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Dossier : À quel prix sauver l’euro ?

Euro-obligations : vers une politique fiscale européenne

Jean-Michel BAUD, certains droits réservés
Jean-Michel BAUD, certains droits réservés
Le défaut originel de l’euro remonte au traité de Maastricht, qui a préféré le « chacun pour soi » à l’ambition d’une solidarité fiscale européenne. C’est ce qu’explique, avec un grand talent pédagogique, cet article en forme de plaidoyer pour l’émission d’euro-obligations, symbole de la logique fédérale du « tous pour un ».

Pour sortir de l’impasse européenne, l’émission d’euro-obligations constituerait le premier pas décisif d’un processus incontournable d’unification des politiques fiscales. Mais, faute de décisions concrètes, le futur de l’euro demeure très incertain. Avant de préciser la nature des euro-obligations, rappelons les raisons avancées pour justifier leur utilisation.

Union monétaire : la théorie

Le point de départ de notre raisonnement est l’observation de possibles chocs asymétriques (événements qui frappent avec une intensité diverse les États membres), à l’intérieur d’une union monétaire, car l’ajustement par l’utilisation de la flexibilité des taux de change est plus difficile. Prenons l’exemple, volontairement simplifié, de la Grèce et de l’Allemagne. Considérons que la Grèce subisse un choc négatif de demande (par exemple, la diminution de la demande internationale de vin, sa principale exportation), alors que l’Allemagne (qui produit des automobiles) n’est pas touchée. Si chacun dispose de sa propre monnaie, dont le taux de change est libre de fluctuer, les conséquences peuvent être partiellement absorbées par une dépréciation de la drachme grecque par rapport au mark allemand. Non sans frottements et lenteurs, les mécanismes du marché jouent leur rôle : la diminution de la demande internationale de vin grec produit une réduction de la demande de drachme, et donc la dépréciation de la devise grecque. Le même résultat peut être obtenu par la Banque centrale grecque, via l’émission de monnaie ou la réduction des taux d’intérêt. Tôt ou tard, la dépréciation de la drachme relance les exportations (en marks, le vin grec coûte moins cher) et freine les importations (le prix des voitures allemandes exprimé en drachmes augmente), ramenant l’économie grecque vers son point d’équilibre.

Si chacun dispose de sa propre monnaie, les conséquences d'un choc peuvent être partiellement absorbés par une dépréciation.

Mais la dévaluation ne constitue pas la panacée. Son seul effet, si la diminution de la demande de vin grec se confirme, sera de rendre plus coûteuses les importations, déclenchant une spirale inflationniste et des pertes successives de compétitivité. Si une augmentation de la productivité n’est pas possible, une « dévaluation interne » devient nécessaire : une réduction des salaires et des coûts de production permettent de retrouver durablement de la compétitivité.

Le scénario change radicalement quand les deux pays appartiennent à une union monétaire et utilisent une monnaie unique (l’euro). La flexibilité du taux de change (par définition), comme l’autonomie des politiques monétaires, confiée à une banque centrale supranationale – la Banque centrale européenne (BCE) –, sont réduites. Aucun membre de l’union monétaire n’est isolé des chocs qui frappent les autres. Dans notre exemple, le choix de la BCE de réduire le taux d’intérêt, et donc de laisser se déprécier l’euro, favoriserait la Grèce, mais serait dommageable pour l’Allemagne. Mais si la BCE ne fait rien, le taux de change de la monnaie unique ne se déprécierait que légèrement, proportionnellement à la dimension du pays touché par le choc, mais pas assez pour le compenser. La Grèce verrait le chômage augmenter, pendant que se créerait un excès de demande en Allemagne. Ainsi, à l’intérieur d’une union monétaire, une part beaucoup plus importante de l’ajustement s’opère par la « dévaluation interne » (la réduction des salaires réels et des prix). Cet ajustement socialement plus coûteux que dans l’hypothèse de taux de change flexibles explique la désapprobation sociale croissante qui se manifeste en Grèce depuis 2011.

