers ni les seuls à utiliser une monnaie commune. Au moins trois ont été créées simultanément aux monnaies nationales : l’Ecu, monnaie officielle de la Communauté économique européenne, puis de l’Union, de 1979 à fin 1998 ; le rouble, actuelle monnaie commune de la Communauté des États indépendants (11 des 15 anciennes républiques de l’URSS) ; le sucre, utilisé depuis peu par les pays membres de l’Alternative bolivarienne pour les Amériques (Alba), y compris l’Équateur.
Avec la disparition de l’euro, la dette publique de chaque État serait convertie dans la monnaie nationale correspondante, hormis pour les détenteurs de créances commerciales. Les dettes extérieures contractées par des agents privés, elles, seraient toutes converties dans l’unité européenne de compte. C’est le scénario promu par Charles Gave pour la Grèce : « La réintroduction de la drachme permettrait aux autorités locales de spolier tranquillement ces détenteurs d’obligations qui, rappelons-le, ne votent pas en Grèce… À cela, l’on répond que la dette grecque ayant été libellée en euros devra être remboursée en euros, ce qui est bien sûr une tromperie juridique. La dette grecque a été émise dans la monnaie de l’État souverain grec, aujourd’hui l’euro, demain la drachme, et sera remboursée dans la monnaie ayant cours légal dans ce pays au moment du remboursement.5 » L’extrapolation à d’autres pays est évidemment possible.
Pour maintenir l’euro en survie, la majorité des politiques surfent sur la peur des épargnants qui s’inquiètent d’une possible dévaluation consécutive au retour aux monnaies nationales : une OAT (Obligation assimilable du Trésor, emprunt d’État) libellée en euro serait remboursée, ainsi que les intérêts, en francs au même nominal, la dette de 1 700 milliards d’euros devenant une dette de 1 700 milliards de francs. Or les monnaies nationales ne seraient échangeables que contre la monnaie commune, et non contre des devises étrangères, lesquelles seraient sous la responsabilité de la Banque centrale. Les dettes entre agents économiques seraient évidemment transformées en monnaie commune, de même que les nouveaux contrats, au sein de la zone monétaire commune.
Pour maintenir l'euro en survie, la majorité des politiques surfent sur la peur des épargnants.
Certains, comme Gabriel Galand de l’association « Chômage et monnaie », proposent un mécanisme de seuil, obligeant un pays excédentaire à dépenser son excédent en achetant des produits ou en investissant dans un pays débiteur, ou à fournir une aide financière directe à un pays débiteur. « Si ces excédents n’ont pas été dépensés ou donnés dans un temps prédéfini, alors la banque centrale de la zone monétaire commune confisque lesdits excédents et les répartit entre les membres déficitaires. Ce point est fondamental. Il assure qu’aucun pays, en épargnant trop, ne met les autres en déficit et les force à freiner leur demande, déprimant ainsi la demande globale. De plus, il place la charge de l’ajustement sur le pays excédentaire, qui seul en a les moyens. » Ainsi, passées les limites des adaptations des parités, les pays excédentaires redistribuent les écarts par rapport à la moyenne6. La valeur des échanges entre pays de la zone monétaire et pays extérieurs (achats en dollars, par exemple) dépendrait, comme actuellement, du cours de la monnaie commune sur les marchés contre les autres devises mondiales.
Ce système redonnerait instantanément de la compétitivité aux pays européens qui ont le plus souffert de la surévaluation de l’euro. Comme l’indique Julien Landfried, « une politique de change réaliste ferait plus que compenser les effets récessionnistes de politiques budgétaires restrictives7 ». Si nous voulons garder notre souveraineté nationale, retrouver le droit de mener une politique économique et budgétaire qui ne soit pas imposée par Bruxelles ou par un autre pays, et d’utiliser la monnaie au service du développement, il faut reprendre le pouvoir de nous en servir : la Banque de France doit être aux ordres de la nation, non de quelque fonctionnaire.
L’ordre des choses aurait été de passer d’abord par une monnaie commune, la transformation de la monnaie commune en monnaie unique intervenant seulement lorsque les critères de convergence fiscale, sociale et politique (le montant des transferts des zones riches aux zones pauvres) auraient été remplis. Mais cette étape n’a pas été correctement évaluée lors de la période de l’Ecu, et, pour nombre de politiques, il serait trop tard à présent pour faire marche arrière. Il n’y aurait pas d’autre possibilité que de garder l’euro, monnaie unique, malgré les malheurs dont il est la cause.
Nous pensons, au contraire, que soit la monnaie unique effectuera une transition volontaire vers la monnaie commune, soit les tensions seront telles que même si l’euro n’explose pas totalement, il donnera le jour au moins à deux monnaies différenciées : un euro du nord et un euro du sud (idée développée par l’économiste Christian Saint-Étienne). Nous connaissons d’ailleurs un exemple récent de désintégration d’une monnaie unique, celui de la couronne tchécoslovaque qui, lors de la scission de la République tchèque et de la République slovaque, début 1993, donna naissance à la couronne tchèque et à la couronne slovaque (jusqu’à l’entrée dans la zone euro).
On peut penser que l’Allemagne ne se résoudra à abandonner la monnaie unique que si la France prépare un plan B de transformation de l’euro. Mais de cet accord entre différents pays pour une monnaie commune ne dépend pas l’instauration d’une monnaie nationale, condition d’une politique monétaire indépendante. Ce sont deux propositions complémentaires. Tout pays, particulièrement au sud de l’Europe, peut donc démarrer seul l’établissement de sa monnaie nationale qui aurait vocation à intégrer une monnaie commune. Cette proposition, en France, est défendue par Nicolas Dupont-Aignan. Simultanément, le gouvernement pourra proposer à d’autres pays de rejoindre cette monnaie commune et décider avec eux des règles d’une organisation (« banque centrale de la monnaie commune »), la fixation initiale des taux de convertibilité et les conditions de renégociation annuelle de ceux-ci (en tenant compte des soldes des balances des paiements et du commerce extérieur, des inflations, des salaires, des taux de chômage, des Pib par habitant et des parités de pouvoir d’achat…). Les protocoles d’établissement de la monnaie commune pourront prévoir aussi la volonté d’un pays de sortir de cette zone. Cela ne poserait pas de difficultés puisque chaque pays aurait déjà sa propre monnaie nationale ; il lui suffirait de changer ses propres règles de non convertibilité et de solder son compte à la « banque centrale de la monnaie commune ».
Les traités ne permettent pas de rester dans l'UE tout en quittant la monnaie unique.
L’aspect légal d’une sortie ou d’une transformation de l’euro reste néanmoins d’une effroyable complexité et tout a été fait, depuis Maastricht, pour qu’il en soit ainsi ! Les traités ne permettent pas de rester dans l’UE tout en quittant la monnaie unique. Il n’y aurait donc que trois solutions : utiliser l’article 50 du traité de Lisbonne, qui permet d’engager une procédure de sortie de l’UE (la procédure pouvant durer deux ans) ; s’appuyer sur la Convention de Vienne, qui considère qu’un État a toujours le droit de dénoncer un traité en tout ou partie, à n’importe quel moment et pour n’importe quel motif (moins de trois mois pour acter la sortie) ; la « désobéissance », en arguant de la souveraineté nationale à la suite d’une élection importante et en modifiant la Constitution pour redonner la primauté au droit national sur les traités européens (Jean-Luc Mélenchon demande ainsi une monétisation directe par la Banque de France, évidemment « hors la loi » dans l’état actuel des traités). Il faut espérer que les dirigeants nouvellement élus reconnaîtront que notre monnaie unique lamine les peuples de la zone euro, y compris l’Allemagne, et qu’ils remettront en cause les dogmes à l’origine de sa création, avant qu’il ne soit trop tard et que les haines ne s’expriment.
1 / Avant l’introduction de la monnaie unique (et même des taux de change flottants), un déficit commercial se soldait par une dévaluation rééquilibrant la balance.
2 / « Peut-on encore sauver l’euro ? », Les Échos, 12/05/2011.
3 / Gabriel Colletis, Alain Cotta et al., « Pour un démontage concerté de l’euro », Le Monde, 23/12/2011.
4 / « European currency unit », en français « unité de compte européenne », unité de compte de la Communauté européenne avant l’adoption du nom de l’euro [ndlr].
5 / Charles Gave, L’État est mort, vive l’État !, Bourin éditeur, 2010.
6 / C’est ce que proposaient déjà les rédacteurs de la charte de La Havane, malheureusement jamais mise en application.
7 / Entretien à Atlantico.fr, 29/01/12.