Comment atténuer les chocs asymétriques

Les chocs qui affectent le cycle économique sont souvent temporaires (comme si la demande de vin grec diminuait seulement quelques mois avant de remonter). D’où l’intérêt d’un autre instrument que ceux de l’autonomie monétaire et de la flexibilité du taux de change, perdus avec l’union monétaire : la politique fiscale. Celle-ci peut prendre la forme de transferts, plus ou moins automatiques, des pays les plus robustes (l’Allemagne) vers ceux qui subissent des chocs (la Grèce), ou de transferts aux pays faibles à partir d’un budget fédéral suffisant, grâce à des impôts déterminés par un gouvernement fédéral. « La politique fiscale et la politique monétaire doivent aller de pair, et pour qu’il y ait un policy mix optimal, celles-ci devraient avoir le même domaine territorial. En face de chaque banque centrale, il devrait y avoir un Trésor, avec le pouvoir de taxer et d’allouer des fonds.1 »

Revenons à l’exemple choisi. Considérons que la Grèce soit un pays pauvre, avec un revenu égal à 700 euros, et l’Allemagne un pays riche, avec un revenu égal à 1 000 euros. Les deux pays payent à la fédération un impôt égal à 20 % et reçoivent en transferts exactement ce qu’ils ont payé comme impôts : la fédération maintient ainsi son budget équilibré, sans poursuivre d’objectif de redistribution. Le revenu net – ce qui reste disponible après avoir payé les taxes et reçu les transferts – reste égal au revenu brut (respectivement 700 euros et 1 000 euros). On suppose que le choc subi par la Grèce entraîne une réduction de son revenu brut à 600 euros, alors que l’Allemagne, grâce à la demande accrue de voitures allemandes à l’étranger, voit son revenu brut augmenter à 1 100 euros. Les impôts payés par la Grèce diminuent de 140 à 120 euros, alors que ceux payés par l’Allemagne passent de 200 à 220 euros.

Mais s’il existe des mesures fédérales compensatrices, par exemple des allocations de chômage, celles-ci augmenteront pour la Grèce, dont les transferts reçus s’élèvent à 160 euros, alors que ceux de l’Allemagne, où le chômage a diminué, se réduisent à 180 euros. Le budget fédéral dans son ensemble continue d’être à l’équilibre, mais désormais la Grèce obtient une part supérieure à sa part d’imposition, et inversement pour l’Allemagne. Une part du choc subi par la Grèce est absorbée par les transferts fédéraux. Le revenu net grec, après impôts et transferts fédéraux, se réduit seulement de 60 euros : de 700 à 640 euros (600 euros - 120 euros de taxes + 160 euros de transferts), alors que le revenu brut est davantage amputé (- 100 euros). Le revenu net de l’Allemagne, lui, augmente de 1 000 à 1 060 euros (1 100 euros - 220 euros de taxes + 180 euros de transferts).

Le budget fédéral a rempli dans ce cas une fonction d’atténuation des effets sur le revenu – et donc sur la consommation – des chocs asymétriques qui ont frappé les deux pays. Ainsi, l’existence d’une politique fiscale et d’un budget fédéraux peut jouer un rôle stabilisateur (contra-cyclique), que ne remplissait plus la gestion de la politique monétaire (unique, donc non différentiable entre les pays) ni le taux de change flexible (qui n’existe plus avec la monnaie unique).

Maastricht et le « chacun pour soi »

On comprend pourquoi la position européenne sur les politiques fiscales à l’intérieur de l’union monétaire penchait à l’origine vers une solution de type fédéraliste. Dès 1977, le rapport MacDougall recommande la création d’un budget fédéral européen, faisant de la création de stabilisateurs automatiques entre pays la condition de stabilité de l’union monétaire. Cette orientation se retrouve une douzaine d’années plus tard lorsque sont définies les lignes directrices du processus d’unification monétaire : « Dans toutes les fédérations, les diverses combinaisons de politiques budgétaires ont un puissant effet d’absorption des chocs, réduisant l’ampleur des difficultés économiques ou des augmentations imprévues de prospérité des différents pays. Cela est à la fois le résultat et la source du sentiment de solidarité nationale que partageaient toutes les unions économiques et monétaires significatives » (rapport Delors, 1989, p. 89).

Deux ans plus tard, pourtant, le traité de Maastricht opère un véritable retournement dans l’approche de la gestion des politiques fiscales au sein de l’union monétaire en cours de création. Le traité prend une tout autre direction, fondée sur le respect de la discipline fiscale nationale. Les fameux « critères de Maastricht » imposent des taux plafonds pour le déficit et la dette publique de chaque État membre (respectivement 3 % et 60 % du Pib). Ces critères de convergence prévoient que le respect de ces deux indicateurs, conjointement au maintien de l’inflation et des taux d’intérêt à long terme à un niveau bas et stable, instaure une union monétaire préservée des déséquilibres des finances publiques et capable de maintenir dans le temps la stabilité monétaire de l’Union. En 1997, le Pacte de stabilité et de croissance renforce encore cette tendance, définissant comme idéal un solde budgétaire à l’équilibre, voire excédentaire. En cas de détérioration du cycle économique, un déficit public sous le seuil des 3 % du Pib est autorisé.

Ainsi, depuis Maastricht, la vision qui a prévalu ne confère pas tant une fonction d’assurance à la politique fiscale fédéraliste (« tous pour un, un pour tous »), qu’une responsabilité à chacun des pays membres d’assurer la viabilité de la finance publique (« chacun pour soi »). Ce qui prime, c’est le souci d’inciter un pays déficitaire – pour faire face à un choc négatif – à réaliser par la suite un surplus budgétaire propre à éviter une accumulation de dette excessive. Selon une telle vision, l’assouplissement fiscal consenti dans notre exemple à la Grèce, pour faire face à la récession, devra être compensé dans un second temps par une restriction fiscale, en Grèce, afin de rééquilibrer les comptes publics.

Ce qui prime, c'est le souci d'inciter un pays déficitaire à réaliser un surplus budgétaire propre à éviter une accumulation de dette excessive.

Le principal motif de ce retournement, dans la rédaction du traité de Maastricht, tient à la faible attractivité d’une solution fédérale pour plusieurs États membres de la zone euro. Non seulement parce que les États ne renoncent qu’avec une extrême réticence à leur souveraineté, mais parce que quelques pays – notamment l’Allemagne – craignent qu’un schéma de type fédéral finisse par conduire à un transfert systématique de ressources des pays « riches/vertueux/efficients » aux pays « pauvres/vicieux/inefficients ». Ce risque est d’autant plus élevé que le contrôle fédéral des comptes publics nationaux est faible.

Indiscipline budgétaire

En principe, l’introduction du Pacte de stabilité et de croissance aurait dû permettre le maintien à moyen ou long terme de la viabilité des finances publiques nationales et, à court terme, une certaine flexibilité dans l’utilisation par chaque pays de la politique fiscale, de façon contra-cyclique. Si l’économie hellénique subissait une récession, la Grèce pouvait l’enrayer par une politique fiscale expansive. Et la possibilité temporaire d’un déficit budgétaire jusqu’à 3 % du Pib, à partir d’un budget à l’équilibre, devait stimuler de manière suffisante la demande interne, limitant l’intensité de la récession. Dans le même temps, la règle d’un budget à l’équilibre à moyen terme, soutenue par un ensemble de sanctions appliquées à tous les pays qui s’en écartent, devait empêcher l’accumulation d’une dette excessive.

En réalité, la discipline fiscale sur des bases purement nationales a fini par ne plus rien discipliner ou presque. En dépit de règles strictes, une crise de la dette souveraine des pays fiscalement les moins disciplinés s’est déclenchée, menaçant la survie même de l’euro. Comment a-t-on pu en arriver là ? C’est d’abord la conséquence de politiques fiscales complètement décentralisées. Supposons que la Grèce, touchée par un choc asymétrique, émette des titres en vue de financer l’accroissement de son déficit public. Dans une union monétaire, cela crée des externalités négatives pour les autres pays membres, d’autant plus grandes que l’économie du pays – ou du groupe de pays – en cause est importante.

L’émission de titres de dette par un pays fait immédiatement augmenter les taux d’intérêt de l’emprunt pour l’ensemble de l’union monétaire. Elle rend plus coûteux le financement d’un éventuel déficit par les autres pays. Et pour tous (y compris ceux dont le budget est à l’équilibre), l’élévation des taux d’intérêt alourdit les comptes publics de manière indépendante de la situation macroéconomique interne. Tôt ou tard, tous les pays se trouvent contraints à un « tour de vis » budgétaire, dicté indirectement par la politique « non viable » de la Grèce.

Une autre externalité, plus subtile mais non moins dévastatrice, est d’une grande actualité. L’augmentation du taux d’intérêt de l’ensemble de l’union monétaire, à l’origine d’une détérioration des finances publiques, risque de conduire les pays membres à faire pression sur la BCE pour obtenir une politique monétaire plus accommodante, selon des motifs autres que la stabilisation macroéconomique. Les politiques fiscales non viables finiraient ainsi par subordonner la politique monétaire de la BCE au pouvoir politique.

En principe, ces deux externalités pourraient être neutralisées si les marchés étaient assez efficients pour donner le prix correct du risque souverain de chaque pays. Dans une union monétaire en effet, en l’absence de risque de change, le spread (la différence entre les taux d’intérêt) entre des titres de dette publique similaires émis par deux pays est déterminé exclusivement par le risque de défaut de paiement de chacun. Si la Grèce suit un sentier fiscal non viable, il est légitime de s’attendre à ce que les marchés traduisent l’augmentation du risque de défaut par des taux d’intérêt plus élevés. En d’autres termes, en présence d’une évaluation adéquate du prix du risque souverain, le laxisme fiscal grec ne devrait pas se répercuter sur l’union monétaire dans son ensemble, ni se traduire par l’augmentation des pressions de tous sur la Banque centrale.

Tous les pays se trouvent contraints à un "tour de vis" budgétaire dicté indirectement par la politique "non viable" de la Grèce.

En réalité, la période de 1998 (début de l’union monétaire européenne) à 2007 (crise des subprimes) témoigne de tout autre chose. Les marchés n’ont pas distingué selon la qualité des émetteurs de titres de dette publique : les spreads entre les pays de la zone euro sont restés pratiquement nuls pendant près de dix ans ! C’est seulement avec l’éclatement de la bulle des subprimes que le marché a revu ses évaluations, provoquant immédiatement une croissance des spreads qui, depuis, tendent constamment à augmenter : un exemple a posteriori de correction excessive et tardive.

Dans ce processus, la situation de plusieurs pays, les tristement célèbres Pigs2, s’est rapprochée rapidement de la non-viabilité. Est ainsi apparu, à l’improviste (ou presque), le risque que quelques États soient contraints de déclarer un défaut de paiement sur leur dette. Compte tenu de l’interdépendance financière entre les membres de la zone euro, la situation devient extrêmement dangereuse, mettant en péril, par effets de contagion, la survie de la monnaie unique.

Pour l’unification fiscale

Fortement accrus, les écarts de taux d’intérêt menacent aujourd’hui la viabilité budgétaire de quelques pays et laissent à penser que le marché envisage à présent l’éventualité d’une réapparition d’un risque de change suite à un éclatement de la zone euro. C’est pour sortir de cette impasse que plusieurs analystes proposent l’émission d’euro-obligations. Grâce à la mise en place de tels titres, émis par un organisme européen approprié et garantis conjointement par tous les membres de l’union monétaire, chaque pays jouirait à nouveau du même crédit (rating), que l’on peut présumer très proche de celui des pays considérés les plus sûrs (typiquement l’Allemagne). Chaque crainte de défaut de paiement, et donc un éventuel éclatement de la zone euro, serait alors temporairement mise de côté. L’émission d’euro-obligations marquerait un nouveau renversement dans le parcours accidenté de construction de l’union monétaire. Il s’agirait de retourner à la logique première du « tous pour un et un pour tous », chaque pays bénéficiant de la co-responsabilité de tous les contribuables européens à l’égard de ses titres de dette publique.

Les raisons pour lesquelles, aujourd’hui comme hier, des pays comme l’Allemagne résistent à cette proposition sont claires. La peur demeure d’une « union des transferts » qui transvaserait systématiquement les ressources des pays vertueux vers les moins disciplinés, favorisant un laxisme fiscal permanent. En raison du risque de contagion évoqué, ne serait-il pourtant pas logique de venir au secours des pays fiscalement en crise ? L’Allemagne elle-même y aurait intérêt pour éviter le risque que les marchés, pris de panique, ne finissent par punir même les pays fiscalement vertueux par des taux extraordinairement élevés.

Au moment où nous écrivons, l’histoire est loin d’être écrite. Les décisions prises à l’occasion des sommets européens de décembre 2011 et janvier 2012 repoussent l’adoption du point crucial : la mise en œuvre d’une véritable union fiscale qui épaule l’union monétaire, et précède ou accompagne un processus d’unification politique.

Les diverses propositions d’euro-obligations

Même à l’égard des euro-obligations, tout n’est pas clair. Il existe plusieurs propositions, parfois très différentes. En examinant les principales, il est possible de repérer au moins quatre types différents.

Titre émis par le Fonds européen de stabilité financière ou le Mécanisme européen de stabilité

Pour le moment, les uniques « titres européens » existant sont ceux émis par le Fonds européen de stabilité financière (FESF). Les premiers ont été émis pour verser les aides, accordées au niveau européen, à l’Irlande (6,6 milliards en 2011) et au Portugal (5,9 milliards en 2011). D’autres seront émis pour financer un deuxième plan d’assistance financière pour la Grèce. Ces titres jouissent de la garantie des pays de l’Union monétaire européenne, proportionnellement aux parts de capital de chaque pays dans la BCE. Grâce à quoi ils assureront un rendement proche d’un taux sans risque. L’accord de juillet 2011 a introduit une plus grande flexibilité dans le fonctionnement du Fonds européen de stabilité financière, qui désormais pourra acquérir des titres du déficit public des pays de l’Union monétaire sur le marché secondaire (c’est-à-dire sur les marchés boursiers sur lesquels les épargnants et les opérateurs financiers mettent en vente les titres qu’ils veulent faire sortir de leur propre portefeuille), soulageant ainsi la BCE de la mission de le stabiliser. Il est prévu qu’au mois de juillet 2012 le Fonds européen de stabilité financière soit accompagné et progressivement substitué par le Mécanisme européen de stabilité (MES), qui émettra des titres similaires avec cependant une différence importante, la seniority : en cas d’insolvabilité d’un État financé par ce mécanisme, ce dernier aura le droit d’être remboursé avant les créditeurs privés.

« E-bonds » ou « stability bonds »

Ce sont les titres dont le fonctionnement est décrit dans le rapport Monti, présenté par l’actuel premier ministre italien au président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, en mai 2010. Le même type de titre a été proposé par Jean-Claude Juncker1 et Giulio Tremonti (Financial Times, décembre 2010) et il est l’objet d’un retentissant Livre vert de la commission européenne (2011). La proposition prévoit de substituer une partie de la dette des États de l’Union monétaire européenne par des dettes contractées auprès de l’Agence européenne de la dette en cours de création (EDA, selon l’acronyme anglais), qui à son tour se financerait sur le marché en émettant des titres. Ces derniers deviendraient un instrument normal de gestion de la dette publique et permettraient de sortir de la logique du sauvetage in extremis d’un État au bord de la faillite, fonctionnement qui caractérise actuellement le Fonds européen de stabilité financière. Eux aussi jouiraient de la garantie (conjointe) des pays de l’union monétaire. Deux caractéristiques de la proposition sont particulièrement intéressantes. Tout d’abord le montant de la dette publique financée avec les e-bonds serait limité à un pourcentage spécifique du Pib (probablement entre 40 % et 60 %) ; la part de dette supplémentaire restant à charge des États. En second lieu, l’agence de la dette, comme le Mécanisme européen de stabilité, serait un créditeur privilégié par rapport aux créditeurs privés (seniority).

Ces deux caractéristiques sont destinées à réduire le risque de crédit des e-bonds, qui devraient donc avoir un taux très proche de celui sans risque. De ce point de vue, ils ne devraient pas constituer un coût supplémentaire pour les pays comme l’Allemagne, qui jouissent actuellement des notations les plus élevées (triple A). Pour eux, le coût résiderait plutôt dans la garantie : si un autre État devait être insolvable, ils seraient soumis à une dépense proportionnelle au poids relatif qu’ils ont à l’intérieur de l’union monétaire ; il est à noter que la seniority sert justement à réduire ce coût éventuel.

La proposition vise un double objectif. Tout d’abord, sa réalisation serait fondamentale pour arriver à une vraie politique fiscale européenne, comparable, par exemple, à celle des USA : l’émission d’euro-obligations de ce genre serait utile à la constitution d’un « Trésor européen », en mesure de gérer les ressources adéquates pour conduire une politique fiscale au niveau de l’Union. En second lieu, les plus grandes garanties dont jouiraient les e-bonds rendraient plus coûteuse la dette couverte par des émissions de titres nationaux, incitant ainsi les gouvernements à contenir les désavantages et les dettes publiques dans les limites pouvant êtres financées par ce nouvel instrument.

« Project bonds »

Il s’agit d’instruments financiers que la Commission européenne se propose de créer pour le financement de grands projets d’infrastructures (réseaux de transport, énergétique et télématique) à l’intérieur du document Europa 2020. Une stratégie pour une croissance intelligente, durable et équitable. La proposition prévoit que l’UE et la Banque européenne d’investissements (BEI) concèdent des prêts aux sociétés-projet pour cofinancer les investissements en infrastructures. Les sociétés-projet se financeraient aussi en émettant des project bonds sur le marché. En cas d’insolvabilité, les créditeurs privés auraient la priorité pour les remboursements sur l’UE et à la BEI. De cette manière, le risque de crédit serait majoritairement transféré sur le budget de l’Union européenne et de la BEI, rendant plus attractifs les project bonds émis sur le marché.

« EuroUnionBond »

Selon la proposition de Romano Prodi et d’Alberto Quadrio Curzio (2011), il s’agirait d’instituer un « fonds financier européen », doté d’un capital de 1 000 milliards d’euros, avancés par les pays de l’Union monétaire européenne proportionnellement à leur quota de capital à la BCE. Les avances seraient d’une double nature : les réserves d’or du Système européen de banques centrales, pour une contre-valeur estimée à 450 milliards d’euros, et des actions ou obligations de sociétés possédées par les États membres. Avec ce capital, le « fonds financier européen » pourrait émettre 3 000 milliards d’euros d’EuroUnionBond, utilisés de la manière suivante : 2 300 milliards pour relever les titres d’états des pays de l’union monétaire, 700 milliards pour financer de grand investissements dans le domaine de l’énergie, des télécommunications et des transports. La proposition poursuit en même temps les objectifs des eurobonds et des project bonds : stabiliser le marché de la dette souveraine européenne et soutenir les investissements d’infrastructures.

Si de tels objectifs sont conciliables, certains aspects de la proposition nécessitent d’être clarifiés. Entre autres, il est normal de se demander quel impact aura l’octroi de l’or au « fonds financier européen » sur la stabilité et l’autonomie du Système européen de banques centrales et sur la valeur de l’euro, en termes soit de confiance dans la monnaie, soit de variation du taux de change. En outre, il n’est pas évident de savoir quels types d’échanges financiers auront entre eux le « fonds financier européen » et les gouvernements nationaux.

Conclusion

La crise financière de l’Union monétaire européenne remet sérieusement en question la survie de la monnaie unique. Le Conseil européen du mois de janvier 2012 a établi la définition d’un fiscal compact (paquet fiscal) basé sur des règles en matière de bilan et de déficit public qui réduisent les marges de manœuvre pour les politiques fiscales à l’intérieur de l’union monétaire. Selon nous, ce n’est pas en allant dans cette direction que nous résoudrons la crise. Une manière de sortir de cette impasse est au contraire l’émission d’euro-obligations, comme premier pas fondamental d’un processus d’unification des politiques fiscales, indispensable pour permettre la survie et le développement futur de l’Union monétaire européenne.




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Traduit et adapté de l'italien par Hervé Nicq et l'équipe de la Revue Projet, avec l'aimable autorisation de notre partenaire italien Aggiornamenti Sociali.

Article original publié sous le titre : Lassoni Marco, "Eurobond-verso una politica fiscale europea", Aggiornamenti Sociali, Marzo 2012, p.199-211.


1 / Peter Kenen, « The theory of optimum currency areas : an ecletic view », in Robert Mundell et Alexander Swoboda (dir.), Monetary Problems of the International Economy, Chigaco University Press, 1969.

2 / Portugal, Irlande, Grèce et Espagne (Spain). Le « i » désignant tantôt l’Italie tantôt l’Irlande et étant parfois redoublé (Piigs). L’acronyme, utilisé par la presse, surtout britannique, pour désigner les pays de la zone euro en situation précaire, est particulièrement péjoratif (en anglais « pigs » signifiant « porcs »).


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